Jean III B 897 vivait en l’an 4339 après l’ère chrétienne.
Son nom, écrit suivant la méthode en vigueur depuis l’an 2000, voulait dire qu’il était le troisième enfant de la branche B de la famille n° 897 de la ville où il habitait.
Cette ville avait son centre sur l’emplacement de la bourgade que l’on appelait autrefois Paris et dont il avait fallu détruire les bâtisses minuscules pour faire place à des constructions en rapport avec les exigences du confort moderne. Elle était percée de rues et d’avenues dont la moindre avait 300 mètres de large, de façon à dégager les maisons à vingt étages, hautes de cinquante à cent mètres qui les bordaient. Celle qu’habitait Jean III occupait la place d’un jardin public jadis appelé Parc-Monceau, et dont il était question dans les livres d’histoire ancienne. Elle était entièrement construite en matière transparente inventée deux siècles auparavant et qui laissait passer la lumière, mais ne permettait point de voir à l’intérieur, à la façon du verre dépoli de jadis. La nuit, cette matière devenait lumineuse sous l’action de courants électriques et toute la ville était ainsi éclairée. L’intérieur présentait toute la commodité et tout le luxe imaginables : des appareils spéciaux permettaient de régler à volonté la température ; des téléphones hauts parleurs fournissaient à tout moment les dernières nouvelles de la journée. Le soir, des tableaux animés représentaient les scènes jouées sur les dix théâtres centraux, cela grâce à l’électricité qui reproduisait à distance les images aussi bien que les sons. Sur le sommet de la maison régnait une terrasse plantée d’arbres, où l’on allait prendre le frais durant la belle saison.
Les rues étaient désertes, car toute la circulation de la ville se faisait sous terre, dans des tubes pneumatiques qui transportaient les voyageurs à la vitesse de cinq cents kilomètres à l’heure. Pour les déplacements et villégiatures, l’on se servait de vastes aéronefs qui mettaient trois heures pour se rendre à Omnibus-Ville, capitale des États-Unis d’Europe.
Or, un jour que Jean III, qui était ingénieur, était sorti pour quelques heures dans son aéronef particulier, une « panne » subite arrivée à son moteur l’obligea à descendre dans une vaste plaine, près des ruines d’une ville que les savants croyaient s’être appelée « Perlin » ou « Verlin, » avant l’invasion chinoise. Et là, il vit un objet étrange.
C’était un être vivant, dont le corps était horizontal et porté par quatre pieds. Sa tête, emmanchée à un long cou, avait deux ouvertures par lesquelles il semblait respirer, et, à l’extrémité de son dos, se balançait une sorte de panache qu’il remuait à volonté.
D’abord stupéfait, Jean III se rappela bientôt avoir vu dans un musée un moulage qui ressemblait à l’animal fantastique qu’il avait sous les yeux. Puis une lueur se fit dans son esprit. Plus de doute ! Il se trouvait bien en face du fameux « cheval » des anciens.
Au même moment, la bête poussa une sorte d’appel semblable au hennissement d’une machine, et toute une bande de ses pareils accoururent, nullement effrayés, et semblèrent contempler avec stupéfaction l’homme et son appareil volant.
Celui-ci réparé, il fallut repartir ; mais au dernier moment, Jean III eut une inspiration. Ayant remarqué que le cheval arrachait avec ses dents des touffes d’herbe verte, il lui en offrit dans la paume de sa main et, peu après, l’amena à bord de l’aéronef, qui de suite prit son vol et revint sans autre encombre à son point de départ.
Les jours suivants, Jean III obtint un gros succès en montrant à ses amis et connaissances la bête qu’il avait ainsi ramenée. Tout le monde voulait la voir et la toucher. La presse téléphonique en parlait soit pour la vanter, soit pour nier son existence ; un membre de l’Académie des sciences fit un mémoire de 600 pages pour prouver qu’elle existait réellement. Personne ne lut ce mémoire, mais son auteur fut décoré.
Les choses ne devaient pas en rester là.
Un employé du jardin public où le cheval était nourri, ayant eu un jour besoin de transporter un fardeau, imagina de le mettre sur le dos de la bête, et s’aperçut que celle-ci se prêtait docilement à cette besogne. Une idée en amenant toujours une autre, il se plaça lui-même à califourchon et éprouva un vif plaisir à parcourir de cette façon quelques centaines de mètres ; comme il n’avait jamais eu à diriger que des machines, la pensée de commander à un être vivant le réjouit.
Il fit part de sa découverte à Jean III, qui, étant ingénieur, se rendit immédiatement compte que traîner est plus facile et moins fatigant que porter. Il dessina d’abord une vingtaine de pages de plans et d’épures, artistement teintées de nuances diverses, puis, au bout d’un mois, fit construire une sorte de plate-forme montée sur deux roues et prolongée par deux perches qui s’adaptèrent au flanc du cheval par l’intermédiaire de fils d’acier. D’autres fils aboutissaient à la bouche et servaient à le diriger. L’appareil ainsi constitué fut appelé « hippomototerrocurricule » ce qui voulait dire en abrégé « appareil traîné par un cheval et servant à courir sur terre. » Il fut inauguré en grande pompe, la vingt-deuxième heure du cinquième mois de la trente-neuvième année du quarante-quatrième siècle, et dix-huit discours furent prononcés. Des délégations de la république chinoise et de l’autocratie américaine assistaient à la fête.
Cependant, Jean III ne s’endormait pas sur ses lauriers ; dans l’ombre et le silence, il perfectionna sa découverte. Tout d’abord, pour adoucir les cahots éprouvés sur sa plate-forme mobile, il interposa entre celle-ci et le moyeu des roues des ressorts flexibles dont l’idée, il est vrai, lui fut fournie par une gravure antique représentant un instrument de l’âge du caoutchouc appelé alors « automobile. » Puis, voulant assurer une position confortable à l’hippoduc (tel fut le nom de celui qui montait l’appareil), il construisit sur la plate-forme une carcasse légère qui l’abritait du soleil et des intempéries, et dans laquelle il pouvait s’asseoir. Enfin, dernier perfectionnement, il installa, par-devant, un siège spécial, sur lequel le conducteur était très mal assis, tandis que le voyageur se prélassait à l’intérieur sur de confortables coussins.
Un jour, enfin, qu’il se trouvait au bain, Jean III se leva précipitamment et se frappa le front de son poing, ce qui voulait dire, dans le langage mimé d’alors : « J’ai trouvé ! »
Quelques années, en effet, s’étaient à peine écoulées, que le Journal universel récitait à haute voix, au domicile de ses trois milliards d’abonnés, l’écho suivant :
« Où nous arrêterons-nous sur le chemin du progrès ?
Une société vient de se constituer entre les financiers des dix-huit grandes villes du globe pour exploiter l’invention de notre compatriote d’Europe, Jean III B 897 (Paris). L’on a fait venir quelques milliers de représentants de cette race de « chevaux » que l’on croyait éteinte depuis des siècles, et qui semble, au contraire, avoir dans les solitudes du centre de l’Europe une réserve inépuisable. Ils seront attelés à des appareils montés sur des roues, qui rouleront au grand air et transporteront nos contemporains confortablement et sûrement d’un point à un autre de la ville qu’ils habitent. Plus de trajet dans les entrailles de la terre ; plus d’étouffement, de danger, de collision ! Désormais, l’on circulera au grand soleil ! Aucune dépense d’énergie ; point d’établissement de souterrains et de voies coûteuses ; quelques liards de nourriture par jour, et ce sera tout. Il était réservé au quarante-quatrième siècle de bouleverser les conditions d’existence dans les cités ! »
En effet, une révolution venait de s’accomplir. Jean III avait eu raison de se frapper le front : il avait trouvé le « fiacre. »
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(Louis Rivière, in Le Rire, nouvelle série, n° 127, samedi 8 juillet 1905. George du Maurier, « Berkeley Square, 5 P. M., » in Punch, or the London Charivari, 24 août 1867 ; Benjamin Rabier, « L’Esprit des bêtes : Le Cheval, » c. 1905)