« Ceci se passait dans le bon vieux temps, dit le père Yann en rallumant sa pipe de bruyère, à l’époque où la duchesse Anne régnait sur tout le pays breton.
Un beau matin, les gens de Guéménée virent arriver un Enchanteur majestueux monté dans une grande voiture, qui lui servait de maison, traînée par un vieux cheval rouge. L’Enchanteur était comme tous les enchanteurs ; vieux et fier, il avait de grands yeux noirs et une vénérable barbe d’argent. De longs cheveux encadraient son visage. Il était vêtu d’une grande robe blanche, à l’instar des druides qui vivent dans la forêt de Pierpont ; dans la main, il brandissait une branche de gui.
À ses côtés, sautillait plutôt qu’elle ne marchait une petite bossue agile en diable qui riait perpétuellement en ouvrant une bouche fendue d’une oreille à l’autre.
Sur le siège de la voiture et du fond d’une niche, un hibou dardait sur les passants ses gros yeux d’or.
Aussitôt que fut signalée l’arrivée de l’Enchanteur, les gens de Guéménée – les Pourlettes, comme on les appelle en breton – s’assemblèrent autour de la voiture mystérieuse qui s’était arrêtée sur la grand-place.
D’un geste, le Magicien demanda le silence et, au milieu de l’attention générale, il clama :
« Salut à vous, gens de Rohan ! Je suis envoyé vers vous par le grand Merlin, le druide sacré qui vit dans la forêt de Brocéliande afin de soulager vos misères !… Parlez et, avec la protection et l’aide des Korrigans, je m’essaierai à satisfaire vos vœux !… »
Les gens de Guéménée s’entre-dévisagèrent, ne sachant trop comment accueillir le mystérieux visiteur qui se recommandait à la fois du redoutable Merlin et des terribles Korrigans, sans seulement invoquer Sainte-Anne.
L’Enchanteur comprit leur défiance et continua en ces termes :
« Ne craignez rien, bonnes gens ; je ne vous veux aucun mal. Parlez ! Parlez sans crainte ! »
Mais, malgré ses sourires et ses affirmations, aucune personne de l’assemblée ne bougea, tant était grande, à cette époque, la crainte qu’inspirait à tous les sorciers et leurs diableries.
Pourtant, trois gars du pays de Léon qui étaient dans l’assistance, trois mécréants ne craignant ni Dieu, ni Diable, se poussèrent du coude, et après avoir échangé entre eux quelques mots dans la langue des léonards, ils s’avancèrent vers la roulotte.
Corentin, le premier, prit la parole :
« Ma foi, dit-il, si c’était un effet de votre bonté, je vous demanderais bien quelque chose… mais je crois que ce n’est guère possible…
– Parlez toujours, bonhomme, répliqua l’Enchanteur.
– C’est vrai que ça n’engage à rien…. Enfin, voilà la chose. J’ai comme qui dirait une main folle, ma main droite… Depuis plus de trois ans, elle ne m’est plus d’aucune utilité ; ça date d’un jour où elle fut quasiment écrasée sous une grosse souche de chêne… Alors…
– Alors ? Quoi ?
– Alors, si des fois vous pouviez me la remplacer…
– Rien n’est plus facile, répondit l’Enchanteur. Montez auprès de moi et donnez-moi cette main droite. »
Corentin prit place aux côtés du Sorcier et celui-ci, se saisissant d’une hache, trancha la main malade à la hauteur du poignet, après avoir murmuré une formule magique.
Phénomène merveilleux et qui enthousiasma la foule, aucune goutte de sang ne s’échappa du membre mutilé.
« À un autre ! » dit le Magicien.
Yves s’approcha à son tour.
« Pour moi, déclara-t-il, il ne s’agit d’aucun de mes membres. Dieu merci, j’ai bonnes jambes et bons bras ! Malheureusement, je ne puis en dire autant de mes yeux… Je ne vois plus clair et, dans une couple d’années, j’ai bien peur de devenir aveugle…
– C’est bien, répondit l’Enchanteur ; je me charge de vos yeux. Montez auprès de moi ! »
Yves, après Corentin, prit place aux côtés du Sorcier et celui-ci, de deux coups de pouce, lui fit sauter les deux yeux, après avoir encore murmuré la formule magique.
Tout comme pour la main de Corentin, aucune goutte de sang ne s’échappa des alvéoles vides.
« À un autre ! dit pour la troisième fois le Magicien. Et que l’on se presse, bonnes gens, car je suis attendu au château par la Damoiselle ! »
Le dernier Léonard, Olivier, prit la parole.
« Tous mes membres sont bons, déclara-t-il, et, à la lutte, c’est toujours moi qui suis proclamé vainqueur. J’ai des yeux excellents, et d’ici, je suis capable de vous dire ce que la mouette qui vient de se poser sur la croix du clocher de l’église, tient dans son bec.
– Alors, interrogea l’Enchanteur, que demandes-tu, puisque tu as bon bras, bon pied, bon œil ?… Si tu désires la Fortune, je t’avertis d’avance que je ne puis te l’octroyer. Je n’ai aucun pouvoir sur la Richesse.
– Au diable la Richesse ! fit Olivier, je ne m’en soucie pas plus que de la première galette de blé noir que j’ai mangée dans ma jeunesse. Je ne désire que la santé, car j’estime que c’est là le premier des biens. Voici mon cas : j’ai toujours les boyaux vides ; je dois avoir les intestins malades.
– Bon, bon, murmura l’Enchanteur. Je fais mon affaire de ta maladie. Monte auprès de moi ! »
Olivier, après Yves et après Corentin, prit place aux côtés du Sorcier. Celui-ci s’arma d’un grand couteau, fit une large entaille dans le ventre du malade et lui retira les intestins, non sans avoir, pour la troisième fois, marmotté la formule magique.
Et, tout comme pour la main de Corentin et les yeux de Yves, aucune goutte de sang ne s’échappa de la large plaie.
Alors, l’enchanteur, s’adressant aux trois gars du pays de Léon :
« Vous pouvez vous retirer ! Revenez ici demain à la même heure et je m’engage à vous remettre une main, des yeux, et des intestins en bon état, j’en jure par le grand Merlin ! »
Les trois Bretons se retirèrent donc, ainsi qu’il leur avait été ordonné, suivis par tout un peuple craintif, stupéfait et enthousiaste à la fois, qui commentait la scène de mille et une façons différentes.
Quand l’enchanteur fut seul, il rentra dans l’intérieur de sa roulotte, portant la main droite de Corentin, les yeux d’Yvonnec et les intestins d’Olivier. Il disposa le tout dans trois bassines ; et, se tournant vers sa vieille servante, il ordonna :
« Tu vas demeurer ici, la vieille, durant que je monterai jusqu’au château ; et, de quart d’heure en quart d’heure, tu agiteras par trois fois sur les trois bassines ma branche de gui en murmurant : Ægrotus è morbo evasit. C’est compris ?
– C’est compris, Maître ! »
Le Magicien quitta ensuite sa voiture et se rendit en toute hâte auprès de la Damoiselle.
Au bout du premier quart d’heure, la vieille bossue déclama bien la formule. Il en fut de même au bout du second, quoiqu’elle s’embarrassât un peu dans la prononciation ; mais, au bout du troisième, il lui fut impossible de se rappeler un seul mot de la phrase.
« Ma Doué ! Ma Doué ! » s’exclama-t-elle en pur breton.
Au même instant, un gros chien, un énorme chat et le hibou familier surgirent dans la roulotte, s’emparèrent du contenu des bassines et disparurent comme par enchantement, laissant la vieille femme stupéfaite.
Elle se mit à pleurer amèrement, craignant pour sa vie, car elle savait, hélas ! que la colère de son Maître serait terrible. Il était capable de la tuer net.
Elle était donc là, à se désespérer, quand une idée jaillit dans sa cervelle.
« C’est vrai, dit-elle, je n’y avais pas pensé… Tout n’est peut-être pas perdu ! »
Elle sortit rapidement, courut acheter les tripes d’un cochon qu’on venait de tuer fraîchement, coupa la main d’un pendu à un gibet voisin et arracha les yeux à un chat.
Puis elle répartit le tout dans les trois bassines, espérant que l’Enchanteur n’y verrait rien.
Le lendemain, sur la grand-place de Guéménée, il y avait affluence considérable de monde. Toute la population était là rassemblée et l’on était venu de loin, de Pontivy, de Josselin, et même de Vannes.
L’Enchanteur prit la parole et, s’adressant à Corentin :
« Eh bien, mon gars, monte un peu ici, à côté de moi… Je vais te remettre ta main droite et tu m’en diras des nouvelles. »
Le gars escalada la voiture ; et, effectivement, après avoir agité par trois fois sa branche de gui sur la main et le membre amputé, la main fut à nouveau au bout du bras.
Il en fut de même pour Yvonnec, qui reçut des yeux, et pour Olivier qui recouvra des intestins.
La population poussa des cris de joie, et l’on proposa, séance tenante, de porter en triomphe le Magicien.
Mais soudain Corentin poussa un cri d’indignation.
« Qu’as-tu donc ? questionna le Sorcier.
– Ma Doué ! s’exclama le gars.
– Quoi ? Parle !
– Ma Doué ! J’ai deux mains…
– Eh bien… oui ?
– Oui, mais… Ma Doué ! J’ai deux mains gauches ! »
Et, en effet, il exhiba à l’Enchanteur et à la foule deux mains gauches !
« Ma Doué ! s’exclama aussi Yvonnec, voilà que j’ai des yeux de chat ! »
Quant à Olivier, en signe de lamentation, il se mit à pousser de sourds grognements de porc !
Du coup, l’enthousiasme de la population se changea en fureur.
On se rua sur l’Enchanteur qui ne trouva pas d’autre moyen pour s’enfuir que d’user d’un de ses tours magiques. Avant qu’un seul des assaillants ne fût arrivé à lui, il avait retourné le chaton d’une de ses bagues, ce qui avait le don de le rendre invisible.
Il n’en fut pas de même de l’infortunée bossue. Saisie par vingt mains, elle se vit entraînée au coin de la place où on la pendit haut et court à la première potence, sans autre forme de procès, cependant que la foule mettait en pièce la voiture, massacrait le hibou et crevait les yeux à l’infortuné cheval rouge.
Ce fut là une exécution brutale et dont on parla longuement et longtemps dans le pays de Rohan, tant il est vrai que la justice du peuple ne connaît aucun frein ni aucune mesure.
Les infortunés Léonards reprirent ensemble le chemin de Saint-Pol de Léon.
La terrible mésaventure qui leur était arrivée les précédait, en sorte qu’ils passaient pour des suppôts du diable et qu’aucune maison ne s’ouvrait à eux. On s’enfuyait sur leur passage, les enfants leur jetaient des pierres, et certains châtelains les poursuivaient même à la tête de leurs archers.
Leur renommée était, en effet, épouvantable, et il faut reconnaître que cette renommée était justifiée.
Corentin avait hérité de la main gauche d’un pendu pour vol, ce qui explique qu’il ne pouvait s’empêcher de voler tout ce qui tombait sous sa pseudo main droite ; le gars aux yeux de chat faisait, la nuit, la chasse aux rats, aux souris et aux mulots, en miaulant. Quant à l’infortuné Olivier, comme il avait constamment faim, il ne pouvait passer en vue d’une auge sans se précipiter sur elle pour y disputer le son, les pommes de terre et les eaux grasses aux cochons.
Voilà l’histoire de l’Enchanteur de Guéménée et de ses trois victimes, termina le père Yann en bourrant une autre pipe. Elle ne dit même pas si Corentin, Yvonnec et Olivier parvinrent, un jour, jusqu’à leur cher Saint-Pol de Léon. »
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(Camille Mautan, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingt-sixième année, n° 3105, mardi 22 juin 1909 ; illustrations d’Edmund Joseph Sullivan pour The Rubáiyát d’Omar Khayyám, 1913)