Philéas de Mégare était, aux temps lointains de l’antique Hellas, un humble berger qui paissait les brebis du maître au flanc des monts que viennent baiser les vagues bleues. De sa cabane en terre battue, il découvrait les terrasses d’Athènes, les bois de citronniers qui font à Éleusis comme un diadème d’arômes, et, sur la vaste mer, quand mourait le jour, il se plaisait à évoquer, dans la pourpre et l’or, les voiles frémissantes des galères de Salamine. Bien que le destin l’eût fait naître esclave, il n’en concevait aucune douleur et remerciait les dieux de lui avoir donné un maître juste et probe, un troupeau docile et cet horizon d’immense solitude qu’il savait peupler de beaux rêves.
Or, un soir qu’il songeait, assis au seuil de sa demeure, – et déjà les brebis, étendues côte à côte, semblaient auprès de lui un brouillard stagnant sous la lune, – Philéas aperçut, à la lisière d’un bois, deux yeux phosphorescents, qui brûlaient dans l’ombre. Bientôt les branches s’écartèrent ; un être singulier émergea de la nuit et s’arrêta, ramassé sur lui-même et l’oreille aux aguets. Philéas s’efforça de rester immobile. Il découvrait, avec surprise, un corps d’enfant, campé sur des jarrets de chèvre, et la face camuse, le front fuyant, l’épaisse chevelure où pointaient les oreilles, et les yeux d’or liquide ne pouvaient laisser en lui aucun doute. C’était bien là un jeune faune échappé des taillis qu’ombragent les chênes. Il avançait d’un pas craintif et, soudain, rassuré, il cueillit un brin d’herbe, l’assujettit entre ses doigts qu’il porta à sa bouche, et sa chanson stridente éveillait la nuit.
Philéas pensa :
« Il est celui qui sait le mystère des bois, le chant des oiseaux et les murmures de la brise. Que ne puis-je surprendre le secret de son fruste bonheur ? »
Et déjà il songeait à s’emparer du jeune faune. Mais, comme il se levait, ébauchant un geste, le chèvre-pied bondit parmi les herbes, et il fuyait, ruisselant de lumière, faisant jaillir sous ses sabots la rosée scintillante. Il sauta dans le bois et Philéas, pensif, regagna sa cabane.
Le désir d’approcher le faune farouche demeurait en lui tout-puissant. Il sursautait fiévreusement sur son étroite couche, méditant des ruses, et son sommeil se fleurissait de songes, et voici qu’il allait dans l’ombre chantante des bois ; les sources parlaient, les dryades craintives tordaient, sous son regard, leur chevelure de clarté fauve. Que lui importaient les terrasses d’Athènes et les arômes d’Éleusis, et sa condition misérable, puisque le jeune faune lui découvrirait le plus mystérieux des mondes ?
Le lendemain, au crépuscule, Philéas déposa, à l’orée du bois, une outre pleine de vin généreux, puis il pratiqua une meurtrière dans la paroi de sa cabane. Il s’étendit ensuite sur sa couche, non sans avoir placé, devant le seuil, un fromage et des figues ; et il accrocha à une cheville une longue et souple lanière.
« Et s’il ne vient pas ? » songea-t-il.
Mais les brebis cessaient à peine de bêler, se pelotonnant côte à côte, que le bois tressaillit. Le front collé au mur, Philéas entrevit le regard soupçonneux du faune et ses bras tendus écartant les branches ; il se penchait, humait la brise. En apercevant l’outre pleine, il eut tout d’abord un brusque recul. Mais nul bruit ne troublait la plainte lointaine des vagues. Il s’enhardit jusqu’à toucher la peau de bouc, puis il la souleva, et le parfum du vin dilatait ses narines. Fébrilement, le faune pressait sur sa bouche l’outre épaisse, et il mordait à pleines dents, avec tant de violence que déjà le vin giclait sur sa poitrine velue. Il mordit plus encore et le vin ruissela.
De l’outre brandie, la chaude boisson coulait en sa bouche. Il buvait largement, les yeux fermés sur son plaisir, et, quand le souffle lui manquait, il abaissait un peu les bras, reprenait haleine, et, l’instant d’après, il buvait encore. Philéas épiait. Le faune acheva l’outre tout entière, la pressa rudement, et, la voyant vide, il la rejeta d’un geste brutal. Puis, il s’étonna du scintillement des étoiles, dressa l’oreille, fouilla la nuit de son regard. Sa poitrine brûlait. Il avança jusqu’à heurter les brebis somnolentes ; comme la veille, il se baissa, cueillit une herbe, l’assujettit entre ses doigts, mais il ne pouvait les porter à sa bouche. Il recula en titubant, et son rire éclata, sonore. Il secouait la tête, défiant le brouillard qui enserrait son front.
« Évohé ! Évohé ! »
Il dansait maintenant au clair de lune et manquait choir à chaque pas. Philéas décrocha la souple lanière, et il s’accroupit au pied de sa couche : dans un instant, il agirait. Le heurt des sabots sur la terre martelait ses oreilles ; les brebis inquiètes frémissaient ; certes, le faune devait danser encore, et son ivresse grandissante lui arrachait des cris d’extase. Il se tut cependant, cessa de bondir, et Philéas rampait, prêt à se jeter au-dehors, quand, tout à coup, dans la lumière s’échancrant au seuil, un visage apparut que trouaient des yeux d’or, et le faune était là qui souriait de ses dents blanches et grognait encore de plaisir.
Il avait saisi les figues. Il happa le fromage, puis poussa un cri : le chasseur était debout. La lanière siffla. Le faune recula d’un bond, éperdu de crainte. Il se hâtait de fuir, trébuchant aux pierres, et Philéas le poursuivait, habile à lui couper la route du bois. La clarté de la lune glissait sur leurs épaules, et ils allaient rebondissant dans la lumière, âpres au désir qui les enfiévrait. Philéas s’exaltait.
« Écoute, cria-t-il, arrête-toi. Je te donnerai d’autres outres pleines du vin qui fait lever des espoirs inconnus. Soyons amis ! Je saurai t’enseigner la joie des hommes, et, en revanche, tu guideras mes pas vers la forêt où sont tes rêves. »
Mais le faune fuyait de plus belle.
Pourtant, il se lassait. Une lourde ivresse pesait sur sa poitrine haletante. Philéas fut assez adroit pour l’acculer aux roches qui surplombaient une ravine ; puis il approcha en rampant.
« Je le tiens ! » songea-t-il.
Et ses mains déployaient la longue lanière. Mais le faune s’était baissé, le fascinant de ses yeux clairs, attentif à ses moindres gestes, et, tout à coup, il s’enleva, sauta dans le vide.
Le chasseur, déçu, étouffa un cri auquel répondit un hurlement d’angoisse. Le chèvre-pied, sans doute, avait trop présumé de son agilité que troublait l’ivresse. Philéas se lança sur l’étroit sentier qui serpentait au flanc de la ravine ; il écarta rapidement les myrtes. Le faune enfant gisait à la renverse, les jarrets repliés, la bouche ouverte, et de son front le sang coulait. Le berger se pencha, souleva les membres insensibles, appliqua son oreille au torse velu,et une douleur grandissante s’éveillait en lui.
La lune baignait le corps pantelant ; les dents vives riaient sous les lèvres charnues, et les paupières abaissées laissaient filtrer un reflet d’or. Philéas se pencha une dernière fois. Il prit le faune dans ses bras et se dirigea vers son humble demeure.
« Peut-être, songeait-il, le ranimerai-je ! »
Il avançait d’un pas rapide, et ses jambes, écartant les myrtes, déchiraient en lambeaux la brume nocturne. Il gravit le sentier, gagna la prairie. À travers ses larmes il croyait découvrir au loin, sous les branches, des regards chargés de reproches, et, dans ses sanglots, il croyait entendre la forêt gémir.
Un coq, abusé par la clarté resplendissante de la lune, saluait l’heure où les songes agonisent, et il y avait, au seuil de la cabane, un fromage écrasé, des figues mûres, une outre vide. Philéas courba le front davantage, n’osant poser à terre son fardeau insensible…
Le petit faune déjà pesait entre ses bras de tout le poids d’un rêve mort.
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(Louis-Frédéric Sauvage, « Contes du dimanche, » in L’Écho de Paris, nouvelles du monde entier, vingt-cinquième année, n° 8884, dimanche 39 novembre 1908 ; Henry Bellery-Desfontaines, « Tête de faune, » gouache sur papier, c. 1900 ; Edith Aimée Hope, « Fauns Drinking, » lithographie, 1924)