Sur la côte normande de la Manche, depuis l’embouchure de la Vire dans le golfe des Veys, jusqu’à la baie du Mont Saint-Michel, des quantités innombrables d’oies sauvages s’abattent, à une certaine époque de l’année, principalement au temps des froids rigoureux. Il me souvient qu’étant enfant, c’était je crois vers 1854 où la saison fut rude, je passai une quinzaine dans une de ces vieilles redoutes côtières qui sont devenues inutiles et que l’État avait cédées à des particuliers, contre bon argent. L’endroit s’appelait Andouville, entre Sainte-Marie-du-Mont et les dunes de Saint-Marcouf alors presque solitaires, dénudées, véritables nids à lapins dont les terriers apparaissaient, dans le sable, comme autant de trous d’obus.
Le vent immuablement fixé dans le Nord-Est, le vent d’amont, comme on dit, le plus froid, le plus dur et le plus dangereux de tous dans ces parages, soufflait et sifflait à travers les herbes drues et piquantes, les seules qui poussent le long de la mer, gelait l’écume des vagues sur la grève, et quand l’eau était basse, on recueillait, dans les flaques, des poissons gelés. À l’heure du crépuscule, les oies sauvages arrivaient par bandes, volant très haut, en triangle, avec des cris singuliers qui font un effet bizarre, quand on les entend, une fois la nuit close. La plupart gagnaient les Veys où elles s’abattaient, à l’abri des fusils, et trouvaient une nourriture de choix. Malgré cela, les riverains en faisaient un véritable carnage. Il y en avait trop, pour qu’il n’en restât pas quelques-unes.
La chair n’en est cependant pas délicate, huileuse qu’elle est et insupportable au goût, à moins qu’elle ne soit longuement dégraissée. Mais les gens de la mer ne sont pas difficiles et s’en régalent, à l’occasion. Cette année-là, on en fit un véritable carnage. On se mettait à l’affût, dans les dunes, la plupart avec de mauvais fusils à un coup, fortement bourrés et chargés de gros plomb, quelquefois de chevrotines, car on tirait au vol et les projectiles glissent sur l’épais duvet des oiseaux de mer, quand on ne sait pas profiter et du vent et de la direction que les oiseaux suivent. Le soir venu, on causait, autour de la cheminée, des résultats de la chasse, du nombre des victimes, des choses que les initiés peuvent lire dans leur vol et, naturellement, de choses merveilleuses. C’est là que j’entendis raconter à un vieux paysan qui avait vu du pays, c’est-à-dire qui connaissait la côte, depuis Carentan jusqu’à Avranches, la légende des oies du château de Pirou, entre Coutances et la lande de Lessay.
Cela ne date pas d’aujourd’hui et se passait du temps de Rollon, premier duc de Normandie, qui, avant d’être investi de son duché par le roi de France, bataillait pour son compte, se disant, sans aucun doute, que la besogne faite, il n’y aurait plus qu’à consacrer la chose accomplie. Depuis lors, j’ai retrouvé le récit dans les livres, sans la moindre variante, mais dépourvue de la couleur que savait lui donner le conteur naïf. Peut-être aussi qu’alors il frappait davantage ma jeune imagination, très mal à l’aise, quand la nuit était venue, après l’audition de quelque histoire fantastique, et quand le vent d’hiver, sec et sifflant, apportait mille bruits insolites qui font que l’enfant, comme malgré lui, cherche la sécurité sous ses couvertures. Or, il arriva que le bon Rollon, s’étant emparé de tout le Cotentin, se trouva, un beau jour, arrêté devant les murailles du château de Pirou, dont l’origine se perdait dans la nuit des temps, et que l’on disait bâti par les fées.
Aujourd’hui, les fées ne bâtissent plus rien et se sont retirées d’un monde où l’on ne croit plus à leur puissance. Dans ce temps-là, il n’en était pas de même, et il était visible pour chacun que ces larges fossés avaient été creusés et que ces tours et donjons, merveilleusement hauts, avaient été construits par des puissances surnaturelles. Sans quoi, donjons, murailles et fossés n’auraient pas plus arrêté l’invincible Rollon, que tant d’autres châteaux-forts dont il avait eu raison rien qu’en se montrant au pied des murs, avec ses hommes qui ne plaisantaient pas et que rien n’était capable de faire reculer. Aussi fut-il grandement surpris d’une résistance qu’il n’attendait pas, et, ne pouvant prendre la place de vive force, l’investit. Le Normand, quoique vaillant et hardi, était prudent et sage et savait que la lutte n’est plus possible quand on n’a plus rien à se mettre sous la dent.
De leur côté, les défenseurs du château de Pirou avaient solennellement juré de se défendre jusqu’à la dernière extrémité et de ne céder que devant la famine qui arriva. Un beau matin, le futur duc de Normandie fut fort surpris de ne plus voir personne sur les remparts. Derrière les murailles, le silence était complet ; on eût dit une forteresse abandonnée. D’abord, le rusé crut à une ruse, mais le silence se prolongeant outre mesure, il finit par juger bon de s’en assurer, fit dresser les échelles et lancer des multitudes de projectiles pour protéger les assaillants qui couronnèrent bientôt les remparts, sans rencontrer la moindre résistance et reconnurent que la place était vide. Par où les assiégés avaient-ils pu fuir ? Comment s’étaient-ils dérobés ? Peu importait ! Le château de Pirou appartenait aux Normands qui se promettaient bien de n’en point déloger.
Or, voici ce qui s’était passé. Les seigneurs de Pirou, gens experts en magie de père en fils, se voyant réduits à la dernière extrémité et ne voulant point se rendre aux brigands du Nord, s’étaient transformés en oies sauvages et avaient pris leur vol, en passant par-dessus les assaillants, qu’ils saluèrent sans doute de leurs cris. Mais, allez donc croire que des guerriers, bardés de fer, puissent se changer en oies sauvages et remplacer leurs armures par un épais duvet et leurs voix mâles en cris disgracieux ! Seulement, dans leur empressement à accomplir l’œuvre magique, les seigneurs oublièrent de consulter le grimoire où se trouvait indiquée la manière de reprendre la forme humaine, si bien que, oies devenues, à leur gré, oies ils sont restés depuis, en dépit de tous. Depuis lors, à ce que raconte la tradition, il ne se passait pas une année, sans que les pauvres oiseaux revinssent au nid, c’est-à-dire au château, faisant leurs couvées dans les fossés, dans les trous et crevasses des murailles ruinées, tant et si bien que, d’année en année, il en revenait des quantités de plus en plus considérables, au point d’obscurcir le ciel sur une vaste étendue, car tout un chacun sait que les oiseaux sont plus prolifiques que les chevaliers, de sorte que toutes les oies sauvages qui se ruent, en hiver, sur la côte bas-normande, descendent peut-être des seigneurs de Pirou condamnés à jamais, par expiation d’un moment de négligence. D’autant plus que les Normands de Rollon, pour se venger du temps qu’on leur avait fait perdre, avaient commencé par brûler le château et, bien entendu, tous les livres qui s’y trouvaient, sans excepter les livres de magie.
Telle est, en abrégé, la légende du château de Pirou, pris par le bon Rollon. Je ne sais s’il en reste quelques ruines, et si les descendants d’aussi illustres pères peuvent y trouver encore à nicher, au temps de leurs amours. Tout ce que je sais, c’est que, pendant les quelques nuits qui suivirent le récit du vieux riverain, quand les bandes d’oies passaient en jetant leurs cris monotones, je tenais pour sûr que les héritiers des seigneurs de Pirou fendaient l’air pour gagner le château fort des ancêtres, et que je refusai, pendant longtemps, de mordre dans la chair rôtie des victimes tuées au passage, dans la crainte de mettre les dents à ce qui jadis avait été de la chair humaine. Quant au conteur, il n’avait point de ces scrupules, et, tout en relatant ce que je viens de dire, s’interrompait de temps en temps pour avaler une forte bouchée des défenseurs du château de Pirou, qu’il coupait à même une tranche juteuse et fleurant l’huile, serrée entre son pouce et un respectable morceau de pain.
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(Jean de Nivelle [Charles Canivet], « Le Long de la côte : Les Oies du château de Pirou, » in Le Soleil, dixième année, n° 239, mardi 29 août 1882; « Le Château de Pirou, côté est, » dessin de Marie-Élisabeth Wrede ; Jean-François Millet, « Le Passage des oies sauvages, » pastel, c. 1862-1863)