L’ermite descendait dans la plaine, le premier vendredi de chaque mois. Il arrivait à Vinça vers sept heures, à la sortie de la messe, et commençait aussitôt sa tournée de charité chez les notables du pays.

Sanglé dans sa blouse bleue à gros plis que les lessives pâlissaient, le crâne nu en toutes saisons, il allait, de porte en porte, au pas silencieux de ses espadrilles, et proposait à la piété des villageois la vitrine sacrée qu’il brimbalait sur sa poitrine au bout d’un sautoir de cuir graissé par le temps.

Il pénétrait dans les maisons où la soupe à l’ail plantait déjà son arôme puissant et, la face impassible, il rabattait les deux volets métalliques du reliquaire qui chargeait ses pectoraux. Un reposoir en miniature occupait le fond de la boîte : entre deux bouquets de papier doré, la Vierge de Domanova apparaissait, dardant le regard dur de ses yeux d’émail. Ses mains s’entrouvraient pour un accueil ; une couronne trop pesante écrasait son front de cire noire ; et deux agnelets de bais, dont des copeaux frisés hérissaient le dos grêle, venaient lécher les pieds minces de la figurine qu’une ceinture de perles grossières fixait au fond de la boîte sur un ciel d’azur impossible.

Les dévotes de Vinça baisaient avec respect la vitre du reposoir où leur haleine posait un anneau de buée. Elles complétaient l’hommage par un bout de prière précipitée et ne manquaient jamais d’enfouir un quartier huileux de saucisson noir, une fougasse boursouflée ou une poignée de figues sèches dans la besace de l’ermite.

Les habitants du village traitaient le solitaire de saint homme ou d’idiot, suivant la qualité de leurs propres convictions religieuses. En vérité, un doux égarement illuminait le visage de cet être dont la tournée mensuelle de ravitaillement rompait seule la divine contemplation. L’ermite cédait aux villageois quelques-uns de ses trésors mystiques, en échange du pain quotidien, et, pour le surplus, vivait d’une manière purement spirituelle, dans l’immense simplicité de son âme.

Ce matin-là, il traversait la place de la République que la mue des platanes jonchait de craquantes écorces, lorsque la voix de l’aubergiste le héla.

« Hé, Joseph ? Viens voir un peu ici ! Il y a une dame qui voudrait te parler. »

La rude langue catalane choquait ses mots rauques et l’ermite pivota sur ses semelles de corde, pour se rendre à l’invite de l’hôtelier.

La femme qui l’attendait le surprit par la manière dont elle avait peint sa face. Le rouge et le blanc fardaient la peau molle qu’une sève quadragénaire irriguait pauvrement. C’était une chair à la dérive, une triste chair révoltée contre sa maturité et son destin. Des boucles dorées tâchaient à recouvrir l’ornière des tempes et, lorsqu’elle parlait, le jeu des muscles relâchés nouait et dénouait les tendons de sa gorge sous le sautoir de perles qui la parait. Mais deux larges yeux clairs brûlaient, immobiles, dans les peaux flasques de ce visage abandonné.

Le solitaire n’avait jamais vu cette femme. Une étrangère, sans doute, tombée de Font-Romeu ou de Vernet-les-Bains.

Comme à son habitude, l’innocent rabattit les volets de sa boîte et il attendit l’hommage à la divinité.

« Oh ! quelle horreur ! s’exclama la femme dont les bracelets cliquetèrent… Si c’est tout ce que vous avez à me montrer ! »

Elle éclata d’un rire gras qui gonfla et fit trembler la poche de son menton.

« Après tout, mon pauvre garçon, ce n’est pas votre faute ! » conclut-elle.

Et, de ses doigts bagués, elle tendit à l’ermite un billet de vingt francs, pareil à ceux que le saint homme se souvenait d’avoir vus chez l’épicier ou à la boucherie.
 

*

 

Un triple bastion de vignes défend l’ermitage de Domanova contre la curiosité des touristes.

La maison blanche jaillit brusquement de la montagne, à un détour du sentier, et une pente rude, bordée de grenadiers, donne accès à sa terrasse. Les noms des pèlerins maculent les pierres du petit porche. Des lézards bleus griffent les dalles chaudes que les ramiers parsèment d’étoiles blanches. Et un figuier trempe ses feuilles duveteuses dans l’eau glacée d’une fontaine.

Le sanctuaire est noir et rebute les visiteurs. La Vierge écarte les bras au fond d’une niche, creusée dans le roc comme un sépulcre vertical, et les nappes des autels ont des blancheurs de suaires. Jadis, l’ermitage fut puissant et honoré. Des colliers précieux ornaient la Vierge noire. Des bracelets d’or cerclaient ses chevilles et ses poignets. Mais, une nuit, au milieu du siècle dernier, des brigands envahirent le sanctuaire, assommèrent l’ermite et dépouillèrent la statue de ses richesses. Un tableau, appendu près de l’entrée de la chapelle, conserve l’image d’une Vierge éclatante et parée.

L’ermite avait coutume de se recueillir devant cette peinture que le temps craquelle et il négligeait, au profit de ce simulacre, la divinité véritable, la Vierge dépouillée au fond du sanctuaire. Cet homme, dans sa simplicité, ne pouvait imaginer une figure divine sans splendeur. Et il lui paraissait que la madone avait perdu, en même temps que ses joyaux, son privilège surnaturel.

L’arrivée de l’étrangère qui, la veille, avait méprisé sa relique, ne surprit pas l’ermite de Domanova. La femme était seule. Elle avait refusé la compagnie d’un guide local, par goût du pittoresque, peut-être aussi parce qu’elle avait remarqué la face régulière et la carrure puissante du solitaire.

Elle visita la chapelle, le jardin d’oliviers où se trouve un chemin de croix que les Catalanes suivent à genoux le jour du pèlerinage annuel. Elle admira, du haut de la terrasse, la ronde plaine bleue où les villages sont comme des bouquets blancs. Elle trempa les mains dans l’eau de la fontaine et aspergea le saint homme, en riant aux éclats comme une petite folle. Puis elle voulut voir la cellule où le robuste garçon dormait avec tranquillité, loin des hommes.

Ce fut sur la paillasse de cette petite chambre que des habitants de Vinça la ramassèrent, le surlendemain, la gorge crevée, au couteau, d’une oreille à l’autre. Une puanteur s’éleva, avec un vol de mouches vertes, à l’approche des villageois. Il n’y avait pas le moindre désordre équivoque dans la toilette de la victime, mais tous ses bijoux avaient disparu.

On les retrouva facilement au col et aux poignets de la Vierge noire devant laquelle l’ermite demeurait effondré, depuis deux jours, dans une extase satisfaite et réparatrice.
 
 

 

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(Albert-Jean, « Conte du Journal, » in Le Journal, n° 10637, jeudi 1er décembre 1921 ; « Simeon, » estampe de Johan Sadeler d’après Maarten de Vos, 1594)