Quiconque s’est occupé du manuscrit Joyce-Armstrong a cessé de considérer ce document comme une laborieuse facétie, œuvre apocryphe d’un sinistre farceur. Le plus imaginatif des mauvais plaisants, le plus macabre, aurait eu scrupule à brocher ses inventions maladives sur l’indiscutable réalité des événements tragiques qui renforcent l’autorité du récit.
Le manuscrit Joyce-Armstrong fut trouvé le 16 septembre dernier, dans un champ nommé Lower Haycock, à six milles à l’ouest de Withyham. Ce jour-là un ouvrier agricole du nom de James Flynn aperçut tout à coup par terre, dans le sentier bordant la haie de Lower Haycock, une boussole. Enfin, au milieu d’une touffe d’orties, dans le fossé, il distingua une sorte de livre plat ayant un dos de toile. Le fermier, à qui il fut apporté, le communiqua au docteur J. H. Atherton, de Hartfield. Celui-ci, jugeant qu’il méritait l’examen d’un technicien, le fit en conséquence parvenir à l’Aéro Club de Londres, qui en est aujourd’hui le détenteur.
Où est passée la tête de Myrtle ?
La plus grande partie du manuscrit tracée à l’encre est fort nette ; seules, les dernières lignes sont écrites au crayon, et si hachées qu’on les déchiffre à peine. Sur la dernière page et sur la couverture se voient des taches que les services compétents du ministère déclarent être du sang, probablement du sang humain.
Un mot, à présent, sur la personnalité de l’homme à qui nous devons ce document mémorable. Non moins qu’un mécanicien et un inventeur, Joyce-Armstrong, au témoignage des rares amis qui l’ont approché, était un rêveur, un poète. Il avait en grande partie sacrifié sa fortune, qui était considérable, à sa passion de l’aviation. Il logeait quatre aéroplanes personnels dans ses hangars près de Devizes ; au cours de la seule année dernière, il avait, assure-t-on, accompli jusqu’à cent soixante-dix vols. Timide, sujet aux humeurs noires, il fuyait la société de ses semblables depuis la secousse mentale déterminée chez lui par la chute du lieutenant Myrtle. On sait qu’en tentant le record de la hauteur, le lieutenant Myrtle tomba d’une altitude d’environ trente mille pieds. Détail horrible, il ne restait pour ainsi dire plus trace de sa tête, alors que son buste et ses membres demeurèrent à peu près intacts. Dengerfield a raconté que, depuis lors, chaque fois que Joyce-Armstrong se trouvait dans une réunion d’aviateurs, il avait coutume de demander avec un sourire énigmatique : « S’il vous plaît, où est passée la tête de Myrtle ? »
« Mort de peur… »
Il convient de remarquer qu’après sa disparition on fut frappé du soin qu’il avait mis à régler ses affaires personnelles ; évidemment, il pressentait une catastrophe. Ces explications s’imposaient ; je reviens au petit cahier taché de sang ; voici, très fidèlement reproduit, ce qu’on y peut lire à partir de la troisième page.
« La pratique de l’aéroplane est aujourd’hui vieille de plus de vingt ans ; on aurait donc le droit de demander comment le danger dont je parle ne s’est pas révélé plus tôt. La réponse est d’ailleurs bien simple : il est devenu plus facile et plus fréquent d’aborder les régions supérieures. La plupart ont gagné l’altitude de trente mille pieds, sans autre inconvénient que d’en rapporter un rhume ou un asthme. Mais qu’est-ce que cela prouve ? L’habitant d’une autre planète pourrait parfaitement descendre sur celle-ci sans y rencontrer un tigre ; pourtant le tigre existe, si le visiteur en question avait la malchance de descendre dans une jungle, il risquerait fort d’y être dévoré. Les hautes régions de l’air ont-elles aussi leurs jungles, et que hantent des créatures pires que des tigres ?
Ce sont les disparitions de plusieurs aviateurs qui éveillèrent mes soupçons. Il y eut d’abord le cas de Verrier en France ; on retrouva sa machine près de Bayonne, mais jamais on ne revit son corps. Puis vint le cas de Baxter, disparu lui aussi, alors que son moteur et quelques pièces de son appareil étaient retrouvés dans un bois du Leicestershire. Il se produisit plusieurs autres cas de la même espèce ; enfin, la mort de Hay Connor vint couronner la série. Que d’encre il fit couler dans les quotidiens à deux sous et, somme toute, combien l’on s’ingénia peu à le résoudre ! Hay Connor descendit d’une hauteur inconnue dans un effroyable vol plané. Il n’avait pas quitté sa machine et mourut à son poste de pilote. Mais il mourut de quoi ? D’une défaillance de cœur, certifièrent les médecins. « C’est de peur qu’il est mort, » dit Vanables, qui du reste ne concevait point la cause de cette mort. Le malheureux ne prononça qu’un mot, à peine distinct, où Vanables crut reconnaître le son de « monstrueux. »
Rappelons-nous, maintenant, le cas de Myrtle, le fait de la tête manquante. Qui donc irait croire que la tête d’un homme puisse être tout entière renfoncée dans le corps par la violence d’une chute ? Supposé même que ce fût possible, je ne l’ai, pour ma part, jamais cru en ce qui concerne Myrtle. Et cette graisse qui souillait ses vêtements, « dont ils étaient tout enduit, » a déposé l’un des témoins entendus dans l’enquête ? Chose étrange que personne ne se soit avisé d’y réfléchir ! J’y ai réfléchi, moi, et mûrement réfléchi. Après cela, j’ai effectué trois vols, et Dangerfield riait parce que j’emportais mon fusil ; mais jamais je ne suis monté assez haut. À présent, grâce à la légèreté de mon nouveau Paul-Véroner et à mon moteur Robur, je peux facilement, dès demain, m’élever à trente mille pieds. J’atteindrai cette hauteur. Peut-être bien, en même temps, atteindrai-je autre chose. Il va de soi que l’entreprise est périlleuse ; mais le bon moyen d’éviter tout péril, c’est de ne pas faire d’aviation et de rester tranquillement chez soi, en robe de chambre et en pantoufles. Demain, je visiterai la jungle aérienne qui domine ce coin de l’Angleterre ; si elle a des hôtes, je le saurai. Ou j’en reviendrai vivant et serai célèbre, ou ces notes montreront ce que j’ai voulu faire et comment j’ai perdu la vie en le faisant ; mais, de grâce ! qu’on n’aille pas sottement parler d’accidents et de mystères !
J’ai pris mon fusil avec une douzaine de cartouches à chevrotines ; et il fallait voir la tête de Perkins, mon vieux mécanicien, quand je lui dis de les mettre dans le chargeur ! »
Montée dans le ciel…
« Vers 9 h. 30, j’approchais des nuages. Au-dessous de moi s’étendait la vaste plaine de Salisbury. Une demi-douzaine d’avions, qui s’exerçaient à la hauteur d’un millier de pieds, faisaient, sur l’écran vert de l’arrière-plan, l’effet de petits martinets noirs. Certainement, ils se demandaient à quoi je pensais de m’en aller si haut, en pleine région des nuages. Soudain, une nuée grise se tendit au-dessus de moi, des vapeurs tournoyèrent à l’entour de mon visage. Cela était poisseux, froid, lugubre.
Il était dix heures juste quand j’atteignis la couche supérieure. Ses vapeurs diaphanes dérivaient rapidement vers l’ouest. Le vent n’avait cessé de croître, jusqu’à devenir une très forte brise, d’environ vingt-huit milles à l’heure d’après mon calcul. Déjà il faisait très froid, bien que mon altimètre ne marquât que neuf mille pieds de haut. Le moteur tirait à merveille. À dix heures et quart, le barographe enregistrait une hauteur de douze mille huit cents pieds. Je m’élevais sans cesse, les oreilles attentives au bourdonnement profond du moteur, les yeux continuellement affairés et ne quittant la montre que pour le compte-tours, le niveau d’essence ou la pompe à huile. Quoi d’étonnant si l’on a dit que les aviateurs sont la race intrépide ? Trop de choses les occupent à la fois pour qu’ils aient le temps de penser à eux-mêmes.
Vers midi, comme j’atteignais la hauteur de dix-neuf mille pieds, le vent était si rude que je regardai avec angoisse les attaches de mes ailes, craignant de les voir tout à coup faiblir ou se rompre. Nul doute qu’il n’y ait dans l’homme un principe divin, pour qu’il dépasse de si loin les limites que semblait lui assigner la Création et qu’en les dépassant il montre l’abnégation, le désintéressement héroïques dont il a fait preuve dans la conquête de l’air. Et l’on parle de la dégénérescence humaine ? Mais quand donc a-t-on rien fait de comparable dans les annales de notre race ?
Ainsi rêvant, je gravissais un effroyable plan incliné, cependant que le vent tantôt flagellait ma figure, tantôt sifflait derrière mes oreilles. J’avais laissé si bas la région des nuages que ses plis et ses flocons argentés se confondaient en une étendue plate et brillante. À une heure, j’atteignis la hauteur de vingt-et-un mille pieds au-dessus du niveau de la mer. J’avais, à ma vive satisfaction, dépassé la zone de tempête ; de cent en cent pieds, l’air devenait plus calme. Il faisait d’ailleurs très froid, et j’éprouvais ces nausées particulières que donne la raréfaction de l’air. Je dévissai pour la première fois l’orifice de mon ballon d’oxygène, j’aspirai une bouffée de cet admirable gaz ; pareil à un cordial, il s’insinua dans mes veines ; une gaieté m’envahit, assez semblable à la griserie ; et me voilà criant, chantant à tue-tête, tandis qu’un essor continu me portait toujours plus haut dans la paix de ces régions glaciales !
L’aiguille de mon barographe marquait quarante-et-un mille trois cents pieds, quand je compris que je n’irais pas plus haut. Non pas que, physiquement, la tension dépassât encore mes forces ; mais l’appareil était, lui, au bout de ses moyens. L’air trop léger ne soutenait plus suffisamment ses ailes ; à la moindre inclinaison, il faisait une embardée ; enfin, il devenait paresseux à la manœuvre. Le moteur eût parfaitement rendu qu’au besoin j’aurais pu gagner encore mille pieds ; mais je continuais d’avoir des ratés, et deux de mes cylindres, à ce qu’il me semblait, ne donnaient plus. Si je n’avais pas dès maintenant atteint la zone que je cherchais, ce n’était certainement pas ce jour-là que je devais l’atteindre. Et d’ailleurs ne se pouvait-il pas que je l’eusse atteinte ? Planant en cercle, ainsi qu’un faucon géant, au-dessus du niveau de quarante mille pieds, je laissai le monoplan se guider tout seul ; puis, avec ma jumelle Mannheim, je fouillai l’espace autour de moi. Le ciel était d’une limpidité idéale ; nulle part ne se voyait aucun signe des dangers que j’avais imaginés. »
La Méduse
« Subitement, je m’avisai de quelque chose de nouveau. L’air, devant moi, avait perdu sa transparence cristalline ; il était plein de longues effilochures faites de je ne sais quoi, et comparables à des fumées de cigarettes très fines. Cela formait des ronds et des volutes, qui tournaient et se tortillaient sous le soleil. Dans l’instant où le monoplan s’engageait au travers, je perçus un léger goût d’huile sur mes lèvres, et je vis se déposer sur mon appareil une sorte d’écume grasse. Il semblait qu’une matière organique à peu près impérable fût une suspension dans l’atmosphère. Il n’y avait là aucune vie. C’était quelque chose d’inachevé et de diffus, qui s’étendait sur plusieurs acres et s’effrangeait dans le vide. Non, ce n’était point là de la vie. Mais ne se pouvait-il pas que ce fût la nourriture d’une vie, et d’une vie monstrueuse, comme l’humble plancton, cette graisse de l’océan, est la nourriture de la puissante baleine ? Tandis que ces pensées me traversaient l’esprit, je levai les yeux, et j’eus la plus merveilleuse vision qui se soit jamais offerte à un homme.
Représentez-vous une méduse, pareille à celles qu’on voit flotter dans nos mers aux jours de la belle saison ; une méduse en forme de cloche, énorme, beaucoup plus grande, à ce qu’il me parut, que le dôme de Saint-Paul. Elle était d’un coloris rose tendre finement veiné de vert, et faite d’une substance si ténue qu’à peine se profilait-elle, comme une évocation de féerie, sur le ciel bleu sombre ; des vibrations délicates l’animaient avec le rythme d’un pouls ; enfin, elle laissait pendre deux longues tentacules, qu’elle inclinait nonchalamment tantôt en avant, tantôt en arrière. Légère et frêle comme une bulle de savon, la fastueuse créature passa au-dessus de moi ; et je la vis poursuivre doucement son chemin, dans un mystérieux silence.
Désireux de l’admirer encore, je venais de faire faire demi-tour à mon avion, lorsque inopinément je me trouvai au milieu d’une véritable flotte de créatures pareilles. Il y en avait de toutes les dimensions, mais aucune aussi grande que la première. Quelques-unes étaient très petites ; la plupart avaient la grosseur moyenne d’un ballon, avec la même courbure au sommet. Par la transparence du tissu et du coloris, elles me rappelèrent les plus beaux verres de Venise. Le vert et le rose prévalaient chez elles ; mais là où le soleil transperçait leurs formes subtiles, elles s’allumaient toutes de feux irisés. Elles voguaient par centaines autour de moi, merveilleuse escadrille, étranges et mystérieuses galères du ciel, si bien appropriées, comme dessin et comme substance, à la pureté de ces hauteurs, qu’on n’eût pu concevoir rien de tel à proximité des regards et des bruits terrestres. »
Combat avec le monstre
« Mais mon attention ne tarda pas d’être attirée par un nouveau phénomène : je découvris ce que j’appellerai les serpents de l’extrême atmosphère. C’étaient comme des anneaux de vapeur, longs, minces, fantastiques, animés d’un mouvement de torsion et de rotation si rapide, que j’avais peine à les suivre du regard. Certaines de ces créatures fantômes mesuraient une longueur de vingt pieds, mais il eût été difficile d’évaluer leurs circonférence, car les bords en étaient si indistincts qu’on eût dit qu’ils se fondaient dans l’espace. Ces serpents de mer étaient, quant à la couleur, d’un vert très dilué ou d’un gris de fumée coupé de lignes intérieures plus sombres qui décelaient nettement un organisme. L’un d’entre eux passa si près de moi qu’il me frôla presque le visage, et j’eus le sentiment d’un contact froid, visqueux, mais d’ailleurs si peu matériel que pas un instant je ne le rattachai dans mon esprit à la possibilité d’un danger physique, non plus que je ne l’avais fait pour les belles créatures en forme de cloches. Il n’y avait pas dans tout cela plus de consistance apparente que dans l’écume d’une vague qui vient de se briser.
Une aventure plus terrible m’attendait. D’une grande hauteur descendait quelque chose comme un paquet de vapeur pourpre. Cela ne faisait encore, au moment où je l’aperçus, qu’une assez petite tache, mais qui grossit très vite à mesure qu’elle se rapprochait de moi, et finalement me parut mesurer plusieurs centaines de pieds carrés. Bien que fait d’une substance transparente comme de la gelée, ce n’en était pas moins d’un dessin plus défini et d’une matière plus ferme que tout ce qui m’était apparu jusque-là. Puis j’y reconnaissais plus de marques d’une organisation physique, notamment, de chaque côté, deux vastes plaques circulaires et obscures, qui pouvaient être les yeux et dans l’intervalle desquelles faisait saillie une sorte de bec parfaitement solide, blanc, crochu et féroce.
L’apparence tout entière du monstre était formidable et menaçante. Il changeait de couleur à vue d’œil, passait du mauve clair au rouge sombre de la colère, et bientôt devenait si noir, si opaque, qu’il m’interceptait le soleil. Au sommet de la courbe que décrivait son corps gigantesque, il y avait trois énormes poches formant ampoule ; et je me convainquis, en les regardant, qu’elles étaient gonflées d’un gaz extrêmement léger, destiné à soutenir dans l’air raréfié sa masse informe à demi-solide. Un pouvoir de déplacement très rapide lui permettait de se maintenir sans peine à l’allure de l’aéroplane. J’eus l’horreur d’en être escorté sur un parcours de plus de vingt milles. Planant au-dessus de mon appareil comme un oiseau de proie qui n’attend que le moment de fondre, il avançait en projetant devant lui, d’une manière si prompte qu’elle était presque insaisissable, une longue banderole glutineuse, laquelle semblait ensuite haler tout le reste du corps. Il se tordait sur lui-même de telle sorte, il était si gélatineux, si élastique, qu’il n’avait pas deux minutes de suite la même forme ; et chacun de ses mouvements le rendait plus répugnant, plus redoutable.
Je compris qu’il me voulait du mal. Il m’en avertissait chaque fois qu’un flot de pourpre inondait son corps hideux. Ses vagues yeux à fleur de tête, sans cesse braqués sur moi, avaient une expression de froide et implacable haine. Pour lui échapper, je voulus descendre ; mais je n’avais pas plus tôt commencé ma manœuvre qu’un long tentacule, se détachant de cette masse de gelée flottante, venait, avec la sinueuse légèreté d’une lanière de cravache, s’abattre sur l’avant de mon appareil. Un sifflement aigu se fit entendre au moment où il se posa sur la paroi brûlante du moteur ; puis il se retira, il s’enroula dans l’air, et l’immense corps lui-même se contracta, comme par l’effet d’une souffrance brusque. Je plongeai dans un vol piqué ; mais un deuxième tentacule s’abattit sur mon monoplan, pour être aussitôt tranché par l’hélice comme un simple cordon de fumée. Une espèce de long serpentin noir, gluant, venu de derrière, me prit alors par la ceinture et se mit à me tirer hors du fuselage. Je l’arrachai, plongeant mes doigts dans cette glu lisse, je réussis à m’en dépêtrer. Mais un deuxième serpentin, s’enroulant autour d’une de mes bottes, me donna une secousse si forte qu’elle me renversa.
J’avais, dans la seconde même où je tombais, tiré à la fois les deux coups de mon fusil. Imaginer qu’une arme humaine dût avoir raison d’une masse si puissante, c’était un peu comme de prétendre attaquer un éléphant avec une sarbacane. Le résultat me surprit d’autant plus : crevée par une chevrotine, une des grandes vésicules placées sur le dos du monstre fit violemment explosion. Ainsi, j’avais raison dans mes conjectures, les trois vésicules étaient effectivement gonflées de gaz et destinées à soutenir dans l’air ce corps semblable à un immense nuage ; car, instantanément, je le vis se replier sur le côté, se tordre en efforts désespérés pour recouvrer son équilibre, tandis que l’appendice blanchâtre qui lui servait de bec s’ouvrait et se fermait comme pour mordre, avec une horrible furie. Mais j’étais déjà loin, emporté de toute la vitesse de mon moteur dans une descente verticale de la plus folle audace, la poussée de mon hélice s’ajoutant au poids de mon appareil pour me précipiter comme un aérolithe. Très haut derrière moi, je vis une fumée pourpre décroître puis se dissiper dans le bleu du ciel : j’avais échappé sain et sauf à la mortelle jungle des hautes sphères.
Une fois hors de danger, je coupai les gaz, car rien ne risque de faire sauter un moteur comme de descendre de haut à pleine puissance. Et je revins à terre dans un magnifique vol plané, depuis la couche supérieure des nuages jusqu’à la région plus basse où j’avais rencontré la tempête, et jusqu’à la zone de pluie immédiatement au-dessus du sol. Au moment où j’émergeais des nuages, je vis sous moi le canal de Bristol ; mais j’avais encore de l’essence et je gagnai l’intérieur des terres jusqu’à la distance d’une vingtaine de milles, avant de me trouver échoué dans un champ à un demi-mille du village d’Ashcombe. Là, j’obtins d’une automobile qui passait qu’on me cédât trois bidons d’essence, et à six heures du soir j’atterrissais enfin sur mon terrain de Devizes, après une expédition comme nul au monde n’en avait jamais tenté ni conté. J’ai vu la beauté et l’horreur des altitudes, beauté plus grande, horreur pire que tout ce que l’homme connaît encore. »
« Jamais je ne reverrai la terre… »
« Maintenant, je suis décidé à renouveler ma tentative avant d’en publier les résultats. Car une pareille divulgation doit s’accompagner de preuves. D’autres, sans doute, ne tarderont pas à venir, qui confirmeront ce que j’aurai dit ; mais j’entends communiquer d’emblée la certitude. Ces ravissantes bulles irisées qui peuplent les hautes régions de l’air ne doivent pas être faciles à capturer. S’il est vrai qu’elles vont lentement à la dérive et que ce ne serait qu’un jeu pour mon monoplan d’intercepter leur course paresseuse, il est, d’autre part, assez probable que, dans une atmosphère plus lourde, elles se dissoudraient, et que je ne ramènerais à terre qu’un petit tas de gelée amorphe. Mais il doit y avoir là-haut quelque chose qui, si j’arrivais à le ramener, donnerait du poids à mes paroles. Oui, je reviendrai là-haut, dussé-je, en y revenant, courir des risques. Les horribles créatures pourpres n’y semblent pas nombreuses. Sans doute n’en rencontrerai-je pas une. Et si j’en rencontrais, je me hâterais de plonger. Au pis-aller, avec mon fusil et connaissance de… »
Ici, par malheur, une page du manuscrit manque. Sur la page suivante, on lit ceci, tracé d’une grande écriture irrégulière, aux lettres disjointes :
« Quarante mille pieds. Jamais je ne reverrai la terre. Il y en a trois au-dessous de moi. Que Dieu me soit en aide ! L’horrible mort ! »
Tel est dans son entier, le document Joyce-Armstrong. De l’aviateur, on n’a jamais découvert aucun reste, mais des débris épars de son monoplan ont été retrouvés dans la réserve de M. Budd-Lushington, sur les confins du Kent et du Sussex, à quelques milles de l’endroit où l’on avait ramassé le calepin. Si, comme le présumait le malheureux aviateur, la « jungle de l’air » dont il parlait n’occupe qu’une étendue circonscrite au-dessus de la région sud-ouest de l’Angleterre, il semble qu’il ait dû la fuir de toute la vitesse de son appareil, mais qu’il ait été rejoint et dévoré par les monstres en un lieu de l’espace dominant l’endroit où l’on a recueilli ses tristes reliques. La vision de ce monoplan qui se laisse glisser du haut du ciel, tandis que des créatures sans nom le poursuivent par-dessous, lui coupent le chemin de la descente et peu à peu referment sur lui leur cercle, est de celles où l’on préfère ne pas s’attarder quand on tient à sa raison. Beaucoup de personnes, je le sais, continuent de tourner en dérision les faits que je viens de présenter ; elles sont toutefois bien forcées d’admettre la disparition de Joyce-Armstrong. Qu’elles se souviennent qu’il a écrit lui-même : « Ces notes montreront ce que j’ai voulu faire, et comment j’ai perdu la vie en le faisant ; mais, de grâce, qu’on n’aille plus parler d’accidents et de mystères ! »
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(Sir Arthur Conan Doyle, « The Horror of the Heights » [1913], traduction abrégée non attribuée, in Icare, cahiers de l’aviation réalisés par les pilotes de ligne, n° 5, mars 1958)
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