« Vous, monsieur Lebrice ! Vous, agir ainsi ! »

À cette exclamation indignée, à mon nom prononcé sur ce ton de blâme et de stupeur, je tressaillis violemment.

Pauley, le jeune secrétaire de Jacques Saint-Gilles, était là. Je ne l’avais pas vu dans le coin de la bibliothèque où il écrivait.

Il vint à moi, qui demeurais tout interdit, et me saisit le poignet, sans violence d’ailleurs. Mais je m’étais repris.

« Jeune homme, lui dis-je, ne me condamnez pas sans m’entendre. Quand vous saurez ce que je sais, vous m’approuverez, j’en suis sûr, et même vous deviendrez mon complice. Écoutez-moi, Pauley. Il y a peu de temps que vous êtes au service de M. Saint-Gilles. Votre prédécesseur, M. Loyonnois, était au courant de certain petit mystère. S’il m’avait surpris, lui, à faire ce que vous venez de voir, un mot de moi, un seul, l’eût mis tout de suite sur le chemin de la vérité. Je lui aurais dit simplement :

« Le château du rêve, Loyonnois ! »

Il aurait compris à moitié et je n’aurais pas eu grand-chose à ajouter pour qu’il comprît tout à fait. Mais vous, Pauley, vous ne savez rien. Votre patron ne vous a fait encore aucune confidence. Je dois donc remonter à ce jour déjà lointain où Saint-Gilles, pour la première fois, m’a parlé du château du rêve.

Voici treize ans. J’allais à Nice. Dans le wagon, je tombai sur Saint-Gilles, pour qui je n’étais alors qu’un ami comme on en a plusieurs et non, comme je le suis devenu aujourd’hui, l’ami fraternel. Nous causâmes, heureux l’un et l’autre de la rencontre. Il me dit se trouver un peu las, au lendemain d’un roman qu’il venait d’achever. On lui avait indiqué, pas loin d’Agay, un hôtel tranquille, mais des plus confortables, où il comptait goûter, pendant quinze jours, un repos absolu.

« C’est que, me dit-il en souriant, le château du rêve ne suffit pas toujours.

– Pardonnez-moi, Saint-Gilles, mais qu’est-ce que le château du rêve ?

– Je ne vous l’ai jamais dit ? Tiens, je croyais vous l’avoir dit. Voilà une preuve de fatigue. Bah ! D’ici deux semaines, il n’y paraîtra plus… Mais vous voulez savoir ce qu’est le château du rêve. Eh bien ! mon cher ami, c’est une construction de mon esprit. Une construction tout à fait involontaire… et inconsciente.

Je l’ai découverte, un jour, qui se dressait et se déployait harmonieusement dans ma pensée. Je suppose qu’elle s’y est formée peu à peu – ah ! je ne sais comment – pour m’apparaître enfin comme l’image la plus propre à satisfaire mes goûts, ma sensibilité, mes mystérieux besoins de paix et de délassement. J’appelle cela le château du rêve. C’est, en effet, un vieux château que je vois en moi-même. Pas très grand. Avec une grosse tour ronde, couverte de lierre. Une tour séparée du château. Il y a de grands arbres qui se massent pour composer un admirable fond de verdure. C’est un parc d’autrefois, un peu à l’abandon. Tout cela teinté de je ne sais quelle bienfaisante et douce mélancolie… C’est là que je me réfugie, aux heures de lassitude, d’amertume ou de chagrin. Mon imagination a enfanté ce paysage irréel, dans le secret de mes préférences, pour me créer un asile charmant où je me retire avec une merveilleuse facilité. Vous ne sauriez croire combien cela m’aide à vivre, à supporter tout ce qui nous est réservé d’injuste, de laid ou de désespérant. Quand passe une tourmente, quand une rafale me secoue, je me dis, même au plus fort de l’action :

« Patience ! Tout à l’heure : le château du rêve ! »

Et quand je retrouve la silencieuse solitude de mon domaine idéal, quand je me recueille pour m’y promener à loisir, comme à pas lents, un bien-être indicible m’envahit. J’entre dans le calme et la paix. La paix, Lebrice, la paix ! »

J’écoutais Saint-Gilles avec une extrême attention. Rien n’est précieux comme une confidence qui nous ouvre une porte dérobée sur les jardins intérieurs.

« Je ne suis jamais entré dans le château, reprit-il, et je ne m’enfonce pas sous les ombrages du parc. Je me contente d’errer sur l’esplanade et d’y respirer un air pur, avec le parfum des fleurs… Mais il faut vous dire, Lebrice : petit à petit, j’ai senti naître et se préciser une présence. Une présence féminine. Comme si quelqu’un – une femme – m’attendait là et m’y tenait compagnie. À peine une ombre. Ni contours ni visage. Et muette. Mais une tendresse, une affection incomparables.

– Ce qui s’explique aisément, remarquai-je, puisque, cette présence, vous l’avez modelée à votre image. »

Saint-Gilles me jeta un coup d’œil, et conclut, avec un soupçon de regret… ou d’incrédulité :

« Évidemment. »

Mais nous continuâmes à causer très intimement, et il faut croire que cet entretien lui plut ainsi que les suivants, car il me proposa de passer une journée avec lui, où il allait.

J’acceptai, rien ne me pressant d’être à Nice.

Or, nous venions de nous mettre à table, au restaurant de l’hôtel, qui était fort joliment décoré de peintures murales, lorsque Saint-Gilles me parut frappé d’un trouble étrange.

« Voilà qui est insensé ! me dit-il. C’est le château du rêve ! C’est cela, exactement ! »

La peinture que j’avais derrière moi répondait, en effet, étonnamment à la description que Saint-Gilles m’avait faite en wagon.

« Mais qui a peint cela ? disait-il, stupéfait. Qui a pu concevoir en même temps que moi ce paysage de songe ?

– Il faut justement, lui dis-je, que ce ne soit pas un paysage inexistant. II faut que ce site existe quelque part, que vous l’ayez vu et que le peintre l’ait vu aussi ; qu’il en ait fait une esquisse… »

Saint-Gilles secoua la tête énergiquement. Il était certain, rigoureusement certain, que jamais, au cours de ses voyages, il n’avait rien vu de pareil.

« Ne voyez-vous pas d’ailleurs, ajouta-t-il, qu’il y a dans cette peinture quelque chose d’invraisemblable ? quelque chose de chimérique ? Et moi, je vous dis que c’est précisément le caractère de ma vision ! »

Nous demandâmes aussitôt à l’hôtelier de nous faire connaître le nom du peintre. Il nous répondit que c’était une femme, une Anglaise dont il avait oublié le nom. Elle avait brossé toutes ces toiles marouflées, du temps de son prédécesseur, pour payer sa pension, car l’argent lui manquait et sa santé l’astreignait à séjourner dans le Midi. Elle était morte avant de finir l’ensemble qu’elle avait promis. Nous ne pûmes en savoir davantage. L’hôte ignorait complètement ce que représentait la peinture en question. Tout cela remontait à plusieurs années. Il ne se trouva qu’un garçon d’étage pour se rappeler le nom de l’Anglaise : miss Cynthia Blooker, ou Cooper, ou autrement.

Pendant quelques jours, mon cher Pauley, Saint-Gilles resta sous l’empire d’une profonde tristesse, persuadé qu’une femme avait vécu, en même temps que lui, liée à lui par des affinités si merveilleuses qu’il ne pouvait que se désespérer éperdument à la pensée de ne pas l’avoir rencontrée.

Puis, vous devinez la suite. Saint-Gilles comprit, – saisissez toute la portée de ceci, Pauley ! – il comprit que cette âme incomparablement sympathique n’était autre que l’ombre féminine dont le château du rêve était hanté.

Je vous laisse à penser quelles joies intenses, quelles accalmies sereines, quelles puissantes consolations une telle croyance peut lui prodiguer !

– Certainement, monsieur Lebrice, certainement ! reconnut le jeune Pauley. Mais je ne vois pas en quoi tout ceci vous autorisait à déchirer une page de ce vieux livre rarissime…

– Ce vieux livre, mon cher, fait partie, n’est-ce pas, de la bibliothèque que M. Saint-Gilles vient d’hériter de son père, avec lequel il était en froid depuis bien longtemps ? Eh bien ! savez-vous ce que c’est ? C’est un volume dont on a montré les gravures à M. Saint-Gilles quand il était encore très jeune, si jeune qu’il ne s’en souvient pas. Et c’est un ouvrage dont miss Cynthia Blooker ou Cooper possédait, à coup sûr, un autre exemplaire, puisque… »

J’ouvris la main. Je défripai la page arrachée, dont j’avais déjà fait une boulette.

« Regardez, Pauley. Le voilà, le château du rêve. C’est sur cette fantaisie d’un vieux dessinateur que miss Cynthia a peint sa peinture et Saint-Gilles rêvé son rêve – un rêve qu’il ne faut pas lui enlever.

– Dommage quand même ! dit Pauley. Ce bouquin est devenu introuvable.

– Heureusement ! » terminai-je.
 
 

_____

 
 

(Maurice Renard, « Les mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-deuxième année, n° 18853, samedi 2 novembre 1935 ; « Nos Contes, » in Le Progrès de la Côte-d’Or, républicain régional, soixante-huitième année, n° 27, lundi 27 janvier 1936, puis soixante-et-onzième année, n° 218, dimanche 6 août 1939. Illustration de Gustave Doré pour « La Belle au Bois Dormant » de Perrault, 1867)