Était-ce hier… il y a mille ans… ou sera-ce l’histoire de demain ?

Je l’ignore ; je sais seulement qu’il y avait une fois un riche financier, si riche que, s’il avait empilé toutes ses pièces d’or, il aurait formé une tour plus large et plus haute que la fameuse tour… la tour de Babel elle-même. Ce financier qui menait à bien, chaque jour, des opérations fabuleuses sur tous les marchés du monde, qui, depuis un quart de siècle qu’il spéculait, ignorait ce que c’est qu’un échec, qui voyait à ses pieds les empereurs et les rois les plus puissants de la terre, avait cependant un gros chagrin.

Marié depuis vingt ans à la fille d’un duc, héritier d’un nom héroïque, il n’avait pas d’enfants. Et, à chaque nouvelle victoire remportée à la Bourse, le financier gémissait :

« À quoi bon, Seigneur, me donner tout cet or, puisque tu me refuses un héritier ? »

Le milliardaire était croyant et ne manquait pas chaque soir de remercier Dieu pour la pluie d’or qui remplissait ses coffres et d’implorer une nouvelle bénédiction, la naissance d’un enfant. Cette prière, après vingt ans de mariage stérile, fut exaucée ; la femme du financier mit au monde, non pas un garçon, mais une fille. Et cette fille était si laide, que le médecin qui salua son entrée dans la vie ne put s’empêcher de s’exclamer à demi-voix :

« Mais ce n’est pas un enfant ; c’est un singe ! »

En effet, l’être grêle, velu, contourné, qui était né de l’union d’une duchesse et d’un capitaliste ressemblait bien plus au petit d’un gorille qu’à un enfant. La nourrice, une fraîche campagnarde qui l’enveloppa dans des langes de soie et de dentelles, pleura en le voyant et faillit en perdre son lait. Le financier et sa femme se désolèrent de plus belle, demandant au ciel ce qui leur avait valu cette malédiction.

« Pourquoi m’accables-tu ? Pourquoi ? » cria un soir le milliardaire en pleurant.

Et une voix répondit :

« Pour vos péchés !… »

Le financier et sa femme se regardèrent en haussant les épaules, persuadés qu’un mauvais plaisant se moquait d’eux. Puisque l’or affluait toujours dans les coffres, évidemment la bénédiction divine reposait sur eux.

En attendant, leur fille croissait chaque jour en laideur. De mémoire d’homme, on n’avait vu un pareil laideron ; elle avait des bras de pieuvre, et sa tête affectait la forme d’un groin ; en outre, elle manifestait un goût marqué pour toutes les choses immondes. Le financier et sa femme aimaient ce monstre, car, en dépit de sa laideur, ils sentaient palpiter en lui leur chair et leur sang. Ils auraient donné de bon cœur la moitié de leurs millions pour que les autres gens trouvassent leur fille aussi belle que sa fortune.

Ce désir, aussitôt exprimé, fut exaucé ; tous les journaux célébrèrent en vers et en prose la beauté séraphique de l’héritière. Quelques poètes, entraînés par l’inspiration, détaillaient, peut-être avec plus d’insistance que de tact, les adorables menottes de la jeune fille, la grâce de son sourire, les lignes harmonieuses de son buste.

Le financier déclara ouvertement qu’il n’admettrait aucune critique sur la personne de sa fille, et que quiconque s’aviserait de suggérer qu’elle pourrait être plus jolie serait à jamais privé de son concours. Quiconque, au contraire, aurait par n’importe quel moyen servi à répandre la renommée de la beauté de son héritière n’aurait qu’à passer à la caisse pour toucher un chèque…

Pendant que le petit laideron devenait chaque jour plus affreux, le bruit courait dans tout l’univers qu’une fille d’une beauté merveilleuse devait hériter des milliards du grand financier et, à force de lire partout l’éloge de la beauté de leur unique enfant, le père et la mère finirent par la trouver jolie à souhait.

Leur seule inquiétude était d’empêcher leur fille d’apercevoir son visage dans une glace. Le financier s’était tiré d’affaires plus compliquées. Il fit briser tous les miroirs de sa maison et déclara que quiconque suivrait son exemple recevrait pour chaque glace détruite un miroir de diamants. Dès lors, il put dormir tranquille ; sa fille ne courut plus le risque de trouver un miroir sur son chemin. Elle atteignit sa quinzième année sans avoir aperçu son image et se croyant toujours la plus belle femme du monde.

Lorsqu’elle eut seize ans, on jugea le moment venu de la marier. Les parents du laideron se flattaient que le mariage pourrait embellir leur fille. Les prétendants ne manquèrent pas ; il en vint de tous les pays : d’Amérique, d’Australie, d’Afrique. Le financier choisit un parent éloigné, le petit-fils du duc, son beau-frère, un des noms les plus glorieux du Gotha. Mal lui en prit, car le jeune cousin, tout en consentant de très bonne grâce à entrer en possession de la tour d’or du financier, ressentit pour sa jeune épouse, le jour même de la noce, une invincible aversion.

Cette antipathie grandissait chaque jour. La jeune femme, encore timide, pleurait en silence et ne se plaignait pas. Au bout de quelques mois pourtant, elle hasarda un léger reproche, mais son mari entra en fureur et elle prit le parti de se taire. Comme il semblait de bonne humeur, un soir, elle lui dit d’un ton câlin :

« Voici deux ans que nous sommes mariés, et vous ne m’avez pas embrassée une seule fois ! »

Alors, le jeune homme, fou de colère, oublia toute mesure ; il courut à sa chambre et revint avec un petit miroir à la main.

« Tenez, regardez-vous ! dit-il à sa femme, et vous comprendrez pourquoi je ne vous embrasse pas… »

Elle n’avait jamais vu de glace et prit sans défiance le miroir que son mari lui tendait. À la vue de son groin, elle poussa un cri d’horreur et dit :

« Non, ce n’est pas moi ; vous avez inventé cet instrument pour travestir mon image.

– Ah ! cria le mari exaspéré, votre père a pu faire disparaître tous les miroirs en jetant des diamants à tout le monde, mais moi j’ai conservé cette petite glace en cachette… Regardez ce vilain museau… Moi, j’en ai assez… »

C’était trop pour la pauvre femme ; elle comprit la vérité et, défaillante, dit d’une voix plaintive :

« Oh ! que vous êtes cruel… Il ne me reste plus qu’à mourir ; je sais que vous souhaitez ma mort…

– Eh bien oui, j’en ai assez de voir tous les jours cet horrible visage… Allez vous pendre… Non, noyez-vous plutôt dans l’étang du parc, où vous n’aviez pas permission de vous baigner… Vous pourrez, une dernière fois, contempler vos grâces… »

Elle enfouit son visage dans ses mains et courut vers l’étang. Avant de plonger dans l’eau limpide, elle se pencha anxieusement sur le bassin pour se mirer.

« Non, il n’a pas menti ; je suis laide, je suis horrible, je ne veux plus vivre. »

Elle inclina son front sur l’eau et s’apprêtait à se laisser choir, tête baissée, dans l’étang, lorsqu’une voix cria :

« Arrête ! Arrête ! »

Elle regarda autour d’elle, mais ne vit personne.

« Contemple-toi de nouveau dans l’eau ! » cria la voix mystérieuse.

Elle obéit et tressaillit de joie ; l’image qui lui apparut était plus belle que toutes les femmes qu’elle avait jamais vues : de grands yeux bleus comme le ciel lui souriaient dans un visage rosé, aux traits délicats, qu’encadraient d’épaisses tresses d’un blond d’épis mûrs.

« Mais qui es-tu, qui m’as rendu si belle ? » cria-t-elle.

Et la voix répondit :

«  Tu as reconnu ta laideur ; tu es sauvée ! »

Un éclat de tonnerre formidable retentit ; toute la terre trépida…

La jeune femme terrifiée courut au palais de son père, mais elle ne trouva ni le financier, ni sa mère, ni son mari, ni les ducs, ses cousins. Une nouvelle humanité avait surgi et acclamait joyeusement une société nouvelle…

Était-ce hier… il y a mille ans… ou sera-ce l’histoire de demain ?
 
 

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(Michel Delines, « Chronique, » in Paris, 2e édition, lundi 26 décembre 1892 ; « Un homme s’enfuit à la vue d’une femme ayant une tête de porc, » estampe satirique. Voir « Bénédicte, la femme-laie, » « Un portrait de Bénédicte » et « Le retour de Bénédicte »)