Une fois, il y a quelques années déjà, j’étais assis sur la plage de San Barbara à regarder les nuages immobiles et à me demander quel emploi j’allais faire de mes gains d’une année, lorsqu’un petit berlou à face de pleine lune, avec des lunettes à grands bossoirs, vint se laisser choir à mon côté.
« Vous êtes-vous quelquefois arrêté à penser, dit-il en repoussant sur la nuque son chapeau, que si la force motrice délivrée par ces vagues sur le rivage en une heure, pouvait être accumulée derrière une lessiveuse, ce serait suffisant pour laver toutes les chemises d’une ville de quatre cent cinquante-et-un mille cent trente-six personnes ?
– Je ne peux pas avouer y avoir jamais songé, fis-je, lorgnant de son côté.
– C’est un fait, reprit-il. Et vous est-il venu à l’idée que si toute la nourriture qu’un homme ingurgite, au cours d’une vie normale, pouvait être rassemblée en même temps, elle remplirait un convoi de wagons de douze milles de longueur ?
– Vous me donnez faim ! répondis-je.
– Et n’est-il pas intéressant de penser, continua-t-il, que si toutes les rognures des ongles des doigts de la race humaine, pendant une année, étaient collectées et soumises à une pression hydraulique, cela équivaudrait en volume à la pyramide de Chéops ?
– Voyons, dis-je en me redressant, vous-même, vous êtes-vous jamais attardé à réfléchir que si tout l’air chaud que vous dégagez était recueilli, il gonflerait un ballon assez vaste pour nous emporter, vous et moi, au-delà du boulevard des Palmes, jusqu’à la fabrique de genièvre du coin, là-bas ? »
Il ne répondit rien. Il ne fit que me pousser les pieds, se planta devant moi, tourné vers la distillerie à gin mentionnée ci-dessus, m’empoigna vigoureusement le bras, en me pressant de l’accompagner.
« Vous n’êtes pas tellement un songe-creux, pensai-je. Dans les affaires urgentes, vous voilà rudement expéditif ! »
Nous nous assîmes à de petites tables et mon ami commanda une bière et un sandwich au poulet.
« Les poulets, dit-il, examinant le sandwich, valent un dollar pièce dans ce pays, et ils sont rares. Vous êtes-vous jamais arrêté à évaluer les profits que rapporteraient des poulets, après une légère mise de fonds ? Dites, vous partez avec dix poules. Chacune couve treize œufs, dont il importe de décalquer six des susdits, perdus à cause d’accidents d’éclosion. En fin d’année, vous avez quatre-vingts poulets. Au bout de deux ans, cette troupe se monte à six cent vingt. Au bout de la troisième année… »
Il avait une langue d’avocat ! Dix jours plus tard, lui et moi étions propriétaires d’un vieux rancho sis à cinquante milles de n’importe où. Au temps où couraient les diligences, cette propriété commune avait servi de poste de relais. La vue s’étendait, de là, sur peut-être un millier de petites collines brunes. Un chemin de deux mille quatre verges, deux pieds, onze pouces visibles, se déroulait à proximité devant la bicoque. Il grimpait sur une hauteur et disparaissait derrière une autre. J’en sais exactement la longueur, car, par la suite, pour me distraire, je l’ai arpenté.
Derrière l’auberge, il y avait environ une centaine de petits enclos en treillage métallique, pour gallinacés, remplis de poulets. Nous en avions de deux sortes. C’était l’occupation de Tuscarora. Mon associé se dénommait lui-même Tuscarora Maxillary. Je lui ai demandé un jour si c’était là son véritable nom.
« C’est le plus véritable petit drôle de nom dont vous ayez jamais entendu parler, me répondit-il. Je sais, car je l’ai forgé moi-même, pour qu’on en apprécie l’harmonie. Les parents n’ont aucun droit de donner des noms à leurs enfants. Les parents ne donnent pas de ces noms-là ! »
Bon. Ces poulets, comme je l’ai dit, étaient de deux sortes. Les premiers étaient bas d’assise et, apparemment, d’un poids sérieux, avec des plumes aux pattes et pas beaucoup de pattes, à vrai dire, appelés des Chinois de Cochinchine. Les autres étaient d’une structure ridiculement élevée, faite totalement d’un bréchet bombé et de pattes noueuses. Ils mesuraient environ deux pieds et demi de haut et, quand ils picoraient le sol, les plumes de leur queue se dressaient jusqu’au ciel. Tusky les nommait « des gibiers du Japon. »
« Ce qui fait le principal intérêt de ces poulets, dit-il, c’est que quatre-vingt-dix pour cent quasiment de leur poids consiste en chair de poitrine. Maintenant, j’ai l’idée que si nous pouvions les croiser avec les poules de Cochinchine, nous aurions des poulets de bon poids et moins montés sur pattes, développant du blanc de poitrine. Ces gibiers du Japon sont trop grêles, mais si nous pouvions améliorer leur ossature et leur raccourcir les pattes, nous y gagnerions sûrement. »
Cela me paraissait une excellente idée. Aussi, nous emballâmes-nous là-dessus. La théorie était impressionnante ; elle ne donna point de bons résultats. Les premières couvées que nous fîmes éclore poussèrent avec de gros corps dodus de Cochinchinois et de petites têtes courtes perchées sur de hautes pattes longues de trois pieds. Ces poulets ne pouvaient becqueter à terre nulle part.
Nous dûmes construire une table pour les y faire manger. Et quand ils sortirent pour s’alimenter eux-mêmes, il leur fallut se contenter de picorer aux pentes des collines ou de happer des insectes au vol. Leurs poitrines étaient avantageuses, pourtant…
« On pense à des baguettes de tambour pour le commerce des pensions bourgeoises ! » dit Tusky.
Pour autant, les affaires n’allaient pas si mal. Nous avions un fameux garde-manger. Tusky et moi avions accoutumé de gaver ces poulets deux fois par jour et, ensuite, de rôder à l’entour à observer ces plaisants phénomènes poursuivre des criquets çà et là à travers les cages en grillage, tandis que Tusky plaisantait sur ce qu’il adviendrait si quelqu’un était assez bête pour les rassembler dans des paniers, des charrettes ou quelque chose du même genre. Et voilà en quoi nous montrions notre ignorance des poulets !
Un jour de printemps, je perdis patience ; je fourrai une douzaine des plus jeunes dans des cageots et je les conduisis au chemin de fer pour effectuer notre première vente. Je ne parvenais pas d’abord à caser ces poulets dans les cageots, mais ensuite, j’attachai les cageots bout à bout et ça marcha tout seul, quoique je doive convenir que c’était d’un comique achevé. À la gare, un de ces trains de touristes avait justement ralenti pour une halte au moment de mon arrivée, et les excursionnistes faisaient leurs embarras de tous côtés, témoignant d’être particulièrement contents du soleil de Californie. Un vieux tourtereau aux favoris poivre et sel s’amena par là avec sa femme et jeta un coup d’œil à travers les barreaux de ma cage. Il se redressa comme un homme touché par un tisonnier chauffé à blanc :
« Mon brave, dit-il, dans une sorte de murmure peu rassuré, qu’est-ce que c’est que ça ?
– Ce sont des poulets ! » répondis-je.
Il regarda de nouveau plus attentivement.
« Martha, fit-il à la vieille dame, on verra tout ! Nous avons quitté Ioway pour visiter les merveilles de la Californie, mais je ne peux rencontrer plus curieux que ceci. Ah ! si ce sont là des poulets, pas n’est besoin du tout de pousser plus loin pour voir des arbres géants. »
Eh bien ! j’ai vendu mes poulets sans peine un dollar et deux réaux, ce qui était mieux que ce que j’attendais, et j’avais commande pour d’autres. Environ dix jours plus tard, je reçus une lettre de la maison de gros :
« Nous vous retournons un échantillon de vos poulets d’Arts-et-Métiers portant sur lui les marques d’amour des dents du client, écrivait-on. Ne m’en envoyez plus tant que vos bêtes ne cesseront de pourchasser la preste sauterelle. La note du dentiste va suivre. »
Cette lettre était accompagnée des abats de l’un des poulets. Tusky et moi, fort courroucés, les fîmes rôtir au four pour le souper. Ils étaient coriaces, c’est vrai. On pensa qu’ils seraient meilleurs à l’étuvée et on les mit au pot plus d’une nuit. Des nèfles ! Bon. Nous voilà donc intrigués. Tusky entretint le feu et je l’alimentai de bois grésillant. On fit cuire la carcasse trois jours et trois nuits. Au bout de ce temps, elle était devenue une manière de couenne blafarde et spongieuse, mais qui aurait rendu des points à un gerfaut de trois ans pour la fermeté et autres forces compromises de la nature. Alors, on l’enfouit et nous sortîmes afin d’y remédier.
Dehors, nous pûmes voir le site riant nuancé par environ quatre cents poulets aux longues pattes qui happaient, çà et là, des sauterelles.
« Nous allons arrêter ce jeu ! dis-je.
– On ne peut pas ! murmura Tusky, inspiré. On ne peut pas ! C’est congénital chez eux. C’est un instinct primordial, pareil à l’amour d’une mère pour ses petits, et on ne parviendra pas à l’extirper ! Ces poulets sont façonnés par la divine Providence dans le dessein exprès de faire la chasse aux sauterelles, de même que le castor est créé pour construire des digues et le garçon bouvier pour boire du whisky et jouer au « faro. » Nous ne pouvons les en empêcher. Si on les enfermait dans une cave obscure, ils s’élanceraient dans leurs rêves contre d’imaginaires criquets et mourraient d’inanition en pleine abondance. Jimmy, nous avons contrarié les lois du Cosmos, l’âme de l’univers… »
Ah ! il la possédait, la langue d’avocat, ce Tusky ! Et, soulevé de la sorte sur les ailes de l’éloquence, il m’avait réduit au silence en dix minutes. En quinze, j’avais solidement épousé la thèse que son argumentation avait dérivée de l’affaire des poulets. Je pense maintenant que si j’avais séquestré ces gallinacés, nous aurions pu obtenir… Encore n’en suis-je pas certain ; il y avait beaucoup de vrai dans ce que disait Tusky.
« Tuscarora Maxillary, dis-je, vous êtes-vous jamais arrêté à considérer cette belle pensée que si toute l’extravagante sottise actuellement détenue par la race humaine pouvait être rassemblée et étalée sous nos yeux, le premier quidam qui la côtoierait pourrait lui crier : « Hé ! Salomon, bonjour ! »
On laissa l’exploitation des poulets en vue de bénéfices plus immédiats ici et là ; toutefois, nous ne pouvions abandonner l’endroit. Nous ne disposions plus que de peu d’argent en faveur de nos entreprises. Dès lors, nous n’étions plus bons qu’à bricoler et à planter et cultiver des légumes, puis – oh ! je peux aussi bien l’avouer ! – nous supposions qu’il pouvait se trouver des placers dans le ravin à sec derrière l’habitation : vous savez comment ça vous prend ! De sorte qu’on restait là et que l’on continuait à élever ces échassiers pour la drôlerie de la chose. J’aimais les voir se pousser du col aux environs et je les appâtais deux fois par jour, comme avant.
Ainsi, Tusky et moi vécûmes là tranquilles ensemble, heureux ainsi que des canards de l’Arizona. À peu près une fois par mois, il passait quelqu’un sur la route. Elle ne ressemblait guère à une route ; généralement, beaucoup plus de nids de poule que de renflements, bien que parfois ce fût le contraire. À moins qu’il ne s’agît d’un cavalier ou d’un affréteur n’ayant nulle crainte de Dieu à l’âme, nous ne parlions guère aux voyageurs. Ils étaient trop affairés à pester contre la chaussée et, d’ordinaire, trop bêtes pour aborder les considérations sociales.
Un jour, au début de l’année, quand la boue argileuse creusait des ornières pour compléter trous et bosses, une de ces automobiles s’aventura à passer. C’était la première fois que Tusky et moi on en voyait dans nos parages, aussi courûmes-nous la regarder. Par suite des inégalités du sol, le voiture ressemblait à l’un de ces peintres itinérants quant aux éclaboussures et aux cahots. Elle menait un tintamarre du diable mêlé de jurons et empestait comme l’enfer au jour du nettoyage de la boutique.
« Ces gens-là ne paraissent pas jouir du paysage, dis-je à Tusky. Croyez-vous que ce trait bleu, là-bas, c’est de la fumée de la mécanique ou un signal de ceux qui sont à l’intérieur ? »
Tusky leva la tête et renifla longuement, inquisiteur.
« C’est un ver solitaire, répondit-il. Vous est-il jamais advenu de penser que tous les mots du dictionnaire placés bout à bout atteindraient… »
Mais, à ce moment, j’aperçus un objet en cuivre tombé sur la route. Vérification faite, il s’agissait d’une sorte de trompette en entonnoir par le haut et terminée par une poire de caoutchouc. Je pressai la poire et bondis de vingt pas en arrière au bruit qui en sortit.
« Détaché de la mécanique, observa Tusky.
– Oh ! croyez-vous ? dis-je. Je croyais plutôt que cela avait jailli du sol comme un champignon vénéneux. »
Vers le même temps, on démolit la clôture en fil de fer des poulets, parce que nous avions besoin de treillage. Dès lors, nos longues pattes s’émaillèrent à travers la plaine où chercher leur pitance. À l’heure de l’appâtement, il me fallait m’époumoner à crier pour les faire revenir et, alors, des fois, ils ne voulaient rien entendre. C’était absolument décourageant et j’étais presque décidé, au vrai, à m’en débarrasser ; mais ils étaient devenus comme des enfants gâtés et il m’ennuyait de leur tordre le cou.
Cela émoustillait Tusky quasiment à mourir de plaisir, de me regarder les pourchasser comme un vieux crapaud. Il avait pris l’habitude de sortir régulièrement en fumant sa pipe, juste pour se divertir à mes dépens. Finalement, je me mis en colère et je l’agonis de sottises.
« Ah ! expliqua-t-il, il m’amuse précisément de voir l’idiotie de ce jeu d’enfant. Pourquoi ne point leur apprendre à rentrer à l’appel de cette trompette en cuivre et ménager votre voix ?
– Tusky, dis-je, ému, des fois vous semblez avoir des lueurs de bon sens. »
Eh bien ! d’abord, ces poulets commencèrent par faire machine arrière au son de cette trompette. On n’a pas idée comme les poulets sont lents à apprendre quelque chose ! Je pourrais vous en aligner des observations à leur sujet ! Oui, tout ce bluff à propos de la galanterie des coqs est faux. Je les ai observés. Quand l’un d’eux trouve un aliment succulent, il l’avale si gloutonnement que les morceaux se suivent, dans son bec, comme des veaux d’un an par le trou d’une clôture. C’est seulement lorsqu’il a déterré la collation d’un unique grain de mil qu’il appelle les poules et se tient, noble et généreux, à leurs côtés. Là n’est pas la question. Or, au bout de deux mois, j’avais si bien dressé mes longues pattes qu’ils abandonnaient n’importe quoi pour accourir en sautillant aux honk ! honk ! de cette trompette. C’était un spectacle désopilant de les voir rappliquer de toutes les directions à la ronde, par enjambées de deux pieds. J’étais fier d’eux et je les appelais l’espèce Honk-Honk. Nous n’en avions plus d’autres, car, pour le moment, coyotes et chapards s’étaient emparés des descendants en ligne directe. Mais ni chapards ni coyotes ne pouvaient attraper un seul de mes Honk-Honk. Non, monsieur !
On revint un peu au placer. Juste de quoi nous tenir occupés. Puis, les agents voyers décidèrent d’améliorer notre route et, qui plus est, ils le firent. C’est la seule partie de ce récit à laquelle il est malaisé d’ajouter foi ; pourtant, les gars, vous pouvez m’en croire. Le sol fut défoncé, damé, gratté, passé au rouleau compresseur, et, quand les ouvriers s’en allèrent, nous avions la plus belle chaussée que l’on pût concevoir de l’État de Californie.
Ce midi-là, – du jour qu’on nomma une riche affaire, – Tusky et moi étions assis à fumer nos pipes comme d’habitude, lorsque au-delà des collines nous aperçûmes un nuage de poussière et, faiblement, parvint à nos oreilles un sifflement aigu. Les poulets, rassemblés à l’ombre d’un peuplier pendant la chaleur quotidienne, n’y firent pas attention. Ensuite, atténué mais clair, nous arriva un autre appel d’un de ces cornets en cuivre.
Honk ! honk ! faisait-il. Et tous les poulets de s’éveiller et de dresser la crête.
Honk ! honk ! cria le cornet plus distinctement et plus près.
Alors, par-dessus la colline, surgit une auto cornant avec force à chaque bond.
« Mon Dieu ! criai-je à Tusky, en renversant ma chaise dans ma hâte à me mettre debout, arrêtez-les ! arrêtez-les ! »
Trop tard, hélas ! Hors du portillon se précipitaient ces poulets voués à la mort, et ils remontaient la route dans une vaine poursuite. La dernière vision qu’on en eut fut un tourbillon de poussière et d’êtres imprécis faisant du trente milles à l’heure derrière une automobile qui disparaissait.
C’est tout ce qu’on en vit sur le moment. Vers trois heures, le premier vagabond revint, boitillant, les ailes tombantes, le bec ouvert, les yeux luisants de fièvre. Vers le coucher du soleil, quatorze étaient de retour. Tous les autres totalement disparus ! On ne les revit jamais. Je suppose que, frappés d’insolation pendant la course, ils périrent sur la route.
Il faut un long temps pour apprendre quelque chose à un poulet, mais un plus long temps encore pour le lui désapprendre. Par la suite, deux ou trois de ces sacrées automobiles passèrent chaque jour, toutes en cornant de leurs trompettes, toutes soulevant un nuage infernal de poussière. Et, chaque fois, mes quatorze Honk-Honk les suivaient exactement comme je leur avais enseigné à le faire, se couchant pour attendre au bruit de la trompe, dès qu’ils l’entendaient. Aucun d’eux ne périt plus. Ces quatorze-là étaient admirablement dressés. Au bout de quelque temps, ils y prirent un vif plaisir. À y bien réfléchir, un poulet n’a pas beaucoup d’amusement ni de détente dans la vie. Chercher des vermisseaux, faire la chasse aux criquets, se rouler dans la poussière, telles sont à peu près les limites des divertissements pour des poulets.
C’était, certes, un spectacle sans précédent de les regarder lorsqu’ils furent bien entrés dans le jeu. Vers neuf heures, chaque matin, ils descendaient flâner jusqu’à l’embranchement de la route. Là, ils attendaient patiemment qu’une machine arrivât. Alors, cela vous aurait réchauffé le cœur de voir l’enthousiasme de ces volatiles. Dans un caquetage débordant de joie, ils s’engageaient dans le sillage de l’auto, s’efforçant de se dépasser comme des chevaux de poste, les ailes à demi déployées, les yeux brillants de contentement. Au tournant inférieur, ils faisaient volte-face. Ensuite, ils confabulaient de l’exploit d’une façon fort animée pendant quelques minutes, puis ils se calmaient et guettaient un autre véhicule.
Après quelques mois de cette sorte d’entraînement, ils étaient devenus fort habiles à ce sport. J’avais un coq vieux de deux ans qui réalisait du cinquante-quatre milles à l’heure derrière une de ces soixante chevaux-vapeur. Grandes manœuvres. Quand les autos n’arrivaient pas assez fréquemment, tous partaient à la chasse aux lapins. Ce n’était plus drôle du tout. Après une brève et vive course de vitesse, le lapin se boulait, terrifié, tandis que les Honk-Honk exécutaient des danses de victoire autour du Jeannot aplati.
Notre rancho commença d’être furieusement connu parmi les automobilistes. Leurs voitures étaient de forts engins à chevaux-vapeur, bien entendu, mais leur vitesse était battue et surclassée par les poulets-vapeur. Certains chauffeurs avaient pris l’habitude de venir de Los Angeles rien que pour l’essai de nouvelles voitures sur notre route, avec les Honk-Honk comme arbitres. Nous faisions payer une modeste rétribution. Par la suite, en outre, nous rouvrîmes l’auberge et le bar et on s’en trouva bougrement bien. Il devint inutile de s’esquinter désormais à ce pseudo-placer. À la tombée du crépuscule, nous tenions cercle au-dehors et on racontait des histoires à tour de rôle. Je ne tarissais pas à vanter très haut mes poulets. Les poulets venaient se grouper tout près de la compagnie pour écouter. Ils aimaient entendre faire leurs éloges, parfaitement ! On aurait dit qu’ils comprenaient. L’unique raison pourquoi un poulet – voire toute autre créature – n’est point réputé intelligent, vient qu’il n’a pas la chance de développer ses facultés.
Bref, nous avons organisé des courses de poulets. Plusieurs de nous tenaient deux poulets ou plus derrière une ligne tracée à la craie, et un coup de trompe retentissait à une centaine de mètres ou à un mille plus loin, selon qu’il s’agissait d’un sprint ou d’une épreuve de distance. Nous prenions des enjeux sur les résultats, ouvrions des paris, tenions des listes et battions des records. Quand l’entreprise fut bien lancée, on gagna de l’argent à poignées. »
Le conteur s’interrompit brusquement et se mit à rouler une cigarette.
« Pourquoi avez-vous cessé alors ? se risqua à demander Charley, rompant le silence de rigueur.
– Par orgueil ! répondit l’inconnu, non sans emphase ; par arrogance d’esprit.
– Comment ça ? pressa Charley après une pause.
– Ces poulets, poursuivit l’autre un moment pensif, restèrent à m’écouter exalter leur supériorité de volatiles jusqu’à en devenir bouffis de suffisance. Ils ne prétendaient plus avoir le moindre trait commun avec les poulets ordinaires que nous achetions dans le dessein de les mettre au pot. Ils se promenaient aux alentours d’un air ennuyé lorsqu’il n’y avait pas de partie sportive à engager. Ils ressemblaient en tout point à ces illustres « Quatre cents » dont ont écrit les journaux. C’étaient des performances incessantes de pelotes de sauterelles, de rencontres, de défis et de poules-parties d’après dîner. Ils devinrent paresseux et dédaigneux, absolument comme les professionnels. Alors, ce fut le suicide de la race. Ils eurent des sentiments si distingués que les poules refusaient de pondre. »
Personne n’ajouta un mot de commentaire à cette morale.
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(Stewart-Edward White, « The Honk-Honk Breed » [Arizona Nights, 1907], traduit par Léon Bocquet, illustré par René Garcia, in Gavroche, hebdomadaire littéraire, artistique, politique et social, n° 133, jeudi 10 avril 1947)