« … Livré pieds et poings liés à une lâche et brutale populace… »
LORD ALFRED DOUGLAS
Un acte détestable, inouï, mais bien démocratique, bien digne de cette abjecte populace qui aujourd’hui fait la loi, vient de déshonorer Londres. Oscar Wilde, l’un des plus éminents écrivains de l’Angleterre, dont, il y a quatre mois, éditeurs et directeurs de théâtre se disputaient les œuvres, que les plus illustres maisons s’enorgueillissaient d’avoir pour hôte, artiste de grand talent, causeur délicieux, homme bon et serviable, s’est vu tout d’un coup enlevé de son domicile, jeté dans une cellule, traduit devant un tribunal, outragé par l’auditoire et les magistrats, et finalement condamné aux travaux forcés, tandis que, dans Londres, on arrachait son portrait des devantures, que les directeurs de théâtres refusaient de jouer les pièces qu’ils avaient acceptées, que ses livres étaient retirés des librairies et des bibliothèques publiques, que sa fortune était saisie, son hôtel vendu, sa femme, avec ses enfants, chassée de sa demeure.
On se demande quel crime a pu commettre Oscar Wilde pour être traité de la sorte, s’il a trahi l’Angleterre, tenté d’assassiner la reine ou de faire sauter le Parlement. On reste étonné quand on apprend qu’Oscar Wilde n’a commis aucun crime, qu’il n’a même probablement pas commis la faute contre-nature dont on l’accuse – du moins sa culpabilité n’est-elle pas encore démontrée. Il a fallu simplement, pour qu’on le condamnât, qu’un homme vint l’insulter, dont tout Londres connaît la triste conduite, une sorte de fou furieux que sa femme et ses fils, – à cause de ses brutalités, – ont dû abandonner. Lord Queensbury, jaloux de voir son fils préférer la société d’un poète à celle d’un père grossier et cruel, n’a pas craint, pour satisfaire sa haine, de suspecter une liaison que le talent et l’esprit de Wilde suffisaient à expliquer. Méprisant les attaques d’un pareil adversaire, Wilde a crû bon de n’y répondre que par des ironies ; mais la Cour, devant laquelle ce singulier débat avait lieu, déjà prévenue contre l’artiste, ne lui a point pardonné ce ton de sarcasme et de dédain. Ayant de comparaître devant le tribunal, Wilde était déjà condamné. On s’est appliqué d’autant plus à découvrir des preuves accablantes de son prétendu crime. Pour arriver à ce résultat, on a passé par-dessus toute justice, – mieux que cela ! – par-dessus toute légalité. La loi romaine, avec raison, n’admettait pas le témoignage des esclaves ; la loi anglaise a admis contre cet écrivain le témoignage de toute la valetaille du Savoy-Hôtel. Il faut voir les détails du procès : les magistrats, dans une passion d’obscénités, chercher dans les lettres et les livres absolument innocents de Wilde les mots à double sens, lui demander compte des nuits qu’il a passées sous le même toit que ses amis, étudier les taches des draps et des tapis de l’hôtel avec une science scatologique qu’on n’eût pas attendue de personnes si graves, puis, n’osant tout de même se fier à leurs seules lumières, interroger les domestiques et les maîtres-chanteurs de Chelsea, comme si, en se faisant accusateurs, ces gens devenaient soudain dignes de confiance. Il me répugne de raconter, je ne dis pas les actes de Wilde, puisqu’on les ignore, mais ceux qu’imaginèrent ces défenseurs de la morale, qui, sous prétexte de punir l’indécence, se sont plu à faire éclater un scandale qui n’existait pas avant eux.
Tout serait ridicule dans cet étrange procès, si tout n’y était odieux. N’est-ce pas indigne, par exemple, qu’avant son jugement on ait refusé à Wilde de lui donner la liberté sous caution, et qu’on l’ait tenu près de deux mois enfermé dans une cellule d’où il ne pouvait voir ses visiteurs qu’à travers des barreaux de fer, comme une bête sauvage ? On le relâcha seulement quelques jours avant sa condamnation, quand on eut reconnu que le régime de la prison d’Holloway et les malheurs successifs qui venaient de s’abattre sur lui avaient mis en péril sa raison et sa santé. Les incidents qui accompagnent les débats ne sont pas moins infâmes. Comme, lors du premier procès, les jurés n’avaient pu se mettre d’accord, dans le second les ennemis de Wilde prirent toutes leurs précautions pour s’assurer contre lui un verdict de culpabilité. Ce n’est point une témérité de penser que l’on tenta tous les moyens de corruption pour séduire ceux des jurés qui semblaient bien disposés à l’égard de l’écrivain ; on eut soin aussi que la sentence ne fût pas prononcée le jour où Sir Edward Clarke, le défenseur de Wilde, prendrait la parole, de crainte que son éloquence n’impressionnât favorablement l’assistance. De la sorte, le solicitor général Sir Frank Lockwood, dans son réquisitoire, puis le juge Wills, dans son résumé des débats, n’eurent plus qu’à s’abandonner à leur verve accusatrice, sans même s’occuper d’établir l’accusation : ils savaient bien que les jurés avaient déjà oublié le discours de clémence prononcé la veille et que les derniers qui parlent ont toujours raison.
Voilà donc Wilde ruiné, déchu, abandonné de tous, enfermé à Pentonville avec les pires malfaiteurs ! Qu’on s’imagine cet homme habitué à toutes les délicatesses de l’existence, ayant, ainsi qu’il le doit, toutes les fiertés, rasé comme un pestiféré, affublé d’une blouse grotesque, passant ses journées à transporter des boulets de canon ou à user ses mains fines sur des câbles goudronnés, pour n’avoir le soir qu’une maigre soupe et un petit morceau de pain. Rien, dans cette abominable geôle, ne vient enlever les prisonniers à leurs afflictions. Ils ne peuvent voir un ami et ils ne peuvent non plus lire un livre, si ce n’est, le dimanche, cette Bible odieuse au nom de laquelle s’accomplissent les plus grandes cruautés. Une personne à laquelle, par grâce, on a permis de voir Oscar Wilde, a rapporté l’image d’un homme à jamais humilié et anéanti, brisé par la fatigue et la faim. Cela n’a pas empêché le gouverneur de Pentonville de répondre à M. William Wilde, qui s’inquiétait du sort de son frère, « que le condamné allait parfaitement bien et qu’on était plein d’égards pour lui. » On lui donnait même à entendre que si Oscar Wilde tombait dangereusement malade, on l’avertirait à temps pour lui permettre d’assister à son agonie.
Il y a des courtisans de la populace qui se divertissent à flatter sa jalousie en avilissant les grands hommes. Ainsi fabriquent-ils de lourdes compilations qu’ils intitulent les Crimes des rois ou les Crimes des papes. Peut-être serait-il temps de donner une suite véridique à ces histoires imaginaires et de raconter enfin les Crimes de la Démocratie. Je me charge, pour ma part, de fournir à ces bizarres amateurs des volumes de documents.
La condamnation d’Oscar Wilde doit être mise au nombre de ces crimes démocratiques. On frappe d’abord Wilde parce qu’il a violé les lois de cette petite morale calviniste, indulgente à toute bassesse d’âme et sévère seulement pour les passions, – morale qui fait descendre le mot vertu de son beau sens antique et noble (Virtus, courage), et considère comme des crimes des actes qui en réalité n’offensent que celui qui les commet.
Pas plus que les puritains, certes ! je n’ai l’intention de défendre les actes de perversité, mais, outre que rien ne prouve que Wilde en soit coupable, je ne reconnais pas à la loi civile le droit de les condamner, à moins qu’ils ne soient aussi des attentats à la liberté. On ne peut même invoquer, à ce sujet, le danger social, car justement le caractère de ces actes est d’être exceptionnel. Du moment qu’en Angleterre la loi civile se met à les poursuivre, c’est qu’elle se confond avec la loi ecclésiastique et qu’elle prétend intervenir dans la vie privée. Il faut alors qu’elle ait la logique de nos anciens parlements, qui se croyaient d’institution divine et s’imaginaient devoir punir non seulement l’immoralité, mais l’athéisme et l’hérésie.
Du moins, la justice du passé, indifférente à la prétendue égalité des êtres, savait-elle, dans ses extrêmes rigueurs, se montrer indulgente pour les grands hommes ; et, tandis qu’elle brûlait les sodomites, elle ne songeait pas à inquiéter le héros de Rocroi, convaincu pourtant d’avoir des mœurs contre nature. En effet, le génie et le talent excusent et justifient la constitution étrange de certains êtres qui, s’ils s’affranchissent des obligations ordinaires des autres hommes, servent l’humanité d’une façon plus utile et plus glorieuse. Qu’à Londres on voulût absolument faire un exemple, la police n’avait qu’à choisir ses victimes le soir, dans les allées d’Hyde-Park, sans aller les chercher parmi les écrivains qui honorent le plus la littérature anglaise.
Que même on arrêtât Oscar Wilde, on lui devait au moins cette justice que l’on doit aux derniers des misérables. On ne pouvait négliger de considérer quels étaient ses antécédents, quel promettait d’être son avenir, et si le châtiment dont on allait le frapper ne serait pas plus funeste et plus criminel que sa faute. La fonction du juge, fonction qui ne manque point de grandeur, est seulement de défendre la société et non point d’exercer un prétendu droit de punir, qu’aucun esprit libre ne lui a jamais reconnu. Ayant à se prononcer sur Wilde, il ne lui était pas permis d’oublier que l’accusé avait écrit ce beau roman de Dorian Gray, des essais d’une analyse fine et originale, des contes exquis, des comédies d’une observation piquante et enjouée ; de même, il était tenu de se rappeler que Wilde était l’ami le plus excellent et l’homme le plus dévoué, que beaucoup de ses accusateurs du moment demeuraient ses obligés de la veille, que les uns lui devaient leurs succès littéraires et d’autres leur existence.
Aussi, quand on voit Oscar Wilde reconnu coupable de tout ce dont on l’accusait, et, sans bénéficier des circonstances atténuantes, condamné à la peine la plus sévère pour un acte qui ne pouvait guère scandaliser que les chats du Savoy-Hôtel, en admettant même qu’ils fussent puritains, on n’a pas de peine à s’apercevoir que ses bourreaux ne sont pas seulement des rigoristes, mais des envieux, et qu’ils déguisent, sous leurs apparences austères, l’âme la plus vile et la plus cruelle. Quelle que soit leur ardeur à défendre leur petite morale outragée, ils n’eussent point accueilli avec tant d’enthousiasme la dénonciation ridicule de Lord Queensbury, s’ils n’y avaient vu un prétexte pour exercer leur vengeance.
Le juge Wills, le solicitor général Sir Frank Lockwood, les jurés, représentent dans ce procès la populace de Londres qui n’a point de reconnaissance pour l’homme qui l’a divertie et charmée, mais de la haine pour l’écrivain qui l’a humiliée par son talent. Frappant Wilde, ils frappent le succès, la richesse, l’intelligence, ils font leur œuvre de plébéiens qui, ne pouvant rien créer, détruisent.
« On vous a parlé, Messieurs, a dit Sir Frank Lockwood en s’adressant aux jurés, on vous a parlé du passé et de l’avenir littéraire de l’accusé. Sa qualité d’homme de lettres n’a rien à voir ici. »
Déjà le juge Charles, qui semblait pourtant moins animé de haine, avait dit dans son résumé du premier procès : « Nous avons perdu beaucoup de temps à parler littérature sous prétexte que Wilde était littérateur. Or, il nous est indifférent que Wilde soit homme de lettres ou maçon. »
Le sens de ces paroles est clair. Qui cependant les a comprises ? Ce procès infâme n’a indigné personne et a même diverti bon nombre de rieurs. J’avais déjà remarqué que nos socialistes modernes manquaient absolument d’esprit de solidarité ; cette circonstance me l’a encore mieux fait voir. Les cabotins ordinaires de la pitié, ceux qui se rougissent les yeux en public pour demander la grâce des assassins et des bandits de profession, n’ont pas osé ouvrir la bouche en faveur de Wilde, sans doute parce que cette fois il eût été de leur devoir de se montrer miséricordieux. (1) De même, les petits snobs qui, il y a trois ans, lors de l’arrivée de l’auteur de Dorian Gray à Paris, se gonflaient de vanité à l’idée de lui être présenté, ont mêlé leurs voix de réprobation à celles des souteneurs, des voleurs et des clergymen de Londres. On ne s’est un peu ému que lorsqu’on a décrit, dans les journaux, les tortures de Pentonville, – non, il est vrai, qu’on se préoccupât du sort de Wilde, mais parce qu’elles irritaient nos sentiments d’humanité (disons le mot juste : notre nervosité), – comme si ces supplices de la roue, du chat à neuf queues, de la faim, qu’il est abominable d’infliger à Oscar Wilde, ne conviendraient pas excellemment à certaines canailles, par exemple à Sir Frank Lockwood, solicitor général.
Il y avait pourtant mieux à faire qu’à gémir sur le sort de quelques misérables indignes de pitié, et nos journalistes qui, pendant trois mois, s’amusèrent chaque matin à comparer les pédérastes aux esthètes et à rendre Burne-Jones, Swinburne et Dante-Gabriel Rossetti (qu’ils appelaient Rosati) responsables de tous les vices de leurs concitoyens, eussent pu mieux employer leur temps : oui ! au lieu de se divertir à ces plaisanteries, ils avaient tout simplement à défendre la cause de l’intelligence devant les Barbares.
Qu’on en soit persuadé : dans ce procès, il ne s’agit pas de sodomie, mais des droits de la justice envers un homme supérieur. La grande question est de savoir si on peut traiter l’auteur de Dorian Gray comme un maçon qui aurait commis le même crime que lui.
Je suppose qu’au lieu d’Oscar Wilde, le tribunal ait eu devant lui deux des plus grands artistes que le monde ait connus : Léonard de Vinci et André Verrocchio, par exemple, qui furent aussi accusés de vices contre-nature, ou bien qu’il ait eu à juger cet admirable Razzi, qu’on appelait le Sodoma et qui ne s’en défendait pas, il me semble encore entendre un Sir Frank Lockwood dire aux jurés : « On vous a parlé, Messieurs, du passé et de l’avenir artistique de l’accusé. Sa qualité de peintre n’a rien à voir ici. » Laisserait-on cette réunion d’imbéciles ou de misérables briser la main et l’intelligence du génie ?
Ils ont fait plus cette fois que de toucher à l’artiste, ils ont touché à son œuvre. On a osé détruire tous les ouvrages d’un écrivain dont jusqu’alors personne n’avait suspecté la moralité ; on a même retiré ses livres des endroits où ne pénètre pas la foule et où, en admettant qu’ils fussent criminels, les savants et les écrivains devaient au moins, à titre de documents, pouvoir les consulter. Il règne aujourd’hui dans le monde des lettres un tel esprit de jalousie que personne ne s’est élevé contre un acte aussi infâme. Littérateurs et artistes ont souri à cette condamnation de l’un des leurs. Certains même ont choisi le moment où Wilde était en prison pour l’accuser de plagiat. Des journalistes qui n’ont jamais lu une ligne de ses livres ont prétendu que ce poète païen avait reproduit dans ses romans les scènes de diableries de M. Huysmans, quand rien ne pouvait plus déplaire à Oscar Wilde que les imaginations de faux mystique et de faux passionné, les terreurs et les extases de sacristain de l’auteur d’À Rebours et d’En Route.
Hélas ! en excitant par leurs articles cette haine populaire dont les magistrats anglais se sont faits les interprètes, ces hommes de lettres ne savaient pas qu’ils oubliaient leurs propres intérêts et se condamnaient eux-mêmes. Le chemin est maintenant ouvert à la persécution, et les démocrates calvinistes ne manqueront pas de s’y précipiter pour satisfaire leur envie de petites gens ou simplement obéir à ce qu’ils appellent « la voix de leur conscience. »
Que l’on observe bien, en effet, que l’on n’a point condamné Wilde pour crime de sodomie, mais simplement pour acte d’indécence, et moins encore pour les scènes qu’on a prétendu s’être passées au Savoy-Hôtel que pour les lettres purement littéraires que Wilde écrivit à Lord Alfred Douglas. Quel est celui de nous qui n’est pas coupable d’un acte d’indécence de ce genre ? Acte d’indécence pour les puritains ! mais c’est toute notre œuvre, toute notre vie. Pour commettre un acte d’indécence, il n’est pas besoin de célébrer l’amour grec, il suffit d’aimer mieux que les évangiles des rustres juifs Sophocle, Racine et Shakespeare, il suf fit de chanter la femme autrement que les disciples de Madame George Eliot, de préférer aux mièvres et sentimentales imageries des enlumineurs anglais l’art passionné de Véronèse, de Jules Romain et de Rubens, et aux insipides romans des filles de clergymen les libres tableaux de mœurs que Fielding dans ses romans, puis, plus tard, toute une troupe d’aimables peintres nous ont retracés, lorsque les méthodistes n’avaient pas encore fait la conquête de Londres, et que le pays de Rowlandson pouvait réellement se nommer la joyeuse Angleterre. Sous cette inculpation d’actes d’indécence, Swinburne, pour ses Poèmes et Ballades, a failli subir la même peine que Wilde, et un éditeur de Londres qui a publié la traduction d’un roman d’Émile Zola : La Terre, je crois, a été sans ménagements jeté en prison. Il y a longtemps que l’on aurait condamné notre grand Félicien Rops aux travaux forcés à perpétuité pour ses admirables eaux-fortes, si au lieu d’habiter en France il lui avait plu de vivre en Angleterre. Et ne nous réjouissons pas trop de notre liberté ! Les mœurs odieuses des puritains d’Outre-Manche sont en train de s’acclimater dans notre pays. Rien ne convient mieux aux voleurs et aux bandits de la démocratie – à quelque pays qu’ils appartiennent – qu’un masque d’austérité.
Encore qu’en de pareilles circonstances les paroles soient bien inutiles, c’est un devoir et en même temps un soulagement de protester contre cette condamnation. On voudrait cependant pouvoir faire plus que de défendre le nom d’un écrivain : on souhaiterait de le sauver. Mais, ainsi maudit de tous, comment intéresser à son sort les puissants d’aujourd’hui, comment leur persuader qu’il serait de leur devoir de s’employer à sa délivrance ? Je sais qu’on a eu l’idée de présenter une pétition à la Reine (2), mais je n’ose espérer que cette lourde bourgeoise, que cette protestante bigote qui n’a pas honte d’occuper la place de la grande Elisabeth, accueillera favorablement cette demande de grâce. Les souverains modernes ressemblent à des marionnettes en bois qu’on promène aux fêtes foraines et qui, de temps à autre, répètent la fameuse phrase : « Nous sommes préoccupés du sort des humbles. » À cause de ces paroles, on leur permet de conserver leur couronne sur la tête. Ils n’ont garde de la perdre par des mesures qui leur paraîtraient imprudentes et que le peuple, raisonnablement, ne peut pas approuver. Gracier un écrivain ! Fi donc ! C’était bon pour leurs ancêtres !
La seule manière d’obtenir la grâce de Wilde, ce serait de recommencer pour Pentonville ce qu’on fit pour la Bastille en 1789. La Bastille était un lieu de supplices imaginaires ; au moment de la prise de la forteresse, on n’y trouva que sept détenus, dont un
assassin, quatre faussaires et deux fous. Les prisonniers y étaient doucement traités et bien nourris, et il n’y eut jamais d’autre supplice que celui qu’infligea la populace le jour du 14 juillet à M. de Launay. Pentonville réalise la geôle effrayante que la Bastille
avait fait concevoir aux imaginations populaires. Je me fie assez aux calvinistes qui dirigent cette prison
pour penser qu’aucune souffrance, aucune humiliation ne sont épargnées aux reclus… Ah ! il y aurait une
belle et noble expédition à entreprendre… Avec
quelle joie je verrais Pentonville en flammes ! Et ce
n’est pas seulement à cause de Wilde que je me réjouirais, mais à cause de nous tous, artistes et écrivains païens, qui en sommes de droit les prisonniers honoraires.
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(1) Je dois citer les noms des rares écrivains qui dans divers journaux ont eu pour Wilde des paroles de pitié : MM. Henry Baüer, Jean Lorrain, Octave Mirbeau, Henry Fouquier. Je voudrais parler aussi de M. Paul Adam, qui a consacré dans la Revue Blanche un article à Oscar Wilde, mais je ne puis approuver les raisons qu’il a données pour le défendre.
(2) À propos de cette pétition, le lecteur pourra se reporter à l’article que nous lui avons consacré sous le titre : « Oscar Wilde devant les cochons. » [Monsieur N]
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(Hugues Rebell, in Mercure de France, tome XVI, n° 68, août 1895 ; faux portrait d’Oscar Wilde attribué à Beardsley, in Fifty Drawings by Aubrey Beardsley, selected from the collection owned by Mr. H. S. Nichols, New York : H. S. Nichols, 1920)