Le poète et esthète anglais Oscar Wilde, si en faveur chez nos esthètes à nous, vient vraiment de bien mal finir. Être mis en prison pour « crime contre les mœurs » ! c’est un peu dur pour un auteur en vogue. Il allait, lui aussi, avoir son banquet, nos petits jeunes gens des petites revues le lui préparaient déjà, et les voilà obligés de manger entre eux les plats qu’on lui réservait. Que pourra bien valoir au pauvre Wilde la déplorable erreur d’avoir pris ainsi Virgile au sérieux ? On parle de vingt ans de travaux forcés. Ce serait peu esthétique, et la Justice anglaise n’a évidemment rien d’artiste, mais nos esthètes de Paris, après un lavage à cette eau-là, vont-ils continuer à aller se « faire blanchir » à Londres ? Qu’ils n’y aillent plus, l’eau de Seine vaut mieux, et l’impôt sur le linge sale est trop cher sur la Tamise.

Que peuvent bien se dire entre eux, en ce moment, nos esthètes, et quel parti ou quelle posture vont-ils prendre, dans cette mémorable et douloureuse circonstance ? Ils n’ont pas à hésiter et doivent, s’ils m’en croient, non pas baisser la tête, mais triompher, et revendiquer hautement le droit au Corydonisme. Et veulent-ils même toute ma pensée ? Il y a certainement encore là un droit à rattacher aux Droits de l’Homme. Nos esthètes sont des militants, affichent une philosophie militante, et manqueraient, par conséquent, au mandat qu’ils se sont donné, s’ils ne propageaient pas les mœurs militantes. Entreprendre, en un mot, soit une série d’articles dans un journal littéraire, soit une série de conférences, pour soutenir le droit sacré que possède tout citoyen de continuer M. de Vendôme et M. de Custine, me semble tout indiqué pour un littérateur désireux de se faire sa petite place et d’avoir sa petite boutique. Qu’un de nos jeunes gens se laisse donc tenter, qu’il se fasse carrément l’apôtre du Wildisme, qu’il se lance par là dans la « mêlée sociale, » et il verra si le succès ne vient pas le rémunérer. Je lui prédis, en quinze jours, la renommée sur le boulevard, l’estime des socialistes, la visite d’un éditeur et des invitations dans les salons.

Quel est le « droit » de ce genre-là, effectivement, ou le prétendu « droit, » qui n’ait pas encore servi de trapèze de voltige à quelqu’un ? On ne citerait pas une seule sottise sur laquelle on n’ait pas plus ou moins sauté et fait le rétablissement par les reins. Des maraudeurs ravagent un verger ou un jardin, et le propriétaire les fait condamner à la prison ? Il se trouve immédiatement des âmes sensibles pour pleurer sur les maraudeurs et proclamer le droit à la maraude. Des braconniers tuent un garde, ou sont tués par lui dans une lutte ? Il y a toujours là un député ou un journaliste pour sangloter sur le braconnier et établir le droit de braconner. Des avorteuses passent devant le jury ? On réclame le droit à l’avortement. Un mari tue sa femme ? On proclame le droit du mari. Une femme tue son mari ? On proclame le droit de la femme. Un amant tue sa maîtresse ou une maîtresse tue son amant ? On imagine à la minute le droit de la maîtresse ou le droit de l’amant. La police arrête une femme d’allure ambiguë, ou fait une rafle de filles ? On invoque tout de suite le droit de se prostituer. Et que représentent tous ces droits ? Simplement le besoin de faire parler de soi par quelque chose de criard ou d’impertinent, d’exploiter un petit filon qui ne soit pas le filon de tout le monde, et la satisfaction de montrer qu’on l’a trouvé. Nous avons déjà ainsi toutes sortes d’apostolats étranges embrassés par des apôtres qui ne s’en sont emparés que parce qu’ils étaient à prendre. Pourquoi donc n’en aurions-nous pas un de plus ? L’Anarchie sociale a ses avocats. Pourquoi l’anarchie des sexes n’aurait-elle pas aussi les siens ? Tout le monde n’a pas de quoi acheter un domaine en France, mais il y a des colonies à destination desquelles il suffit de prendre le bateau pour devenir propriétaire, et il en est un peu de même des doctrines et des idées. Il y en a d’exotiques, de fantastiques, de « coloniales, » où l’esprit crève, où toutes sortes de fièvres et de maladies le tuent, où toutes sortes de folies le mangent comme autant de bêtes, où l’on est aux antipodes du bon sens, et pour lesquelles s’embarquent cependant certains émigrants de l’intelligence, par désespoir de n’avoir jamais rien pu faire dans les régions saines. Allons ! Qui va revendiquer le droit des « mœurs artistes » ? Qui va les légitimer esthétiquement, philosophiquement, révolutionnairement ? Qui est-ce qui « va émigrer » en l’honneur d’Oscar Wilde, et se bâtir, à côté de lui, sa petite case empestée mais originale dans quelque Sénégal ou quelque Guyane esthétiques ?

Nous aurons donc certainement, un de ces jours, une nouvelle variété d’apôtre, celui des pratiques anti-physiques. Et il faut même que nous l’ayons, il manque à la collection, on le réclame, et il ne peut pas venir plus à propos. Le misérable public a tant gobé de thèses, d’idées, de doctrines, de sottises, de nouveautés, de balivernes, de couleuvres de toutes les tailles, qu’il est ouvert aujourd’hui à tout ce qu’on voudra lui faire avaler. Il ressemble à ces autruches dans le cou desquelles on s’amuse à voir passer les cailloux et les gros sous, et qui ne se doutent même plus de ce qu’on leur met dans le gosier. Il a perdu le goût moral, et ne sait plus faire la différence entre le bon et le mauvais, le bien et le mal, le sain et le malsain. Pourvu qu’on le distraie, qu’on l’occupe, qu’on l’excite, ou qu’on l’agace, il ne regarde pas à ce qu’on lui offre, et considère tout comme un sport, dans lequel il accorde son admiration, ou tout au moins sa curiosité, au plus fort ou au plus adroit, quand ce n’est pas au plus cynique. Nous voyons tous les jours reparaître des disparus et ressusciter des morts. Ils avaient piqué des têtes dans la boue, et on les y croyait noyés, mais pas du tout ! Ils avaient du « ressort, » de l’audace, de l’ « estomac, » et les acclamations les accueillent, quand on les revoit barboter à la surface. L’ « estomac » ! C’est tout ce qu’on demande à présent à quelqu’un, tout ce que nous apprécions en lui, et nous l’apprécions même d’autant plus qu’on revient de plus loin, ou qu’on remonte de plus bas. On ne prouve ainsi que plus de souffle et plus d’échine, et le succès n’en a que plus de piquant et plus de mérite, le retour n’en a que plus d’odeur. Le dilettantisme, aujourd’hui, n’est pas seulement le fait de quelques écrivains et de quelques artistes, mais celui de la foule, et tout s’y juge au point de vue de ce dilettantisme, tout s’y mesure, tout s’y rapporte, et c’est bien l’heure, par conséquent, de lever la noble bannière du Wildisme. Que nos esthètes y songent, que les entrepreneurs ordinaires de ces sortes de librairie préparent pour cette œuvre éminemment occulte leurs couvertures les plus mystiques, et que les petits pète-en-l’air de la décadence s’y consacrent religieusement.
 
 

 

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(Maurice Talmeyr, in La Revue hebdomadaire, quatrième année, tome XXXV, avril 1895 ; « The Æsthetic vs. the Material, » gravure parue dans Frank Leslie’s Illustrated, janvier 1882 ; carte de visite du marquis de Queensberry, père de Lord Alfred Douglas, portant l’inscription : « For Oscar Wilde posing as Somdomite [sic] »)