LA VUE

 

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Le miracle poétique, consolant, fervent, est vaincu par la science chaque jour davantage. Au lieu de croire, on veut approfondir, trouver, analyser, déduire.

Puisque c’est le goût du jour, voulez-vous me permettre d’y sacrifier, et de vous conter une histoire dont vous jugerez la véracité… Elle me fut contée par un ami et je la transcris mot à mot :

« J’étais assis devant ma table à écrire ; j’achevais l’article quotidien, quand vibra le timbre de la porte d’entrée.

Presque aussitôt, mon domestique – un brave Béarnais mal stylé, mais rempli de qualités – entra ; il avait une figure bouleversée et était aussi pâle que ma feuille de papier. Il balbutiait :

« Monsieur, quelqu’un est là ; il parle, il marche et je ne vois rien… »

Ce disant, il parut être rangé de côté par une force invisible, tandis que deux mains, prenant les miennes, les pressaient amicalement et qu’une voix claire prononçait :

« Bonjour, vous ne m’attendiez pas, cher ami ; très heureux de vous voir en parfaite santé. »

Je ne répondais pas, je ne le pouvais ; à l’exemple de mon valet, je tremblais de tous mes membres et je dus retomber sur mon fauteuil… Moi non plus, je ne voyais rien… personne… néant !

La voix continuait :

« J’ai mille choses à vous dire depuis tant d’années que je ne vins à Paris ; je ne vous dérange pas, j’espère ; je déjeunerai avec vous ; en attendant, vous me permettez une cigarette ? »

Je vis une cigarette s’enlever de la coupe déposée sur la table ; je vis une allumette se frotter sur la boîte placée auprès, s’allumer ; des bouffées de fumée jaillirent. Puis un siège s’avança tout seul près de moi ; je vis les ressorts en fléchir comme pressés sous le poids d’une personne ; je sentis sur mon bras le geste affectueux d’une pression… et toujours personne, personne de visible. Je mis mes lunettes, j’avançai mes doigts hésitants, je rencontrai des genoux, un corps, une barbe…

C’en était trop, j’allais défaillir.

Un rire sonore fusait auprès de moi :

« Allons, mon vieux camarade, ne vous effarez pas ainsi ; c’est bien moi, Harry Speed, votre compagnon d’exploration dans l’Afrique australe, hein, vous vous souvenez ?

– Mais je ne vous aperçois pas, balbutiai-je… et pourtant, pourtant je ne suis pas aveugle, puisque je vois votre cigarette qui se fume… Je vois tout ici, sauf vous.

– Vous me verrez tout à l’heure ; tenez : voici ma silhouette. »

Un crayon se leva de lui-même du plumier, une feuille de papier se plaça au-dessous et le crayon se mit à tracer une caricature avec ces mots : Harry Speed est à Paris.

« Reconnaissez-vous mon écriture ?

– Admirablement ; votre voix aussi… Seulement, suis-je malade, suis-je ensorcelé… suis-je victime d’une mystification, – bien stupide, en tous cas, – le jouet d’une machination spirite ?… »

Le rire le plus gai du monde continuait à rouler tout près de moi ; je sentais la chaleur d’un corps vivant.

« Rien de ces balivernes, cher ami ; rien que d’absolument naturel. Je suis ici, en chair et en os, aussi vivant que vous. Voulez-vous une preuve ? Faites apporter des bocks. »

Très heureux de voir apparaître quelqu’un pour rompre ce fantastique tête-à-tête, je me hâtai de sonner.

La physionomie bouleversée du valet reparut et il revint peu de minutes après, si flageolant sur ses jambes que le plateau lui fut enlevé dès le seuil par d’invisibles mains et posé sur la table. Ensuite, la bouteille de bière débouchée se pencha successivement sur les deux coupes, les emplit à point, revint se mettre sur le plateau…

« Allons, buvez, dit la voix joyeuse ; buvez comme moi. »

Le verre quittait le plateau, allait se placer à hauteur des lèvres d’un homme qui devait être assis, et il se vidait lentement, avec un bruit de déglutition que je pouvais percevoir nettement.

« Parfaite, cette bière ! » reprit l’invisible, tandis que le verre revenait au plateau.

Mais je commençais à trouver la comédie grotesque ; je me levai, je pris au mur un solide couteau catalan suspendu dans une panoplie, et, bien résolu, je dis :

« Mon cher, je suis suffisamment mystifié ; si vous êtes un revenant, ce joujou ne vous fait pas peur… Sinon, nous allons voir si du sang ne coulerait pas comme cette bière… »

De l’autre bout de la pièce, la voix dit :

« Remettez en place la navaja. Aussi vivant que vous, je tiens à garder mon sang dans mes veines. Songez que d’ailleurs je me défendrais aisément, ayant sur vous l’immense avantage de vous voir ; attrapez ! »

Un coussin bien lancé me heurta au visage.

L’idée me vint de fuir et d’enfermer l’invisible. Je fis un mouvement vers la porte, mais, au même moment, je me sentis poussé dans mon fauteuil, et la voix dit :

« Du calme, attention, et surtout pas d’inutile frayeur, ni de cris ; je vais apparaître. »

Alors, ce fut une vision de cauchemar… D’abord, une tête ironique se montra ; elle n’avait pas de corps, elle se promenait à hauteur d’homme, à travers la pièce ; je pensais m’évanouir… Après, ce furent des mains qui se mirent à gesticuler, des pieds rasant le tapis ; finalement, un homme entier se précisa.

« Eh bien ! voilà le revenant revenu ; pas la peine de tourner de l’œil, mon pauvre ami, ; le monde est tellement ignorant que vous n’avez pas compris ce jeu si simple, qui sera dans peu à la portée de tous.

– Jeu terrible, Harry ; songez-vous aux conséquences ?

– Nullement ; je songe à ma découverte.

– Expliquez-la-moi, par grâce.

– Mais c’est limpide ! Prenez dans votre main ce que j’ai dans la mienne. »

Ce disant, je sentis le poids d’une étoffe me tomber sur les bras ; je maniai un souple tissu, léger, fin, mais il m’était impossible de le voir ; je le sentais, je le tordais en mes doigts et ne parvenais jamais à l’entrevoir. Une sueur froide couvrait mon front.

« Je deviens fou » balbutiai-je.

L’autre s’amusait prodigieusement ; il me jeta son étoffe diabolique sur la tête et me poussa devant la haute glace placée sur la cheminée.

« Regardez-vous, » ordonna-t-il.

Je ne voyais pas la moindre chose ; je mettais mes mains couvertes des plis soyeux sur le miroir et ne les apercevais pas.

Harry soudain dégagea ma tête du voile extraordinaire et alors – horreur ! – je vis ma tête toute seule, en l’air, sans corps ! Je m’abattis sur le divan, brisé ; je sanglotais.

« Êtes-vous enfant ! Faut-il vous expliquer par le menu ce miracle naturel ?

– Vous ferez bien, car je suis perdu dans le cauchemar ; je dois devenir fou.

– Mon pauvre ami, vous n’avez donc jamais appris qu’en dehors des couleurs du prisme, se perpétue une gamme en dessus et en deçà des sept rayons visibles à nos yeux humains ?

– C’est l’ABC, mais je ne vois pas la corrélation.

– Elle est déductive, cependant. J’ai étudié ces octaves inconnues et je suis parvenu à capter le neo-color ; j’ai fait fabriquer ce tissu incolore, puis je l’ai plongé dans le bain de neo-color et je suis parvenu à produire cette teinture absolument invisible aux yeux humains, mais appréciable, je crois, à ceux de quelques animaux.

– Quelle invraisemblance !

– Peut-être invraisemblable, mais vérité. Et, à présent, je travaille à composer la lorgnette qui permettra à nos prunelles de transporter leur objectif sur un autre plan, en dehors du prisme visible aujourd’hui, et dont l’avenir nous livrera les octaves supérieures et inférieures.

Croyez-moi, mon ami, nous sommes à l’aurore de la science ; j’ai bien d’autres idées qui écloront en miracle… Vous verrez à ma prochaine visite… »
 

(À suivre)

 
 

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(René d’Anjou, « Variétés, » in Le Soleil, trente-huitième année, n° 233, lundi 21 août 1911)