Le manège du père Boutineau apparaissait petit, petit, entre l’envol craquant des balançoires tricolores et les somptuosités industrielles des montagnes russes aux plongées raides.
C’était un de ces vieux manèges où des girafes minuscules poursuivent inlassablement des lions généreux et des tigres râpés.
Cet orgue mâchait sans arrêt des pliants de carton perforé où le Beau Danube bleu alternait avec la Marche de Sambre-et-Meuse, au grand dédain des fêtards locaux, amateurs de fox-trot et de shimmy. Les montagnes russes possédaient, d’ailleurs, un orchestre éclatant qui jaillissait hors d’une caisse de cuivre fleurie de pavillons sonores dont le fracas couvrait la vieille voix chevrotante du petit manège. Le heurt des wagonnets lancés sur les rails ajoutait son tonnerre à l’ouragan musical et il fallait attendre l’instant d’arrêt, durant lequel les clients se casaient dans les voitures, pour percevoir un lambeau de Sambre-et-Meuse, une goutte de Danube bleu.
La fatalité voulait que le manège du père Boutineau parcourût le même cycle forain que ces montagnes russes obsédantes, dans la grande banlieue parisienne où l’on rencontre encore des ormes taillés sur le mail, des bancs de pierre polie devant l’église, une mare tapissée de lentilles d’eau à côté de la mairie.
Les balançoires tricolores – que de jeunes voyous lançaient à une hauteur imprévue, en tirant, de toutes leurs mains rouges, sur une corde grasse – achevaient la déroute du père Boutineau. Sa clientèle se réduisait aux bébés que l’on attache avec une sangle sur leur monture, et encore le marchand de caramels lui faisait-il une redoutable concurrence auprès de ces jeunes cavaliers.
Devant le désastre de sa caisse, Boutineau décida, un beau matin, de moderniser son entreprise et de renouveler son matériel dans la mesure de ses disponibilités.
Il fit mystérieusement le voyage de Paris et revint, flanqué d’un monteur en cotte bleue et d’un cadre de bois aux dimensions surprenantes. Les deux hommes travaillèrent avec acharnement derrière les toiles rabaissées du manège et les habitants de Bécon-les-Fougères furent admis, ce même soir, à contempler le nouveau pensionnaire du père Boutineau.
Ce n’était qu’un cheval de bois, mais quel cheval de bois ! Il s’enlevait sur les deux pattes de derrière et sa croupe orangée, pommelée de vert-cru, pesait lourdement sur ses jarrets pliés. Une selle de velours cramoisi, bordée de peau de léopard, le chargeait. Il croisait ses sabots antérieurs, comme pour une garde de boxe. Son mors était d’acier ; ses étriers, de cuivre ; son harnais, de cuir marocain. Mais sa tête surtout ne pouvait que susciter l’étonnement des masses : avec ses gros yeux de verre éclatant, ses oreilles droites qui quêtaient les bruits, le toupet rabattu sur son front dur, sa ganache tendue et le retroussis des naseaux qui dégageait la denture féroce, le monstre apparaissait formidable et diabolique. Ne portait-il pas, d’ailleurs, le nom de Belzébuth, moulé au pinceau et finement enrubanné sur sa fesse de bois verni ?
Sa taille surprenait. Les lions du manège semblaient des griffons et les tigres des chats de gouttière, à ses côtés. Il évoquait à la fois les coursiers du soleil qui arrondissent le cou, les montures de l’Apocalypse et le cheval de Troie. Il attirait et inquiétait.
Le père Boutineau tournait la manivelle de licol, un écriteau où il avait écrit lui-même, en belle ronde : « Grand cheval — 0 fr. 25, le tour, » tandis que le tarif normal n’était que de deux sous pour le reste de la ménagerie.
Le fils du maire de Bécon-les-Fougères fut le premier à vouloir monter Belzébuth. Il se hissa sur le monstre, à l’aide d’un escabeau, donna ses cinq sous, rassembla les rênes et partit pour une randonnée circulaire au rythme déchaîné de Sambre-et-Meuse.
Le père Boutineau tournait la manivelle de toutes ses forces et jugeait que l’avenir de ses vieux jours était désormais assuré, grâce au labeur de Belzébuth. Un cri de douleur interrompit sa rêverie pratique.
« Arrêtez ! Arrêtez ! » clamait-on autour du manège.
Désarçonné, le pied engagé jusqu’à la cheville dans l’étrier plat, le fils du maire râpait lamentablement le sol avec sa nuque. Il poussait des hurlements, d’une bouche tordue que le fracas des montagnes russes bâillonnait. Et sa gouvernante prenait le ciel à témoin, en patois de Saint-Flour.
L’arnica coula à flots douceâtres. Le taffetas d’Angleterre mit sa croûte rose sur des écorchures à vif. Les brosses jouèrent avec fureur sur les vêtements gâtés par la boue. Et le maire de Bécon-les-Fougères retira au père Boutineau l’autorisation de séjourner plus longtemps dans les murs de sa bonne ville.
Le vieux reprit la route, avec son écurie de bois. La solitude, maintenant, l’enveloppait. Il arrivait, à la tombée du jour, dans des villages inconnus et il montait son manège péniblement, au centre de la place. Puis il tournait sa manivelle et il attendait les clients.
La voix grêle de l’orgue mettait une tristesse infinie dans le silence de la place.
La mécanique avait des heurts, des sursauts et des arrêts que l’on ne soupçonnait pas, autrefois, à l’époque des tapageuses concurrences. Perdu dans l’immense orchestre forain, l’instrument tenait modestement sa place. Son insuffisance s’affirma, quand il dut se charger du solo.
Belzébuth triomphait. Énorme, rutilant et cabré, il apparaissait comme le mauvais génie du lieu. Les enfants pleuraient de peur, en le regardant. Un jeune héros, qui se hasarda jusqu’à l’enfourcher, macula sa culotte de peinture fraîche et subit l’humiliation d’une fessée publique.
Tout cela n’arrangeait guère les affaires du père Boutineau. Les recettes baissaient de plus en plus ; les mornes montures tournaient sans cavaliers ; la faillite cognait, d’un doigt sec, à la caisse.
Ce fut alors que le père Boutineau commença de boire plus que de raison. Il s’incrustait sur les chaises de paille des cabarets et le manège, pendant ce temps-là, moisissait sous sa bâche.
Les lions, la girafe et les tigres acceptaient leur sort avec résignation. Leur volonté s’était usée, depuis si longtemps qu’ils tournaient dans les fêtes. Mais la rage couvait au cœur de Belzébuth qui ne pouvait souffrir cette toile verte et raide qui l’ensachait.
Le père Boutineau était, d’ailleurs, devenu féroce avec ses pensionnaires. Il ne leur ménageait ni les insultes ni les coups, lorsqu’il rentrait eu titubant du cabaret. Un lion perdit ainsi un œil dans la bagarre ; les tigres, leur moustache ; et la girafe, une de ses petites cornes.
Le vieux tapait avec sa trique, à tort et à travers, et le malheur voulut qu’il atteignît, un soir, Belzébuth au naseau.
Le bâton d’épine creusa un sillon dans la peinture dont une écaille tomba, découvrant la première couche rouge comme du sang. Le père Boutineau se mit à rire.
« Alors, v’là maintenant que tu te mets à saigner du nez, grande carne ?… C’est bien fait !… Ça t’apprendra !… Depuis que j’ai eu la mauvaise idée de t’acheter, on ne fait plus un rond dans la baraque ! Attrape, fumier !… Attrape, choléra ! »
Belzébuth, en apparence, restait impassible sous les coups. Mais je ne sais pas ce que le père Boutineau découvrit soudain dans les yeux du monstre, car la panique l’empoigna et il fit une prudente volte-face.
Son talon dut alors buter contre une des cordes qui fixaient la bâche du manège à un piquet et il tomba lourdement à la renverse. L’alcool et le froid, sans doute, firent le reste dans le silence de la place déserte.
Le médecin du pays, qui eut à donner son avis, le lendemain, sur le décès du père Boutineau, conclut à une congestion cérébrale. Mais le pharmacien, qui dirigeait la fraction politique opposée, fit remarquer à l’homme de l’art une empreinte étroite qui défonçait la tempe gauche du cadavre, sous la mèche de cheveux rabattus.
« Une congestion cérébrale ?… Allons donc !… Votre homme a bel et bien été assassiné !… Qu’est-ce qu’il a pris comme coup de matraque ! »
Le docteur mit son lorgnon et se pencha sur le corps du père Boutineau.
« Un coup de matraque ?… Vous êtes stupide !… Il y a bien là quelque chose, en effet. Mais c’est l’empreinte très nette d’un sabot… D’un sabot déferré et fichtrement étroit, par exemple !
– Peut-être le mulet du rétameur ? Je ne vois que ça dans le pays ? dit le pharmacien.
– Ça ou autre chose ! » conclut le docteur avec indifférence.
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(Albert-Jean, « Conte du Journal, » in Le Journal, n° 10745, dimanche 19 mars 1922 ; « Orabas, grand prince du sombre empire, » illustration de Louis Le Breton gravée par Léonard Jarrault pour le Dictionnaire infernal de Collin de Plancy, 1863)
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