« Oui, oh oui ! dit le vieux monsieur, je me souviens très bien de Branbridge. Il y a plusieurs années, j’y ai passé une quinzaine au mois d’août pendant quatre années consécutives chez le vicaire, qui était un de mes vieux amis de collège. Vous trouvez que c’est un coin charmant ? Si, si, vous avez parfaitement raison ; c’est, en effet, un coin tout à fait charmant, bien qu’il m’ait laissé un souvenir qui n’a rien de charmant. »
Il s’arrêta, comme s’il hésitait un peu, puis il releva la tête.
« Après tout, je crois qu’il n’y a plus maintenant aucune raison de ne pas vous raconter cette histoire. Il y a au moins quarante ans que j’y suis allé pour la dernière fois, et tous les gens en question doivent être morts et enterrés depuis longtemps. Donc, comme je vous l’ai dit, le vicaire était un de mes vieux amis. Vous savez que les vicaires, s’ils sont célibataires, distingués et encore jeunes (et mon ami était tout cela), sont l’objet d’innombrables invitations à prendre le thé, en particulier de la part de jeunes filles mûres qui n’ont rien de mieux à faire. Quand je demeurais chez le vicaire, on nous invitait ensemble, et, il y avait, entre autres, deux maisons où nous étions régulièrement invités à prendre le thé : chez miss Watkin et chez les Seddle. Miss Watkin était une femme agréable et gaie ; elle approchait de la cinquantaine, mais ce qu’elle avait de plus remarquable, c’était sa nièce. Vous l’avez peut-être déjà remarqué, il y a beaucoup de vieilles filles qui ont des nièces. C’est vrai, mais, selon miss Watkin, cette nièce-là se distinguait par une beauté merveilleuse, et surtout par une coquetterie indescriptible. Partout où elle allait, des adorateurs désespérés s’attachaient à ses pas. Miss Watkin relatait ces conquêtes avec un malicieux orgueil et, à la fin de chaque histoire, elle secouait la tête avec désapprobation, mais ses yeux brillaient d’une intense satisfaction. « C’est vraiment effrayant, disait-elle ; vous ne trouvez pas ? » Et nous reconnaissions que c’était vraiment effrayant. Voilà pour miss Watkin.
Passons maintenant aux Seddle. C’était une famille de trois personnes, deux vieilles filles et leur frère, Bertie. Bertie, on s’en doute, était le bébé de la famille, bien qu’il fût difficile de lui assigner un âge précis. Tout ce que l’on pouvait dire, c’est qu’il avait entre quarante et cinquante-cinq ans. Il était petit et trapu avec une grosse tête, une figure large, ovale et imberbe, et des cheveux raides et gris. Mon ami le vicaire connaissait un peu le passé de Bertie, grâce aux confidences de ses sœurs. Autrefois, Bertie avait été un jeune homme gai, bien portant, sportif et turbulent. Dès qu’il eut terminé ses études, on le fit entrer chez un avoué ; on était assez content de son travail. Puis, un peu avant d’avoir atteint la trentaine, il rencontra une coquette qui se moqua de lui, et cette aventure transforma complètement son caractère. Il devint triste, solitaire, incapable de tout travail, et, depuis cette époque, il habitait avec ses sœurs, dans la maison familiale, et il y menait une vie d’infirme, tranquille, tatillonne et casanière. Bien qu’il fût totalement inoffensif, je le trouvais extrêmement déplaisant. Ce n’était pas seulement son physique étrange, son petit corps et sa figure large et lisse. C’était… au fond, qu’est-ce que c’était ? C’était le contraste entre son air vieux, effacé, et sa nature qui était celle d’un écolier. Quelquefois, par exemple, il suffisait d’un rien, dit par mes amis ou par moi-même, pour l’amuser d’une façon extraordinaire, et pendant tout le reste de notre visite il avait des brusques accès de sourire. D’autre part, il avait un appétit monstrueux. Pendant le goûter, on se sentait gêné en le voyant ingurgiter des quantités invraisemblables de petits pains, de gâteaux et de tartines ; et, pour couronner le tout, il faisait collection de papillons. Et pourquoi pas ? me direz-vous. Simplement parce que ce genre de distractions est, à mon avis, tolérable et même sympathique chez un écolier, mais, chez un homme de cinquante ans, c’est parfaitement déplaisant.
On me révéla l’existence de la collection de papillons dès ma première visite. Après le thé, l’aînée des deux miss Seddle m’en dit quelques mots : « Vous devriez demander à Bertie de vous montrer sa collection, » et Bertie me conduisit, avec un sourire ravi, vers une petite pièce mal aérée qui se trouvait derrière la maison et qu’on appelait « la tanière de Bertie. » Il me pria de m’asseoir à une table qui se trouvait près de la fenêtre, puis il se dirigea vers une armoire, ouvrit le tiroir du haut et le plaça devant moi. C’était très soigneusement fait : les spécimens étaient bien rangés et, sous chacun d’entre eux, une étiquette fixée par une épingle indiquait très lisiblement le nom anglais et le nom latin. Mais je remarquai que, parmi les noms latins, les plus longs s’étaient révélés trop difficiles pour lui et qu’il les avait écorchés. Je fus surpris de voir qu’il n’y avait qu’un seul spécimen de chaque papillon. Je lui en fis la remarque. « Ah ! je me suis spécialisé, expliqua-t-il ; je ne collectionne que les femelles, et uniquement les papillons anglais, pas les étrangers, et uniquement les papillons, pas les phalènes. Non, je ne touche pas aux phalènes. »
Or, moi, je préfère les papillons bien vivants, dans un jardin ; contempler des papillons morts qui reposent sous un verre au fond d’un tiroir, me laisse froid ; la collection de Bertie me plongea donc rapidement dans un profond ennui, d’autant plus qu’il s’attendait, comme je m’en aperçus rapidement, à ce que je fisse une étude détaillée et approfondie de chaque tiroir ; or, il y en avait huit, ni plus ni moins. Mais ce n’était pas seulement l’ennui ; ce qui était plus désagréable encore, c’était la proximité immédiate de Bertie qui se penchait sur mon épaule, couvait ses papillons des yeux, et avançait parfois une main pâle et grasse pour me signaler ce qu’il y avait de plus intéressant dans sa collection. Sa grande ambition, c’était de réunir une collection complète de toutes les variétés anglaises. « Il y en a encore quelques-unes que je n’ai pas, dit-il. Je n’ai pas de Grand Mars, vous voyez, ni de Belle Dame, ni de Porte-Queue. Mais je finirai bien par les trouver. Oh oui, je finirai bien par les trouver. »
Lorsque je revins à Branbridge, j’essayai de couper au thé chez les Seddle, mais mon ami le vicaire s’y refusa.
« Non, non, dit-il ; ils seraient terriblement déçus. »
Nous partîmes donc, et je résolus d’éviter le sujet des papillons comme le diable. Mais c’était inutile. Bertie m’accueillit avec un regard complice qui me parut de mauvais augure.
« Je vais vous annoncer une nouvelle qui vous fera plaisir, me murmura-t-il à l’oreille, grand plaisir ; j’en ai trouvé un : le Grand Mars. »
Après le thé, il m’invita à le suivre dans sa tanière. Eh bien, au moins, me dis-je, pour un Purple Emperor, ce ne sera pas bien long. Mais je me trompais. Avant d’être admis à voir le Grand Mars, je dus subir encore une fois toute cette satanée collection d’un bout à l’autre. Le lendemain, nous allâmes prendre le thé chez miss Watkin. Sans perdre un instant, je mis la conversation sur le sujet favori de la maîtresse de maison ; autrement dit. je lui demandai tout de suite des nouvelles de sa nièce. Ma question la plongea dans une émotion indescriptible. Elle rit, rougit comme une jeune fille, et finit par nous confesser qu’Elsie était fiancée et qu’elle devait se marier. « Mais Dieu sait comment ça finira, dit-elle. Vous savez comment est Elsie ; c’est au moins la quatrième fois qu’elle se fiance. »
L’année suivante, un peu avant le mois d’août, je commençai à penser avec une vraie terreur au thé chez les Seddle. J’eus alors une idée lumineuse. Peut-être pourrais-je éviter d’examiner la collection de Bertie, tout simplement en lui achetant un Porte-Queue et une Belle Dame ? Je découvris, après enquête, qu’il y avait une boutique de naturaliste dans le Strand ; j’allai donc y chercher mes deux spécimens. L’homme qui me servait disparut dans le fond de la boutique et revint avec une seule boîte. Elle contenait un Porte-Queue. Il m’assura que c’était une femelle. Malheureusement, il n’avait pas de Belle Dame. Ils en avaient généralement quelques spécimens continentaux, me dit-il, mais ils n’en avaient pas en stock pour le moment. « Et un spécimen anglais ? » demandai-je. Il me regarda avec surprise. « Vous aurez du mal à trouver un spécimen anglais. À ma connaissance, l’espèce est éteinte en Angleterre. » Je maudis la Belle Dame, et, à l’époque habituelle, je partis faire ma dernière visite à Branbridge. Vous vous demandez, évidemment, pourquoi je persévérais dans ces visites, mais c’est parce que je vous en ai donné une impression fausse, ce qui est inévitable. Je ne vous ai guère parlé de mon ami le vicaire. C’était un homme tout à fait charmant et cultivé, et je me plaisais beaucoup chez lui, tandis que ces ennuyeuses réceptions qui tiennent une telle place dans mon histoire n’étaient que de brefs intermèdes. Mais c’est d’elles et non du vicaire qu’il s’agit en l’occurrence. D’ailleurs, elles n’étaient pas vraiment ennuyeuses. Au contraire, elles avaient, du moins à mon avis, une séduction particulière. À cette époque, vous comprenez, miss Watkin et les Seddle bénéficiaient d’une sorte d’effet d’optique. Ils étaient devenus pour moi deux petites boîtes de marionnettes. Vous mettiez votre penny dans la fente – autrement dit, vous sonniez à la porte d’entrée – et, aussitôt, les roues se mettaient à tourner et elles faisaient leur stupide petit numéro. Mais, et c’était là que résidait leur séduction, les représentations n’étaient jamais exactement identiques. Chaque fois, il y avait quelque légère variante qui vous rappelait, à votre grand étonnement, que les poupées étaient bien vivantes. Et, cette fois-ci, la lettre d’invitation de miss Watkin nous promettait une innovation intéressante : « Ma nièce est chez moi, en ce moment, disait-elle, et je suis sûre que vous avez envie de faire sa connaissance. » Or, nous en avions vraiment grande envie. Miss Watkin avait toujours présenté sa nièce sous un jour si favorable qu’on s’attendait vraiment à quelque chose d’extraordinaire, à quelque chose de sensationnel. Or, nous fûmes déçus. Elsie n’avait rien d’une beauté remarquable, loin de là ; c’était tout simplement une jolie fille un peu commune. Mais elle aurait eu un certain charme si elle n’avait partagé les illusions de sa tante quant à son irrésistible pouvoir de séduction. En somme, chacun de ses regards, chacun de ses gestes, chacun de ses mots réclamait une folle passion qu’on était absolument incapable de lui offrir. Bref, ce n’était qu’une cervelle d’oiseau, et, par-dessus le marché, elle avait une robe beaucoup trop habillée pour la circonstance. Quand nous partîmes, miss Watkin nous accompagna jusqu’à la porte d’entrée et nous chuchota, d’un air ravi, qu’Elsie avait laissé tomber son dernier soupirant. J’accueillis cette nouvelle avec tout le courage que comportait la situation. « Il me semble, miss Watkin, dis-je, que votre nièce collectionne les cœurs brisés. »
Deux jours après, nous devions aller prendre le thé chez les Seddle. Je pris la boîte qui contenait le Porte-Queue et, après le thé, je l’offris à Bertie. Il était heureux comme un enfant de recevoir un cadeau et il l’ouvrit aussitôt avec impatience. Je ne le quittai pas des yeux pendant qu’il soulevait le couvercle avec précaution.
Dès qu’il vit le Porte-Queue, il s’arrêta, le souffle coupé, et se pencha pour le regarder, puis il se mit à trembler de plaisir en le dévorant des yeux. N’importe qui aurait été ému par la joie de ce malheureux, mais je ne l’étais pas. Je ne pouvais arriver à me sentir ému. Cette joie était démesurée. Son bonheur avait quelque chose de si profond, de si avide, de si passionné que je me détournai en frissonnant. Mais j’eus aussitôt l’occasion de constater avec satisfaction que mon cadeau avait produit son effet. Dans sa joie, il oublia de me remercier ; en fait, il avait oublié mon existence ainsi que le reste du monde, et, comme un chat qui a pris une souris, il se dirigea vers la porte en étreignant la boîte et se précipita dans sa tanière. Pendant environ une demi-heure, mon ami et moi, nous bavardâmes avec ses sœurs ; finalement, lorsque nous eûmes épuisé tous les sujets de conversation, je racontai à l’aînée que nous avions été prendre le thé chez miss Watkin deux jours auparavant. Elle dressa immédiatement l’oreille. « Et vous avez vu la nièce ? – Oh oui, dis-je, nous avons vu la nièce. – Et comment l’avez-vous trouvée ? » Je me souvins que j’habitais chez le vicaire ; je me montrai discret et évasif. « Oh ! dis-je, c’est une jolie fille, très vivante, très élégante. » La vieille dame pinça les lèvres. « Un papillon ! dit-elle. Ce n’est qu’un papillon. – Un papillon ? » On eut l’impression qu’il y avait un écho à l’autre bout de la pièce. Je levai la tête. Bertie était dans l’embrasure de la porte. Il entra dans la pièce. « Vous avez parlé de papillon ? demanda-t-il. – Ne sois donc pas complètement idiot, Bertie ! dit miss Seddle. Nous parlions de la nièce de miss Watkin. » On eut l’impression que Bertie ne comprenait pas. « Mais la nièce de miss Watkin n’est pas un papillon ! » Je me mis à rire. « Oh, si, dis-je ; et c’est même un papillon très difficile à attraper, paraît-il. C’est une vraie Belle Dame. »
Le lendemain soir, je passai devant chez les Seddle en rentrant de promenade, et je vis quelqu’un qui s’appuyait contre la grille. C’était Bertie. Ses avant-bras et ses mains crispées pesaient sur la grille, et il balançait sa grosse tête dans ses mains comme un énorme melon ovale. Je n’avais plus le temps de m’échapper ; il m’avait vu et commençait à me faire des signes. « J’ai une grande nouvelle à vous annoncer, murmura-t-il dès que je fus arrivé près de lui, une grande nouvelle. La collection est complète. » Ses yeux brillaient. « Vous voulez dire… commençais-je. – Oui, dit-il, depuis une demi-heure seulement. Venez voir. » Il ouvrit la grille et je le suivis avec répugnance. Mais, à ma grande surprise, il ne me fit pas entrer dans la maison ; il me la fit contourner par le jardin que nous traversâmes jusqu’à une petite porte qui donnait sur le pré communal. Je commençai à m’impatienter. « Mais enfin, dis-je, où allons-nous ? » Il leva un doigt court et épais. « Chut… chut ! personne ne le saura, sauf vous. » Lorsque nous eûmes atteint quelques buissons rabougris, il s’arrêta ; sa figure reflétait une joie extraordinaire ; il se baissa et me désigna un taillis de ronces. « Regardez ! murmura-t-il. Regardez ! je l’ai mis là. » Je regardai, et je reculai, épouvanté. Une forme humaine gisait là. Une femme. « Mais qui est-ce ? » demandai-je. Je tremblais des pieds à la tête. « Vous ne voyez donc pas ? murmura-t-il d’un air extasié. C’est la Belle Dame. Vous m’avez bien dit que c’était elle, la Belle Dame, n’est-ce pas ? »
Le vieux monsieur frissonna. « Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage ; j’ajouterai simplement qu’il n’y avait aucun doute, oh pas le moindre doute, qu’elle était morte. »
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(Martin Armstrong, « The Camberwell Beauty, » traduit par Raymonde Asselin, illustré par Igor Kansky, in Les Étoiles, l’hebdomadaire de la pensée française, nouvelle série, quatrième année, n° 52, mardi 7 mai 1946 ; chromolithographies de la Belle-Dame ou Vanesse des chardons)