M. Gabarit, capitaine de port en retraite et conseiller municipal de la Ferté-sous-Cloche, sa ville natale, où il était venu prendre ses invalides, après trente ans de bons et loyaux rhumatismes contractés au service de l’État, se promenait béatement après son dîner, dans la grande allée de son jardin. Quoique belle, la soirée d’octobre était sombre, le ciel n’étant éclairé que par les feux lointains des étoiles, brillant à peine à travers un fin réseau de nuages, dont une brise assez vive déchiquetait par moments la trame inconsistante et fugace. M. Gabarit, activant la chaleur de la digestion par le feu d’une énorme pipe, de laquelle il tirait méthodiquement, à intervalles égaux, de gros flocons d’épaisse fumée, allait et venait d’un pas lent et sage, la tête haute et le nez en l’air, par une vieille habitude de regarder la couleur du temps, lorsqu’il vit à l’horizon, par-delà les collines prochaines, un globe lumineux monter dans le ciel noir.

« Tiens, voilà la lune ! » murmura-t-il avec la calme satisfaction d’un homme qui salue une vieille connaissance.

Et, comme il était arrivé au bout de son allée, il tourna sur ses talons et reprit sa promenade en sens inverse, avec la même lenteur sage et mesurée, lançant toujours ses gros flocons d’épaisse fumée et continuant à regarder le ciel.

La lune ? Dame oui, la lune !… Quoi de plus naturel que de voir la lune se lever à l’horizon ? Certes, il n’y avait rien là de surprenant. C’est son métier, n’est-ce pas, à cet astre, de monter comme cela dans le firmament nocturne où sa pâle clarté s’épand en nappes transparentes… Bien certainement, c’est son métier, et M. Gabarit avait double raison de le savoir, en sa qualité d’ancien contrôleur des marées et d’astronome amateur à ses moments perdus. C’est justement pour cela que, par un vague instinct, en se répétant ce mot familier « la lune, » il l’avait souligné d’un muet accent d’interrogation. Mais oui, au fait, il y avait trois jours que le dernier quartier de la lune avait disparu. C’était un peu tôt vraiment pour qu’elle recommençât à se montrer… Que diable est-ce que cela voulait dire ?

M. Gabarit était parvenu en même temps au bout de sa réflexion et à l’extrémité de son allée. Il se retourna, regardant toujours le ciel, et… si sa pipe ne tomba pas par terre, c’est que l’excès même de sa stupeur lui fit convulsivement serrer les dents. Il resta immobile, cloué sur place, les yeux écarquillés, se demandant s’il ne devenait pas fou.

La lune qu’il venait de voir deux minutes auparavant, émergeant à peine au-dessus de la ligne noire des collines, était maintenant au beau milieu de la voûte céleste. Et quelle lune ! Une lune formidable, prodigieuse, grosse comme trois ou quatre lunes ordinaires, et large non plus comme un fromage de Camembert, mais comme un de ces potirons géants que les paysans des environs apportaient le samedi matin au marché de la Ferté-sous-Cloche…

M. Gabarit pensa d’abord qu’il avait la berlue et se frotta vigoureusement les yeux pour conjurer cette illusion d’optique. Mais à peine les eut-ils ouverts que sa stupeur se changea en effarement. Le globe lumineux qu’il venait d’apercevoir semblait maintenant rouler sous le plafond noir du firmament. Il allait, allait, avec une telle vitesse que l’œil pouvait suivre aisément les progrès de sa course. Puis, subitement, il s’arrêta, et décrivit un brusque crochet. Après quoi, comme pris d’un vertige, il se laissa tomber vers la terre, la menaçant d’un écrasement soudain. Puis, sans transition, il repartit en l’air d’un élan vigoureux, escaladant les plus sublimes hauteurs de l’empyrée… Il n’y avait plus à en douter : la lune dansait dans le ciel !

L’ex-capitaine de port demeura un instant médusé, comme anéanti par la vision de ce phénomène invraisemblable. Puis, subitement, il prit ses jambes à son cou, traversa sa maison comme une bombe, enfila d’un trait la grande et unique rue de la Ferté sous-Cloche, ouvrit fébrilement une porte à auvent derrière laquelle filtrait un rayon de lumière, et ne s’arrêta que dans l’arrière-boutique du pharmacien Cruchot, le seul homme capable d’avoir encore l’œil ouvert, à neuf heures du soir, dans l’assoupissement général de la paisible et somnolente petite ville. Le pharmacien Cruchot veillait, en effet, mais pas seul. Il était en tête-à-tête avec l’honorable M. Melon, maire de la Ferté-sous-Cloche, contre lequel il défendait, avec un acharnement héroïque, les restes d’une tour branlante et l’honneur d’une reine infortunée, seuls débris d’une dynastie qui avait vu tomber successivement, sur le champ de bataille d’un échiquier crasseux, les phalanges de pions les plus dévoués et les escadrons des plus intrépides cavaliers.

« Qu’est-ce qu’il y a ? s’écrièrent les deux joueurs d’une seule voix, en voyant la mine effarée de leur compère Gabarit.

– Ce qu’il y a, mes amis ? fit celui-ci dès qu’il put reprendre haleine. Il y a que la lune est devenue folle. Venez voir ! »

Folle ? La lune ?… Le maire et le pharmacien se regardèrent en hommes qui échangent la même pensée : « C’est lui, ce pauvre Gabarit, qui est devenu fou ! »

L’ex-capitaine de port surprit ce regard.

« Non, mes amis, non, je ne suis pas fou. Et, je vous le répète, c’est la lune qui est folle !… Sortez seulement un instant. Vous le constaterez comme moi. »

L’accent de sa conviction n’admettait pas de réplique. Les deux joueurs d’échecs se levèrent, traversèrent la boutique et sortirent dans la rue. Là, ils demeurèrent bouche béante. Gabarit avait dit vrai. La lune zigzaguait dans le ciel ! Phénomène inouï, stupéfiant, incroyable, dont les annales de la météorologie n’avaient jamais, de mémoire d’homme, mentionné l’apparition… L’astre des nuits, extraordinairement rapproché de la terre, à en juger par la largeur de son diamètre, dansait au fond du firmament une gigue fantastique. Il allait, venait, plongeait, remontait, donnant les signes les plus évidents d’un détraquement vertigineux.

« C’est la fin du monde ! » s’écria M. Melon d’une voix étranglée.

Soudain, le globe lumineux fit à l’horizon, derrière la crête des coteaux, un plongeon suprême, et ne reparut plus. Les trois amis restèrent sur place, haletants, les yeux fixés sur la ligne noire derrière laquelle ils avaient vu la lune s’abîmer. Deux, trois, cinq minutes, dix minutes passèrent. La lune ne se remontra pas.

« Elle a sombré dans l’infini ! » fit d’un ton sépulcral le pharmacien Cruchot, familier avec quelques poètes.

Il y eut un silence.

« Rentrons, messieurs ! » dit au bout d’un instant le maire de la Ferté-sous-Cloche, vivement impressionné.

Les trois amis rentrèrent.

Quand ils furent assis dans l’arrière-boutique du pharmacien, ils se regardèrent un long moment sans parler.

« Messieurs, dit enfin l’ex-capitaine de port, nous venons d’être les témoins d’un fait unique dans l’histoire du monde. Comment expliquer ce bouleversement des lois de la nature ? Si nous vivions dans un univers plus jeune d’une vingtaine de siècles, l’explication nous serait aisée. Nous ne manquerions pas de penser et de dire que Diane, éprise de quelque Endymion, était descendue sur la terre et que nous l’avons surprise au moment où, remontant vers l’Olympe, elle avait manqué son élan sur quelque cime de neige où le pied lui aurait glissé. Mais nous ne vivons plus aux temps mythologiques…

– Hélas, non ! soupira le pharmacien Cruchot.

– Et nous ne pouvons nous contenter de cette poétique, mais insuffisante fiction. À quelle conjecture en sommes-nous donc-réduits ?… Pour moi, quelque familier que je sois, par métier, avec les questions astronomiques, je vous fais ici l’humble aveu de mon incompétence. Tout au plus puis-je risquer cette hypothèse que l’astre des nuits, subitement arraché à son orbite par une cause inconnue, a déserté pour jamais notre système planétaire, et que nous avons assisté aux tragiques péripéties de son départ. Pour le reste, attendons, messieurs, que les journaux nous apportent l’opinion des savants qui ne sauraient manquer de s’émouvoir d’un phénomène aussi extraordinaire… en admettant, ajouta le capitaine Gabarit, d’un ton lugubre, que nous recevions encore longtemps des journaux, et que notre planète elle-même ne soit pas entraînée dans le tourbillon d’un cataclysme universel ! »

Sur ces paroles pleines de sagesse, mais grosses de poignantes incertitudes, les trois amis se séparèrent et s’en allèrent coucher chacun chez soi.

Le lendemain, ils se réunirent pour lire les journaux. Rien. Aucune allusion au prodige dont ils avaient été les témoins stupéfaits. Le surlendemain, rien encore. Un troisième jour se passa, puis un quatrième. Rien, toujours !… Comment fallait-il croire que, par une faveur providentielle, ils fussent les seuls hommes à qui ce miracle eût apparu ?

C’était invraisemblable, et cependant cela ne faisait plus de doute. Le soir du cinquième jour, le capitaine Gabarit arriva triomphant chez le pharmacien Cruchot où se trouvait déjà le maire de la Ferté-sous-Cloche. Il avait rédigé le jour même un mémoire intitulé : La Mort de la Lune, destiné à la Société savante de Briqueville-sur-Orne, et au bas duquel il voulait bien autoriser ses deux amis à apposer leurs signatures en qualité de témoins. Le lendemain matin, le mémoire était expédié sous pli chargé.

Or, le lendemain soir, sur le seuil de sa boutique, le pharmacien Cruchot accueillit le capitaine Gabarit, du plus loin qu’il l’aperçut, par une pantomime lamentable. Qu’y avait-il, grand Dieu ?… Il y avait ceci, que l’infortuné Gabarit put lire en toutes lettres dans le journal que le désespéré Cruchot lui mit sous le nez :

« Les expériences d’aérostation lumineuses tentées vendredi dernier ont parfaitement réussi. Le ballon gonflé d’hydrogène et éclairé intérieurement par une lampe électrique a opéré sa descente à quelques lieues de la Ferté-sous-Cloche. Les aéronautes n’ayant voulu donner à la presse que des renseignements absolument précis sur leur intéressante tentative, nous avons dû attendre jusqu’à ce jour pour en publier le compte rendu détaillé que voici… »

Le capitaine Gabarit eut une sueur froide.

Il devait en avoir une plus froide encore, lorsqu’il reçut, quinze jours après, par lettre officielle, l’avis que la Société savante de Briqueville-sur-Orne le remerciait de son curieux mémoire et en ferait l’objet d’une prochaine communication à l’Institut.
 
 

 

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(Joseph Montet, in Gil Blas, septième année, n° 2177, mardi 3 novembre 1885 ; repris dans La Lanterne, supplément littéraire, n° 143, vendredi 27 mars 1887, puis dans Le Petit Parisien, supplément littéraire illustré, deuxième année, n° 50, dimanche 19 janvier 1890 ; Honoré Daumier, « La Vue, » lithographie, Types parisiens, 1839 ; Georges Méliès, « Le Voyage dans la Lune, » 1902)