Je n’ai jamais pu apprendre l’anglais ; mais, par contre, dès ma jeunesse, j’eus pour l’américain une véritable vocation. Aussi suis-je devenu de première force en cette langue difficile, et je dois à cette supériorité sur presque tous mes contemporains d’avoir été mis au courant d’une invention extraordinaire qui aurait certainement bouleversé le monde si les hommes avaient pu la supporter.

(Tous les détails qui suivent sont fidèlement extraits de The Little Scientific Academical American Register, imprimé, comme l’on voit, en américain, et non en anglais, heureusement pour moi.)
 

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Le 5 mai 1910, qui est, si je ne me trompe, le 5 mai de l’année dernière, l’Académie des Sciences de Chistlerhurst (U. S. A.) reçut du professeur Sudderson, le célèbre psychiatre, une communication de la plus haute importance.

L’illustre savant mit ses collègues au courant de la prodigieuse découverte chimico-animique qu’il venait de faire. Après dix ans d’études, d’hypothèses, de thèses, d’expériences, de contre-expériences et de réflexions, Sudderson avait pu établir la vraie nature de l’âme. On croit généralement que le principe mystérieux qui commande à la vie individuelle est d’essence supérieure et purement spirituelle ; le professeur démontra que, bien qu’inaccessible « à nos sens obtus » (applaudissements), ce principe n’en est pas moins matériel, mais d’une matérialité impalpable, impondérable, analogue sans doute à celle des fluides électriques et magnétiques. Il prouva, en outre, que c’était la présence de ce principe qui rendait possibles les phénomènes de combustion par lesquels s’entretient la vie de tout organisme (applaudissements). Il en conclut tout naturellement que, si l’on pouvait emmagasiner cette énergie au moment où la dissociation des cellules individuelles (mort) la restituait à l’univers, on recueillerait ainsi un fluide d’une qualité exceptionnelle et vraisemblablement supérieur à tous les gaz connus en pureté et en propriétés combustibles (applaudissements). Enfin, Sudderson termina son sensationnel exposé en présentant à l’assemblée un appareil fort ingénieux qui permettait, après avoir recueilli le fluide animique, de le maintenir, pendant un temps indéterminé, dans un état d’intégrité parfaite. (Ovations.)
 

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Le lendemain, 6 mai 1910, qui doit être, sauf erreur, le 6 mai de l’an dernier, un gentleman élégamment vêtu se présentait chez le professeur Sudderson. Ce dernier commença par refuser de recevoir l’importun, qu’une carte de visite d’ailleurs immaculée assurait être un certain Dave Jumbo Klokker ; mais le détenteur présumé de tous ces noms insista avec une telle frénésie, il déclara si énergiquement, browning au poing, qu’il ne s’en irait pas sans avoir vu le professeur, que le valet de chambre terrorisé l’introduisit dans le cabinet de Sudderson d’autorité.

Aussitôt entré, et sans prêter la moindre attention aux gestes courroucés et aux regards incandescents du savant, Dave Jumbo Klokker prit la parole :

« Monsieur, dit-il, je sais par les journaux de ce matin de quelle découverte admirable vous venez d’enrichir la science américaine. Pourquoi ne m’enrichiriez-vous pas du même coup ?

– Mais…

– Faites ma fortune ; je fais la vôtre.

– Pourtant…

– Voici : votre invention me paraît destinée à renouveler une infinité de choses, l’éclairage entre autres, l’éclairage municipal en particulier. De vos observations, j’ai conclu que le fluide animique pourrait fournir un agent lumineux incomparable et je viens par tube pneumatique de demander au Conseil municipal la concession de ce nouveau mode d’éclairage. Je vous achète cinq mille dollars le monopole exclusif de votre invention pendant dix ans et je vous assure par contrat la moitié de tous mes bénéfices. »

Ce disant, Dave Jumbo Klokker tira de sa poche un portefeuille obèse, le dégonfla des vingt-cinq mille francs annoncés et de quelques feuilles de papier timbré, sur lesquelles une stricte machine à écrire avait égrené tout un chapelet de paragraphes précis et numérotés que soulignait déjà le paraphe du visiteur. Il n’y manquait que la signature du savant qui, ahuri, se demandait s’il ne convenait pas qu’il étranglât ce forcené pour commencer.

Cependant, Sudderson réfléchissait ; les offres de Dave Jumbo Klokker étaient tentantes ; en outre, la perspective de faire passer son invention du domaine illimité, et pour ainsi dire céleste, de la théorie dans le royaume plus étroit, mais terrestre, de la pratique, le séduisait ; enfin, cinq mille dollars, qui ne demandaient qu’à être à lui et à ne pas rentrer dans le portefeuille où ils venaient d’être comprimés, s’étiraient sur son bureau – et cinq mille dollars constituent une somme, même pour un savant qui ne serait pas américain, et celui-là l’était.

Le professeur Sudderson signa donc et s’associa ainsi avec un homme qu’il aurait certainement étranglé s’il s’était laissé aller à son premier mouvement. Par contrat, il s’engageait à lui fournir, avant trois mois, un nombre déterminé d’appareils emmagasineurs et à faire immédiatement toutes les expériences nécessaires pour transformer en agent lumineux le fluide animique.
 

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Oui, mais il fallait avant tout se procurer du fluide, et les deux associés s’aperçurent vite que ce n’était pas chose commode. Les braves gens que l’âge ou la maladie contraignaient à quitter ce bas monde consentaient bien – et pour cause – à rendre leur âme à Dieu ; mais, peu soucieux d’apporter à la science humaine une contribution posthume, ils se refusaient avec toute l’énergie dont ils étaient encore capables à la verser dans un récipient approprié et à confier leur dernier souffle aux soins empressés d’un tube de caoutchouc. Cette formalité contrariait sans doute de trop anciennes habitudes, et les familles unanimes opposèrent au savant et à son manager une résistance qui faillit compromettre dès l’abord le succès de l’entreprise.

Devant cette coalition des préjugés et des routines, Dave Jumbo dut recourir aux grands moyens. Il fit offrir par la voie des annonces de fortes primes, payables immédiatement, à tout vieillard qui vendrait son âme à la Compagnie. On ne priait personne d’avancer l’heure de son trépas ; on laissait carte blanche à la destinée. Toutefois, on décida d’accorder des pensions aux familles dont un membre, impatient de tenir ses engagements envers la Société, se suiciderait ; on ne peut pas dire que Sudderson et Klokker encourageaient les malheureux à s’évader prématurément de l’existence, mais ils les en dissuadaient d’autant moins qu’ils avaient vite constaté l’excellence de ces âmes, reprises brusquement aux corps qui les retenaient, avant que ces derniers en eussent usé toutes les énergies. Enfin, Klokker, sachant qu’on n’obtient rien des hommes, même sur le point de quitter définitivement la planète, sans faire appel à l’amour-propre ou à l’intérêt, s’engagea par traité envers tous « les suicidés » sans famille ou que la clause de la pension laisserait indifférents, à commander aux meilleurs écrivains un roman où leur cas particulier serait analysé et où les raisons de leur acte désespéré seraient mises en lumière et présentées en beauté, de façon telle que leur vanité au moins y trouvât un bénéfice durable et que leur personnalité survécût glorieusement à leur obscure personne.

Klokker avait raisonné juste ; six semaines plus tard, le fluide animique affluait.
 

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Cependant Sudderson, enfermé dans son laboratoire, voyait ses expériences couronnées de succès. Le fluide, sous l’action d’étincelles électriques d’une longueur et d’une intensité particulières, s’enflammait et la clarté ainsi obtenue était d’une blancheur quasi-surnaturelle ; cette lumière l’emportait sur toutes les lumières connues par un caractère mystérieux de douceur, de sérénité, de pénétration pour ainsi dire affectueuse. Le professeur, ébloui et ravi, venait de créer une lumière neuve, une lumière encore inconnue, la lumière psychique. Mais, phénomène bizarre, cette lumière ne possédait pas la propriété d’impressionner les plaques photographiques ni de susciter des images dans les miroirs. Ceux-ci ne pouvaient la réfléchir, peut-être parce qu’elle-même réfléchissait. Elle n’était arrêtée ni renvoyée par aucune surface, et cela parce qu’elle les traversait toutes.

Dès que furent connus les résultats de ces stupéfiantes expériences, l’enthousiasme public se déchaîna. À plusieurs reprises, on détela les 40 chevaux de l’automobile que Klokker avait mise à la disposition de son associé, pour porter en triomphe le grand homme de Chistlerhurst (U. S. A.). Devant ces explosions du chauvinisme local, le conseil municipal, qui tergiversait depuis le 6 mai, crut politique et opportun de n’hésiter pas plus longtemps ; à l’unanimité, il accorda la concession sollicitée. Klokker et Sudderson s’engagèrent assurer pour le 1er octobre l’éclairage du quartier mondain de Chistlerhurst (U. S. A.), la première cité civilisée qui aurait ainsi l’honneur et la gloire d’être éclairée à l’âme.
 
 

 

Dès le ler juillet, et malgré la chaleur, de grouillantes équipes d’ouvriers se mirent à l’œuvre. À côté des anciens réverbères destinés à disparaître et qui, pour le moment, vaincus magnanimes, éclairaient les travaux nocturnes des ouvriers dont les pics et les pioches sonnaient leur mort prochaine, on planta des avenues nouvelles d’arbres de bronze ; toute une forêt soudaine de lampadaires imprévus surgit, que des terrassiers minutieux, par des conduites souterraines, mettaient en communication avec les nouveaux fluidomètres, cuves immenses qui gonflaient dans la banlieue leurs panses d’Apocalypse, réservoirs frémissants d’une étrange énergie composite formée par le mélange des âmes les plus diverses, importées de tous les coins du monde.

Enfin, le 1er octobre arriva et la Compagnie Sudderson-Klokker se déclara en mesure de tenir ses engagements. Dès six heures du soir, les habitants des bourgades voisines venus qui à pied, qui à cheval, qui en carriole, se massaient dans les rues du quartier mondain. À sept heures, après la fermeture des ateliers et des usines, ce fut la descente des faubourgs. À huit heures, on s’étouffait ; à huit heures et demie, on s’écrasait. Les nouveaux lampadaires étaient encore sombres, et cependant on les considérait déjà avec une sorte de respect gêné, de piété superstitieuse ; bien que la foule fût compacte et serrée jusqu’à l’asphyxie, on trouvait moyen de laisser autour d’eux un cercle de vide protecteur, comme une bouée d’espace, qui mît les plus proches à l’abri d’une commotion soudaine ; naturellement, profitant d’une distraction de leurs parents, des mioches, happés par le goût du danger, avançaient curieusement un doigt poltron vers la carapace de bronze pour voir si « ça brûlait » ; et, comme ils en étaient convaincus et qu’ils l’imaginaient fortement, ils ressentaient une brûlure réelle et repliaient précipitamment leur doigt aventureux, en poussant un petit cri de douleur comique.

Puis ce fut neuf heures à toutes les montres qui se respectaient, en même temps qu’à toutes les pendules dignes de foi, et les horloges, qui n’étaient pas mensongères, tintèrent de neuf battements. Or, on avait annoncé qu’à neuf heures précises les lampadaires seraient allumés, mieux, s’allumeraient d’eux-mêmes ; car un dispositif ingénieux, non moins que central, permettait de les enflammer simultanément.

Cependant que toutes les horloges de la ville accomplissaient lentement, comme il sied à d’authentiques fonctionnaires, leur devoir sonore et municipal, c’était, parmi la foule haletante, l’angoisse piaffée des attentes fébriles ; des gosses piaillaient ; des femmes pleuraient d’énervement, qui se fussent évanouies volontiers si la curiosité, tout de même plus forte, ne les avait maintenues en éveil. Bref, ce peuple surchauffé, surmené, excédé de désir et d’impatience, était mûr pour le miracle.
 

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Il se produisit tout de même. Quand la dernière pulsation rythmique des timbres urbains eût cessé de vibrer, un silence inouï se composa de toutes ces respirations retenues et de tous ces tumultes intérieurs contenus ; et, parmi ce silence, de ce silence, de petits sifflements singuliers giclèrent ; on ne voyait rien encore, mais déjà on entendait le prodige. À ces sifflements succédèrent de longues fusées bleuâtres, à peine visibles, telles des vapeurs de regards qui auraient traversé des limbes ; puis, progressivement, mais tout doucement, et comme, on aurait dit, avec le sentiment des nuances, ces légères et presque immatérielles radiations se précisèrent, s’affirmèrent, crurent en intensité, augmentèrent d’éclat et finirent par jaillir de toutes les tiges de bronze en aigrettes phosphorescentes. Toute la nuit autour d’elles, comme subitement intimidée, se volatilisa. Il fit clair, ou plutôt, et pour la première fois dans la cité, on vit clair.

Des acclamations délirantes saluèrent l’apparition de cette lumière inconnue, qui, dans les profondeurs du ciel nocturne, éteignait soudain tous les astres. Et, pendant quelques minutes, des milliers de voix exaltées lancèrent comme un hymne, comme un défi et comme un cri de ralliement humain, le nom héroïque du professeur Sudderson.
 

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Cependant, la lumière psychique faisait son œuvre ; elle ne se propageait pas selon le mode de rayonnement des clartés ordinaires ; elle se diffusait comme une pensée, tout en se donnant comme si elle eût débordé d’un cœur. Elle ne s’arrêtait pas sur le seuil des choses : elle y entrait ; elle ne contournait pas les objets : elle les pénétrait. Elle ne laissait aucune ombre, elle ne faisait aucune ombre ; elle créait de la transparence ; paisiblement, placidement, sans heurts, mais impérieusement, elle abolissait toutes les enveloppes, annihilait toutes les gaines, détruisait tous les revêtements matériels pour atteindre le cœur même des objets et la conscience même des êtres. Elle rejoignait ainsi la lumière intérieure qui brûle mystérieusement dans les profondeurs de toutes les existences. Et, pris entre ces deux foyers, les corps, traversés de rayons inverses, n’étaient plus qu’une buée lumineuse qui ne pouvait plus rien cacher ni masquer de la vérité des âmes. Une prodigieuse intuition régnait. On voyait clair pour la première fois, et pour la première fois les âmes, nues les unes devant les autres, se révélaient, dans une impudeur tragique et effroyable, leurs pensées et leurs sentiments les plus jalousement secrets. Personne ne pouvait plus s’être son complice ; il n’y avait plus de recel moral possible ; il ne pouvait donc plus y avoir de vie en commun ni de société.

C’est ce que, dans une suprême intuition due encore à la présence de la lumière psychique, cette foule comprit violemment. Et, après avoir eu honte de sa nudité, puis peur de sa clairvoyance, elle entra tout à coup dans une de ces colères subites et monstrueuses qui soulèvent les mers humaines comme les océans ; et, exaspérée d’avoir vu clair, trop clair, pendant quelques minutes, terrorisée à la pensée de pouvoir encore bénéficier de ce privilège insoutenable, elle se rua contre les lampadaires qu’elle arracha du sol, broya, tordit, déchiqueta, plongeant toute la cité dans une nuit de revanche où grondaient des haines et la rumeur de la mort.
 

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Le lendemain, on retrouva, broyés, tordus et déchiquetés, comme leurs lampadaires, le professeur Sudderson et son associé Dave Jumbo Klokker.

La foule avait d’ailleurs signé sa vengeance : les deux cadavres avaient les yeux crevés.
 
 

 

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(Romain Coolus, « Contes d’Excelsior, » in Excelsior, journal illustré quotidien, n° 156, jeudi 20 avril 1911. Carl Svantje Hallbeck, « Njommelsaska i Lappland, » chromolithographie, 1856 ; dessin d’Albert Jahandier pour le Magasin pittoresque, « L’Aurore polaire du 4 février 1872 » ; Yan’ Dargent, illustration pour Histoire des météores et des grands phénomènes de la nature de Jean Rambosson, 1870)