L’ombre s’était épaissie dans la « madafé » de Sliman Aboul Fadel, le notable druze dont, ce soir-là, j’étais l’hôte. Sur le sol de terre battue rougeoyaient les braises d’un petit foyer. Nous buvions du café dans une tasse minuscule, la seconde de la soirée. Pour m’honorer, un très long intervalle avait séparé l’offre de chaque tasse.

Sliman Aboul Fadel se taisait, après m’avoir conté les hauts faits des vieux héros du Djebel. Il avait retracé à merveille les exploits de ces conquérants et terminé curieusement son récit en me parlant d’Atallah Hijair, un paisible photographe de la ville, qui se prétend l’ancêtre des fameux Attrache, réincarné, et qui raconte avec une précision surprenante les détails de sa première existence.

Les mystères des pays du soleil m’ont toujours passionné. Ils revêtent des formes si troublantes et leurs manifestations s’imprègnent d’une vérité si sauvage et si nette que les cerveaux les mieux équilibrés doivent, avec stupeur, les accepter…

J’attendais, laissant Sliman rassembler sans doute quelques précieux souvenirs. Alentour, le silence de la nuit s’était installé. Au flanc de sa colline, Souéida s’endormait. Les lampes s’étaient éteintes, une à une, dans les habitations cubiques. Seule, l’eau des « birketts » luisait, lamée d’étain par la lune. Un immense ciel biblique bombait sa coupole au-dessus du désert.

Soudain, la porte du logis s’ouvrit brusquement et plusieurs hommes firent irruption dans la salle. Je reconnus des voisins. Ils poussaient devant eux un jeune Druze à l’expression égarée, au visage marbré de meurtrissures et dont la tunique, « l’abaï, » était presque en lambeaux.

« Ibrahim ! s’écria Sliman. Mais pourquoi ?… »

C’était le propre neveu de mon hôte qu’on ramenait ainsi, en piteux état, à la suite de quelque rixe, sans doute. Un garçon bien doux, pourtant…

Tandis que Sliman Aboul Fadel conversait avec les arrivants, j’examinai le jeune homme. Je fus frappé par l’étrange fixité de son regard et par l’infinie détresse qui en émanait. C’était un regard qui ne semblait pas de notre monde. Ainsi doivent être les prunelles de ceux qui ont contemplé des spectacles surhumains. Ainsi sont certains yeux d’hallucinés que leur démence conduit au seuil de régions uniques, au seuil seulement, et les abandonne en les rejetant brutalement dans les limites de la vie coutumière…

J’interrogeai :

« Que s’est-il donc passé ? »

On ne me répondit pas tout de suite. Une sorte de gêne faisait s’entre-regarder les hommes. Aboul Fadel, penché sur son neveu, paraissait n’avoir pas entendu ma question. Enfin, quelqu’un murmura :

« Ibrahim a rencontré… la Bête.

– La Bête ?… Que voulez-vous dire ? »

Le silence hésitant s’établit encore. Je n’osai insister, connaissant la pudeur orgueilleuse des Orientaux pour exprimer devant un infidèle leurs convictions, leurs profondes croyances. Mais Sliman Aboul Fadel, ayant étendu Ibrahim sur un sofa, vint vers moi en disant  :

« Tu es mon ami ; tu vas savoir. Écoute :

Par des soirs comme celui-ci, il arrive qu’un passant solitaire, un homme regagnant son village, se sente tout à coup suivi, accompagné par un animal qui trotte derrière lui, à ses côtés, qui le précède aussi, comme font nos chiens familiers. S’il connaît le danger, il serrera plus fort dans sa main son bâton de marche, ou bien il ramasse une pierre aiguë et lourde. Sinon…

La Bête va, ombre perdue dans l’obscurité qui s’accroît. Elle se retourne parfois vers l’homme. Et ses yeux luisent, étincellent. Ces yeux, ce sont deux lueurs fauves et douces à la fois, comme de l’or vivant… On regarde. On ne peut pas ne pas les regarder, ces yeux dont la lumière fait pâlir l’éclat des plus pures étoiles. On veut s’en approcher, pour mieux en admirer le chatoiement. La Bête se détourne et s’éloigne. On la suit, on attend, on espère, on implore le moment où les regards reparaîtront… Les voici. Leur flamme magique s’attarde, plus longuement et plus proche. Ah ! elle est magique, en effet ! C’est une clarté qui fascine, qui éblouit, qui pénètre l’âme et l’envahit tout entière d’un ruissellement de rayons. Il faut, il faut la regarder, et il faut suivre les yeux qui maintenant ne quittent plus ceux de l’homme… Et celui-ci se sent aux portes d’incomparables délices. Rien n’existe plus pour lui. Il n’est même plus lui-même. Il s’apprête à accéder dans un paradis dont les splendeurs se révèlent, dont il perçoit les promesses, dont il goûte déjà les premières extases… Il va. Depuis longtemps, il est hors de son chemin : il est perdu. »

Sliman Aboul Fadel s’interrompit.

Son récit, commencé à voix basse, s’était peu à peu élevé au diapason de la voix normale. Et Ibrahim, sorti de sa torpeur, à demi redressé sur sa couche, fixait sur nous un regard désespéré. Il balbutia :

« Oh ! pourquoi… pourquoi m’ont-ils empêché ?…

– Tais-toi ! dit rudement son oncle. Repose. Oublie.

Quand on rencontre un homme ainsi conduit par la Bête, poursuivit-il à mon intention, il faut par tous les moyens l’en détourner, l’arracher à ce démon. Ah ! ce n’est pas facile ! Nos amis ont dû soutenir une véritable lutte contre Ibrahim, le frapper, l’assommer presque pour avoir raison de sa hantise.

– Que serait-il arrivé si nul n’était intervenu ?

– Attiré dans un lieu désert, l’homme s’assied à terre, pour être plus près des yeux d’or qui l’enchantent. Alors, la Bête est tout contre lui. Elle se frotte au corps de l’homme ; ses pattes le caressent, le griffent, le déchirent.

Le malheureux, soudain, songe à s’enfuir… Il est trop tard. Il est lié par un sortilège. La terreur s’empare de lui… Il ne peut, il ne sait même plus crier, les sons s’étranglent dans sa gorge. La Bête le terrasse ; ses crocs se découvrent. Un supplice atroce commence, auquel la volonté annulée ne s’oppose plus. Mais les souffrances atteignent au paroxysme, comme si le philtre vénéneux distillé par les regards de la Bête avait centuplé l’acuité des nerfs… Et les yeux, ces yeux mêmes qui tout à l’heure prodiguaient d’incomparables bonheurs, sont maintenant d’ardentes braises. L’âme, avec le corps déchiré, endure un abominable martyre… »

… Dans la madafé, seuls s’entendaient les halètements d’Ibrahim. Je songeais aux légendes de nos vieux âges, aux envoûtés, aux loups-garous qui rôdent encore, dit-on, dans nos provinces françaises… Je songeais à ces superstitions, si semblables, perpétuées d’un bout de la terre à l’autre… J’évoquais les Sirènes, leurs appels voluptueux et invincibles…

« Cet animal, dis-je encore à mon hôte, cette Bête aux yeux d’or… comment la nomme-t-on ?

– L’hyène. »
 
 

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(Maurice Noury, « Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, n° 25445, jeudi 15 septembre 1932 ; Alfred Kubin, « La Bête, » 1903)