John Patterson était assis dans son cabinet de travail, au neuvième étage du numéro 4476 de la Huitième avenue de New-York. Sur son bureau en noyer brun, recouvert d’une plaque de verre qui le préservait des taches d’encre, il écrivait avec attention. Il faisait un « papier, » car John Patterson était journaliste, rédacteur au New-York Sun. Immobile dans un rocking-chair, le dos sur le siège, les jambes raides appuyées au marbre de la cheminée, son ami Lewis Hugh regardait avec attention un tableau pendu devant lui, à l’endroit où, en France, nous mettons généralement une glace. C’était un paysage aux tons clairs et argentins, très fins, dan un large cadre d’or, au bas duquel se lisait le nom de l’artiste : « Corot. »

On sait que Corot est le peintre préféré des Américains. En une seule année, la douane de New-York vient d’enregistrer l’entrée aux États-Unis de 30.000 Corot ; et ce mouvement d’importation s’annonce comme devant croître encore durant l’année en cours.

Lewis Hugh, le dos au siège de son rocking-chair et les jambes raides appuyées au marbre de la cheminée, regardait avec attention le tableau, où des trochées de saules vaporeux se répétaient dans l’eau transparente d’une mare tachée de feuilles mortes. Lewis Hugh comptait à haute voix :

« … Six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze…

– Treize ! » ajouta Patterson, sans interrompre son travail.

Hugh recommença, sans s’émouvoir, mais en redoublant d’attention.

« Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze. »

Un moment de silence.

« Treize ! acheva Patterson.

– Je ne sais pas, dit Hugh, si le marchand chez lequel tu t’es procuré ton Corot s’était chargé de te fournir treize canards sauvages ; mais, en fait, il ne t’en a vendu que douze.

– Treize… Parions un dollar ! »

Toujours impassible, Lewis Hugh tira un beau dollar blanc de sa poche et le mit sur le bord de la cheminée. Patterson s’était levé.

Dans ce tableau signé Corot et qui représentait une mare bordée de ses vergnes, en une gamme de nuances grises, se détachait vivement le béret rouge d’un petit bonhomme qui amarrait à la rive une barque de bois brun ; et, sur le ciel, un de ces ciels aux tons très fins de l’Île-de-France, passait un vol de canards sauvages.

Ensemble, les deux amis se mirent à compter :

« Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze.

– Mais, dit Patterson, je suis certain qu’il y en avait treize quand j’ai acheté le tableau chez Knickerbocker. Il y avait treize canards sauvages, à telle enseigne que, comme on me demandait de la toile quinze cents dollars, je n’en voulus donner que treize cents… cent dollars par canard.

– Cent dollars le canard sauvage, peste ! c’est un prix ; encore as-tu été volé… »

Patterson venait de décrocher le tableau.

Il retirait la toile du cadre.

« Le treizième a dû glisser dans la rainure… »

Mais la toile désencadrée, posée à plat sur le bureau, ne contenait décidément que douze canards sauvages.

« Voilà ce que c’est que d’acheter de la peinture aussi vivante, dit Hugh. Tes canards s’envolent. Si tu ne fais tendre ton tableau d’un filet, un de ces jours tous ces oiseaux seront partis par la fenêtre. »
 

*

 

Le Corot aux canards sauvages a repris sa place au-dessus de la cheminée. Il est clair et charmant. Une brume légère, faite de lumière et d’air, en estompe les contours indécis. Patterson ne peut plus en détacher ses yeux. Cent fois, il en recommence le dénombrement : « Un, deux, trois, quatre… neuf, dix, onze, douze. Je suis certain qu’il y en avait treize ; c’est une histoire fantastique ! »

Patterson ne pouvait plus travailler… Incessamment, ses regards se reportaient sur la toile. Un soir, dans les bureaux du New-York Sun, le secrétaire de la rédaction le fit appeler et, de la part du boss (patron), lui administra une verte semonce. Au milieu de son dernier article, on avait subitement trouvé – ce qui avait produit l’effet qu’on imagine – cette énumération bizarre : « … huit, neuf, dix, onze, douze… »

Patterson se décida à retirer le tableau du mur. Il le mit au fond d’un placard, derrière une pile de livres.

Ainsi, du moins, la hantise prendra fin… Elle n’en devint que plus lancinante. À présent que les canards sauvages n’étaient plus là, devant lui, l’envie de les compter devenait irrésistible ; et il fallait chaque fois déménager toute une pile de bouquins. Le tableau reprit donc sa place au-dessus de la cheminée.

Durant le mois d’octobre, Patterson fut absorbé par l’agitation de l’élection présidentielle. Les rédacteurs du New-York Sun étaient littéralement sur les dents. Plusieurs semaines s’étaient passées sans qu’il eût refait le compte des canards sauvages, quand, un matin, comme il fumait un havane blond, les pieds sur le marbre de la cheminée, instinctivement il reprit le dénombrement fatal :

« Un, deux, trois, quatre… huit, neuf, dix, onze, douze, – treize ! »

Treize, c’était bien treize ; il retrouve ses treize canards sauvages ! Patterson compte et recompte. Il appelle son valet de pied nègre et sa vieille cuisinière. Il faut qu’ils fassent à leur tour l’addition des canards sauvages. Les fidèles domestiques croient que leur maître a perdu le sens. On compte : « … neuf, dix, onze, douze, treize. » Il y a bien sur le tableau treize canards sauvages.

« Allô ! allô ! »

Patterson s’est précipité au téléphone, où il appelle son ami Lewis Hugh.

« C’est toi ? viens vite ! une affaire de la plus grande importance ! »

Bientôt, la porte s’ouvre.

« Hugh ! mon vieil ami, compte les canards sauvages !

– C’est pour cela que tu m’as fait venir ?

– Compte les canards sauvages.

– Un, deux, trois… dix, onze, douze, treize….Tiens ! mais il me semble que, la dernière fois, il n’y en avait que douze…

– Il y en a treize ; tu as perdu ton pari, rends-moi mon dollar.

– Ah ! mais non, dit Hugh. Quand j’ai compté les canards, il y en avait douze… Ce n’est pas ma faute, à moi, si tes tableaux sont ensorcelés. »
 

*

 

Assis à son bureau, Patterson écrivait avec attention. Il achevait le deuxième paragraphe de son article, quand il leva la tête.

Devant lui, la taille svelte et gracieuse prise dans une jaquette de drap gris, coiffée d’un large chapeau de feutre bleu sur lequel ondoyait un bouquet de plumes blanches, se tenait une jeune fille de vingt à vingt-deux ans, aux cheveux blonds. De ses grands yeux profonds et clairs, elle fixait sur Patterson un regard d’enfant. Elle tenait en main un tableau sans cadre.

« Excusez-moi, monsieur, je suis entrée sans frapper. On m’avait dit qu’à cette heure, vous n’étiez jamais chez vous… Je venais compter sur cette toile – et, de sa fine main gantée, elle indiquait le Corot – les canards sauvages…

– Comment, vous aussi ? »

Avec cette tranquille assurance que donnent la jeunesse et la beauté, l’inconnue était déjà devant la cheminée.

« Dix, onze, douze, treize… Oui, il y en avait treize ; j’en avais oublié un. »

Et, comme Patterson la regardait de l’air le plus ahuri :

« Il faut que je me présente : « Miss Maud Farnworth, » et que je vous explique. J’avais fait une copie de votre Corot quand il était chez Knickerbocker. Le musée de Dayton m’en demanda ensuite une seconde copie. Vous veniez d’acheter le tableau. Je tenais, comme bien vous pensez, à faire ma seconde copie sur l’original lui-même… mais je n’ai pas osé vous le demander, ne vous connaissant pas… d’autant que votre ami Crawford, du New-York Sun me disait que vous aviez très mauvais caractère…

– Je vous remercie.

– Par bonheur, il se trouva que nous nous servions chez nous du même frotteur que vous… Il a fait la substitution ; puis, la seconde copie terminée, il a replacé l’original… Mais voici que, en possession de mes deux copies, je me suis aperçue que, sur la première, celle qui a été pendant deux mois dans votre bureau, je n’avais mis que douze canards sauvages, tandis que, sur la seconde, il y en avait treize… »
 

*

 

Durant les heures où John Patterson travaille à son bureau de noyer ciré, il ne rêve plus d’un treizième canard sauvage ; il rêve d’une taille souple et fine, prise dans une jaquette de drap gris, d’une jolie tête aux yeux tranquilles sous un chapeau de feutre bleu, d’une tête de jeune fille aux cheveux blonds comme le miel ; et il entend le son d’une voix claire qui compte devant la cheminée :

« … Neuf, dix, onze, douze, treize. »

Miss Maud Farnworth ne tarda pas à s’appeler Mrs John Patterson ; du moins ainsi la nommait-on dans le monde, car, dans l’intimité, Patterson ne l’appelait jamais que « mon beau canard sauvage. »
 
 

Adapté de l’américain par

FRANTZ FUNCK-BRENTANO
 
 

 

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(Frantz Funck-Brentano, « Contes du dimanche, » in L’Écho de Paris, nouvelles du monde entier, vingt-cinquième année, n° 8877, dimanche 22 novembre 1908 ; repris dans la Feuille d’avis de Neuchâtel et du vignoble neuchâtelois, cent quatre-vingt-unième année, n° 301, vendredi 26 décembre 1919, puis dans Luxemburger Illustrierte [L’Illustré luxembourgeois], n° 40, jeudi 1er octobre 1925 ; Jean-Baptiste Corot, « Rivière avec une tour dans le lointain, » huile sur toile, 1865, et « L’Étang aux canards, » huile sur toile, c. 1855-1860)