Combat pour l’intestin grêle
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Végétalisme ou herbivorisme ?
Colonie herbivorienne
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Nous connaissons trop le sectarisme des uns et des autres en ce qui concerne les relations entre le régime alimentaire et les problèmes sociaux, sans oublier les convictions… féroces des mangeurs de légumes, pour prendre parti pour ou contre la thèse exposée ci-dessous.
Plus que jamais, nous laissons donc toute la responsabilité de l’article qui suit à son auteur. (N. D. L. R.)
Foin des méthodes nutritives basées sur le Végétarisme ou son sosie Végétalisme, tous deux trompeuses caricatures de l’unique système réellement capable d’apporter aux hommes, avec la jouissance d’une complète liberté, – par la suppression de tous les travaux antinaturels groupés sous le terme collectif d’Agriculture, – la tranquillité de l’esprit, le confort au sein de l’abondance, la douceur en les mœurs, la transformation morale et sociale de l’humanité !
Nous voulons parler, réservant aux lecteurs de cette revue la primeur des déduction de nos longues recherches, de l’Herbivorisme. Mais, avant d’entrer dans le vif du sujet, nous croyons devoir, au préalable, faire justice de quelques idées préconçues, en matière d’alimentation.
Nous ne nous acharnerons pas – cruauté inutile – sur ces deux moribonds : Végétarisme, et Végétalisme, dont le fiasco, depuis longtemps, ne faisait doute pour aucun esprit réfléchi.
Comment prendre au sérieux, en effet, les possibilités de libération individuelle et de transformation sociale par la mise en pratique desdites théories qui, tout comme l’abject carnivorisme, obligent des milliers d’hommes à vivre sous terre, pour en extraire le minerai et le charbon destinés à la fabrication de l’outillage agricole, dont ne sauraient se passer Végétariens et Végétaliens ? Théories qui n’hésitent pas à pousser à l’enrichissement scandaleux – aussi à la misère et aux guerres qui en sont la contrepartie – de puissants trusts du pétrole, pour pourvoir au fonctionnement des tracteurs… (Feu Butaud, professionnel du Végétalisme, ne préconisait-il pas l’extension de la motoculture ?)
Théories de plaisantins, qui ont besoin de tout le machinisme compliqué des huileries : étreindelles, broyeurs, pressoirs, épurateurs, etc., de l’air comprimé, de la vapeur, de l’électricité, et des serfs de ces immenses usines, pour en arriver à la seule préparation de rondelles de carottes surnageant dans un bain d’huile… Carottes, dénonçons-le, qu’ils n’ont même pas l’instinct de consommer telles qu’elles sortent de la matrice de notre mère Nature, c’est-à-dire avec la pelure et les fanes ; ceci, alors qu’il est surabondamment démontré que c’est là que gît, en réalité, tout le suc !
Non point qu’en négateur systématique nous voulions refuser aux deux théories précitées, ou à leurs filiales concurrentes, de n’avoir apporté au monde quelques bribes de vérité.
Non ! nous reconnaissons volontiers, avec les précurseurs qui ont vulgarisé leur littérature, et après compulsion des tablettes millénaires des sages hindous et glozéliens, que l’humanité, depuis des siècles, s’empoisonne un peu plus chaque jour ; que les stigmates de la dégénérescence deviennent de plus en plus apparents ; que la tombe où ira s’endormir, à jamais, le dernier des hommes, victime de la perversion stomacale, mixte ou carnée, ne tardera plus à être recouverte du linceul de l’oubli éternel !
Oui, nous reconnaissons, avec tous ces hommes éminents – et même ces femmes – que la consommation des œufs, du lait, de la viande (horreur et pourriture !), du café et du sucre (poisons violents !), etc., est, comme le disait excellemment, il y a peu de temps, une militante répondant au doux nom de Pâquerette, « très, très mauvais… » Précisons : tout ce qu’il y a de plus dangereux pour l’organisme humain !
Mais il n’en demeure pas moins que, s’il est également exact que la cuisson des végétaux est chose fort nocive, parce que provoquant la destruction partielle des vitamines A B C, qui – tout comme l’atome, la molécule, le ion – ont été, par nos savants modernes : repérés, pesés, photographiés, bertillonnés, il est aussi pernicieux, pour la santé de la race humaine, d’absorber des légumes ou des fruits qui ont été cultivés. C’est-à-dire qui ne sont pas le produit de la végétation spontanée, et ont, de ce fait, subi la déformation morphologique et la décomposition chimique, subséquentes à la culture artificielle de l’homme.
Ces légumes et fruits cultivés sont donc antinaturels au premier chef, distillent le poison, puisque non tels que la Nature les avait – à l’origine des choses – semés, à la volée, de sa main large et bienfaisante.
Végétariens et Végétaliens, malgré leurs prétentions, en perpétuant les errements de l’Agriculture, qui exige pour la seule confection de ses engrais et de son outillage : mineurs, hauts fourneaux, mécanique, chemins de fer, marine, usines de produits chimiques, etc., – ergastules et esclaves, – ne peuvent donc, en rien, représenter des doctrines sérieuses d’amélioration d’abord, de transformation sociale ensuite.
Une preuve indéniable, visible aux yeux de chacun, en est que tous les gouvernements se gardent bien de contrecarrer la propagation de ces doctrines, et même qu’en certains pays – tels l’Angleterre, le Canada, la Suisse – les pouvoirs établis, supputant le facteur de résignation et de conservatisme qu’elles représentent, n’hésitent pas à encourager, de toutes façons, le développement de leurs organismes de propagande…
La cause est entendue, direz-vous, ami lecteur, mais l’Herbivorisme ?… Patience, nous allons y arriver.
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Nous n’avons pas médité pendant des décades au fond de la forêt impénétrable, traversé les déserts brûlants, escaladé les plus hautes montagnes, ô Hommes, pour ne vous apporter qu’une théorie incomplète et a-prioriste, comme celles dont nous venons de démontrer l’inanité.
Nous prétendons, non seulement vous proposer une théorie irréfutable, parce que consacrée par la pratique de millions de nos frères – inférieurs en quoi ? – mais aussi vous administrer la preuve tangible qu’en elle réside le bonheur des générations présentes et futures ; la preuve qu’elle seule est capable de transformer de fond en comble les mœurs, les coutumes, la mentalité des hommes, la Société tout entière.
Et il nous paraît, d’ailleurs, temps de le proclamer, urbi et orbi : hors de l’Herbivorisme, point de salut !
Affirmation qui n’est guère contestable, puisque l’Herbivorisme est le seul système qui, supprimant la nécessité du travail, élimine du coup l’une des causes fondamentales de tous les maux, de toutes les classifications, de toutes les haines entre les hommes.
Nous adressant, donc, plus particulièrement aux travailleurs de la ville, desquels nous émergeons, nous leur crions :
Ô Frères, laissez là votre besogne infernale, fuyez les agglomérations, répandez-vous, sans plus tarder, en les vertes campagnes.
Laissez aux bourgeois de la cité l’ignoble et dégradante corvée d’ingurgiter ces monts de victuailles : poulardes dodues, tendres entrecôtes, melons juteux, crème Saint-Honoré, etc. ; laissez-les s’enivrer des crus réputés de leurs vignes : Chablis, Frontignan et autres atrocités… Laissez-les seuls, là, bien seuls, manger tout ce qu’ils appellent (les ignorants) les bonnes choses ! Prétextez, au besoin, au lieu de prendre là où il y a, que tout est trop cher, et broutez de l’herbe, Frères !
Un peu de logique, d’ailleurs, vous suffira pour comprendre, rapidement, que moins vous dégusterez de ces délicieuses denrées (qu’ils disent, les bourgeois), plus il leur en restera, moins cher ils les paieront, davantage ils pourront s’en goinfrer. Et alors, travailleurs, espérez, confiants, car le règne de l’Égalité s’avancera vers vous à grands pas.
Car, nous vous le disons, en vérité, et ceci est démontré par les plus grands savants de l’antiquité et contemporains (un savant peut-il n’être pas grand ?) que la fin de l’humanité est proche, si elle continue à s’alimenter de ces prétendues bonnes choses.
Or, il est bien compréhensible que plus les bourgeois boiront du lait, se délecteront d’épaisse crème, d’œufs bien frais, de fruits éclatants, d’escarolles blanchies, de volailles replètes et de gigots ventrus… plus ils s’abreuveront des fins nectars du Clos-Vougeot, de Sauterne ou de doux Gaillac, plus vite ils claqueront… Ça coule de source ! Et il ne tient qu’à vous que ceci ne soit plus qu’une question de mois, de semaines peut-être…
La Révolution sociale et intercontinentale, amis ? Elle est là, langoureusement étalée, bien verte, à vos pieds, sur l’immense étendue du sol de la planète ! Non, ne tardons plus : à quatre pattes, et broutons de l’herbe !
Et cessez de sourire, ô pharisiens, car nous le démontrerons, clair comme le jour, grâce à nos profondes études – ah ! que de veilles et de cheveux blanchis ! – que l’homme est depuis toujours un herbivore complet autant que parfait !
Ses canines atrophiées, elles-mêmes, n’en sont-elles pas un éclatant témoignage ? La longueur de ses intestins ? Mais, tout comme ceux du zèbre ou du lapin, ils se sont proportionnés à sa consommation de fourrage, réduite à la portion congrue depuis des siècles, pour son plus grande dam ! Sa queue, elle-même – celle qu’il a perdue, hélas ! par suite de sa défectueuse alimentation – prouve bien qu’il était capable, autrefois, de se suspendre, grâce à cet appendice, tout comme les singes atèles d’aujourd’hui, aux plus hautes branches des arbres, et d’y savourer les tendres et succulentes pousses d’avril. Avec le temps et la pratique nouvelle de l’Herbivorisme, elle repoussera peu à peu, espérons-le ; la loi biologique de la fonction créant l’organe apporte d’ailleurs un solide fondement à cette hypothèse caudale.
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Mais il ne servirait de rien d’avoir démontré la portée incalculable de l’Herbivorisme, si, dans le domaine des faits, cette théorie devait, comme tant d’autres, demeurer lettre morte…
Décidés, donc, à passer, dès maintenant, à sa mise en pratique, nous offrons gratuitement, à tous, le moyen d’être libre et heureux, non pas à condition d’attendre à demain, mais dès aujourd’hui !
Donc, gratuitement (soulignons-le, ça ne se voit pas si souvent), les protagonistes de cette nouvelle doctrine de rédemption offrent aux premiers néophytes, pour berceau d’adaptation, une splendide prairie, traversée d’un clair ruisselet, sous un ciel clément. Frères végétaliens et végétariens, reconnaissez, enfin, l’insuffisance de vos théories et de votre pratique, et venez à nous, en premier lieu ! Les meilleurs trèfles vous seront réservés…
Prévoyant cent mètres carrés de bel herbage pour chaque novice, il y aura superficie suffisante pour un premier troupeau de cinq cents têtes. Cette prairie, étant entourée d’une épaisse haie d’aubépine (en fleurs au printemps) sur tout son pourtour, est ainsi bien garantie contre tous risques d’invasion de bœufs, dindons, ânes et autres bipèdes des races déchues et abâtardies.
Nous n’en ajouterons pas plus. La Vérité, toute nue, est en marche, et n’a pas besoin des oripeaux de la rhétorique pour fasciner de sa beauté éblouissante les yeux qui, tendrement, se poseront sur elle.
Laissons ricaner les faiseurs d’esprit à quinze centimes-papier la brouette, qui prétendent que cette dame n’a pas l’air de s’asseoir très souvent et doit être, depuis longtemps, quelque peu fatiguée…
Oui, affirmons-le : elle est réellement en marche, et demain, dans l’après-midi au plus tard, l’Herbivorisme intégral aura régénéré le Monde !
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(« Georges de Cro-Magnon, » in La Revue anarchiste, cahiers mensuels d’études et d’action, n° VIII-XI, juillet-octobre 1930 ; Alfred Le Petit, « Le Pêcher, » caricature de M. Steenackers, extraite de Fleurs, fruits & légumes du jour, 1871 ; Jean-Jacques Grandville, « Le Soleil, » illustration pour Les Fleurs animées, 1867)