Bucolique

 

PRIÈRE À PAN

 

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Pan curat oves, oviumque magistros.

(Virgile – Églogues)

 

Ô Pan, Dieu chèvrepied des montagnes hautaines,

Dieu des antres profonds par les ronces cachés,

Dieu des troupeaux, paissant par les gorges lointaines,

Dieu des vallons, Dieu des forêts, Dieu des fontaines,

Dont l’eau chantante coule au creux frais du rocher.
 

Dieu des Faunes velus, des Nymphes apeurées,

Dieu des grands nénuphars étalés sur les eaux,

Dieu des cigales, Dieu des abeilles dorées,

Écoute la prière à tes pieds murmurée

Et que rythme la douce flûte de roseau.
 

Sous le couteau sacré râle le bouc agile…

Vois nos meilleurs présents sur tes autels fleuris,

Vois le lait, tiède encor dans les urnes d’argile,

Le miel des bois, serti dans la cire fragile,

Et le raisin gonflé que Cybèle a nourri.
 

Sois bon, Dieu des bergers. Dans la forêt prochaine

Garde la source fraîche aux troupeaux altérés,

Veille sur le miel roux qui dort au creux des chênes,

Abrite nos figuiers des vents froids, et ramène

Vers le bercail natal les agneaux égarés.
 

Écarte les brebis des roses digitales

Et de l’euphorbe traître au pied des chênes creux,

Protège-les… Parfois, dans l’herbe vespérale

Le serpent lent et souple enroule sa spirale

Sous les saules d’argent qu’emplit le soir peureux…
 

Défends aux Faunes roux d’effrayer les bergères

En galopant, dans l’ombre à travers les halliers,

Lorsque la nuit a fait les sentes mensongères,

Et qu’elles vont, portant les amphores légères,

Puiser l’eau clapotante à l’étang familier…
 

Nous n’irons pas tuer dans ta forêt vivante

Tes pins dont l’ombre claire est douce aux longs sommeils,

Nous n’irons pas chasser, sous les ombres mouvantes,

Le timide chevreuil qu’une flûte épouvante

Et, pour ne pas fâcher la Nymphe aux yeux vermeils,
 

Nous ne chercherons pas d’où vient, mystérieuse,

La voix moqueuse de l’écho du bois chantant.

Nous n’irons pas, cachés sous les lourdes yeuses,

Épier Diane chaste et les nymphes rieuses

Qui se baignent parmi la fraîcheur des étangs.
 

Lorsque dans la forêt, de chauds silences pleine,

Nous entendrons, aux jours des étés écrasants,

Monter à temps égaux le rythme d’une haleine,

Nous n’irons pas troubler les sommeils de Silène

Dont les vins trop joyeux ont fait les pieds pesants.
 

Et nous t’apporterons les figues entrouvertes

Avec le miel, l’amande avec le lait mousseux,

Et, menant les béliers le long des sentes vertes,

Dans tes grottes sans fond par les ronces couvertes,

Nos flûtes berceront tes sommeils paresseux…

 
 

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(Marcel Pagnol, in Fortunio, revue bi-mensuelle, littéraire et théâtrale, première année, n° 2, 25 février 1914)

 
 

 

FABELLUS

 
 

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Étendu sur un lectulus aux pieds torses, Marcus Fabellus songeait. Le triclinium était somptueux. Aux quatre coins de la salle, quatre statues : un Faune et un Bacchus, de Myrrhon ; un Apollon et un Hercule, de Cneius le Tarentin. Une terrasse prolongeait la pièce au-dehors, séparée d’elle par des colonnades grêles, aux socles merveilleusement sculptés. Près de lui, sur une table à trois pieds, deux rouleaux de papyrus, un encrier et un roseau taillé en plume. Enfin, entre deux brûle-parfums aux flammes bleues, au bout d’une colonnade en bronze ciselé, une petite urne d’or.

Le soir tombait. Par la baie, les yeux vagues du patricien erraient sur les jardins d’où montaient les parfums tièdes des soirs d’été. Pas un bruit, sauf la voix chantante du jet d’eau dans une vasque. Fabellus songeait.

Il avait enfin terminé son œuvre, son drame auquel il travaillait depuis deux ans, et qu’il avait poli avec de si grands scrupules. Mais aussi… quelle joie indicible allait payer son travail. Catulle, le grand poète ; Helvius Cinna, l’élégiaque ; Herrenius, l’acteur illustre, avaient pleuré, tout à l’heure, quand il leur avait lu son œuvre, de toute son âme. Oh oui. C’était un chef-d’œuvre. Herrenius, qui s’y connaissait, le lui avait bien dit. Et le grand acteur lui avait demandé, presque comme une grâce, s’il l’autorisait à la jouer au Grand Cirque, où l’on ne jouait que les drames illustres de Pacuvius, et les comédies géniales de Plaute. Sa pièce, jouée par Herennius, devant l’aristocratie littéraire de Rome. Il en était sûr du succès. Les applaudissements crépitants d’une foule enthousiaste allaient être pour lui. Il allait enfin l’étancher, cette soif de gloire qui le brûlait depuis son enfance. La gloire, la vraie gloire, celle du grand poète, et non plus celle de l’auteur spirituel aux épigrammes acerbes ou aux madrigaux galants !

Pourtant, il y avait une ombre dans sa joie, une ombre épaisse et endeuillée. Cinq jours avant, Caïus Vella, son inséparable, était parti lentement vers le royaume des Dieux méchants, rongé par une toux opiniâtre. Depuis deux ans qu’ils se connaissaient, tous deux également beaux, également riches, également poètes, Rome était habituée à les voir ensemble au cirque, au théâtre, aux Lectures, et c’est au même titre qu’ils étaient la terreur des maris… Ils s’étaient déjà taillés tous deux une réputation par leurs vers agressifs, leurs courts billets galants, leurs jolis poèmes alexandrins. Et l’on savait que tous deux travaillaient chacun de leur côté, en grand mystère, à une œuvre capitale, sans en rien dire, même entre eux. Fabellus lui-même ignorait ce que contenait le rouleau de parchemin scellé qui était là, sur la table. Il avait promis au cher disparu de ne l’ouvrir que cinq jours après, à la première étoile. Et, surveillant le ciel crépusculaire, il pensait tristement à l’ami dont les cendres dormaient dans la petite urne d’or, et qui n’aurait pas la joie profonde du double triomphe de leurs poèmes.

Il étendit soudain la main vers l’œuvre inconnue. Une clarté tremblante venait de percer le soir, au-dessus de l’Aventin. Avec le petit couteau d’argent, il fit sauter le cachet de cire violette. D’abord, quelques mots pour lui : « Voici mon œuvre, ami, juge-la et fais-la vivre ; je te confie ma gloire, à toi qui fus plus que mon frère. Adieu, Fabellus. Que les dieux te protègent. »

Hâtivement, il commença la lecture : c’était un drame. Il déroulait le papier d’Égypte, d’abord lentement, et soudain plus vite, plus vite, bondissant d’une scène à l’autre, jusqu’à la fin… Il leva les yeux vers l’urne d’or, désemparé. Il prit alors son œuvre à lui, et la déroula aussi. Et, muet, la figure légèrement crispée, il les lut toutes deux, l’une après l’autre.

La nuit était descendue, et l’esclave apporta des torches. Comment avait-elle pu se produire, cette étrange coïncidence ? Comment avaient-ils pu écrire tous deux sur le même sujet, la même pièce, avec les principales scènes qui se ressemblaient par le mouvement des tirades et jusque par les attitudes indiquées pour les personnages ? Soudain, il se souvint. Chez Varrus, on leur avait lu, un jour, l’Hercule, d’Apollonios de Rhodes, et c’était ce poème qui lui avait inspiré son drame. Caïus, qui avait les mêmes goûts que son « frère jumeau, » comme disaient les courtisanes, en avait fait, lui aussi, un drame, séduit par la beauté du sujet.

Il relut les deux pièces encore une fois. Elles étaient presque pareilles dans les deux, la scène où Chiron donne à Déjanire le manteau dévorant ; le discours perfide du Centaure avait les mêmes mots hypocrites, les mêmes phrases souples, par endroits les mêmes expressions tirées d’Apollonios. Puis les rugissements d’Hercule, tordu par l’atroce souffrance. Comme elles étaient exprimées puissamment dans les deux ouvrages ! Et la dernière scène, qu’elle était belle ! Quel effet magique et sauvage ces tirades allaient faire dans la bouche d’Herennius ! Mais, au moment où Hercule monte sur le bûcher, Fabellus avait mis un chant lointain de pipeau dans la montagne. Caïus Vella n’y avait pas songé. Elle était magnifique, cette scène, dans l’œuvre de Caïus. Mais pourtant, il n’osait pas s’avouer que la sienne lui semblait plus puissante, et que ce pipeau mélancolique était une trouvaille de génie. Il reprit son œuvre, ce drame à qui Herennius promettait le triomphe. Il le lut encore une fois, à haute voix, insinuant dans les discours du Centaure, formidable dans la mort d’Hercule. Et, au fond de son âme, il écoutait chanter le pipeau. Oui, cette scène était sublime, et celle de Caïus ne la valait pas. Mais les deux pièces ne pouvaient pas vivre ensemble. Il regarda un moment l’urne d’or, l’urne sacrée où dormait son amitié la plus vivace :

« Il n’écrira plus rien, » dit-il.

Il tendit en tremblant son manuscrit à la flamme de la torche.

« Tout de même, dit-il encore à voix basse,
 j’avais trouvé le pipeau. »
 

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(Marcel Pagnol, in Fortunio, revue bi-mensuelle, littéraire et théâtrale, première année, n° 1, 10 février 1914)

 
 

 

SOUS DOMITIEN

 

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I

 

Comme la nuit était assez claire, Lucius Tongianus, le parasite, réussissait presque à éviter les tas d’ordures, en traversant le forum boarium de sa démarche molle et disloquée.

La lune, large et plate, allongeait sur la place nue l’ombre courte du temple d’Hercule, l’ombre étroite de l’obélisque du centre ; et sa clarté rendait plus pâles et plus inutiles encore les flammes basses des lampes à huile.

Il sortait du cabaret de Velleius, à l’enseigne du vieux Silène. Il y avait bu beaucoup de ce vin que l’on disait grec, et beaucoup de bière fermentée. C’est pourquoi ses jambes étaient peu sûres, et, à chaque pas, il semblait prêt à s’écrouler en avant.

« Jupiter, dit-il, protège-moi ! Si j’en crois Pelléos le Grec, le soleil et les astres tournent autour de la Terre. Hélas… Hélas… – et il s’appuya contre une des colonnes carrées qui supportaient les lampes d’étain. – Si j’en crois mes sens, c’est la Terre qui tourne autour des étoiles… »

Il passa sa main sur son front, et continua son chemin, en regardant à ses pieds vaciller son ombre.

Au pied du temple et des petits monuments publics passaient vaguement les silhouettes des grands chiens aux oreilles triangulaires. Ils se disputaient les débris des murènes et des turbots que les marchants d’Ostie apportaient le matin de leurs voitures basses et couvertes de toile.

« Décidément, reprit-il, Priscilla est la plus belle des femmes, comme Bacchus est le plus grand des Dieux. Et Bacchus est le plus grand des Dieux, comme je suis le plus grand des parasites, – il s’arrêta pour reprendre son équilibre, qu’un écart imprévu avait menacé, – et je suis le plus grand des parasites, aussi vrai que ces lampes sont la plus ridicule des inventions. Elles sont peu poétiques, et l’utilité qu’elles ont peut-être, la réflexion la plus pénétrante ne m’a jamais permis de l’entrevoir. Ce qu’il fallait démontrer, comme dirait Pelléos. »

Il s’arrêta pour roter copieusement, et, charmé, écouta avec un vague sourire le péristyle du temple qui répétait le bruit.

« À propos, continua-t-il, je viens de payer dix sesterces à Velleius, que je lui devais depuis un temps reculé. Hélas… le temps s’enfuit d’un pied léger, comme dit Stace, le poète. Et moi aussi, je serai vieux un jour comme les sénateurs qui ont des jambes semblables aux flûtes, ou comme le grand prêtre qui bave dans sa barbe sacrée…. »

Il vit de la clarté dans la taverne de Fabius. Et comme Nonius Vindex, le riche patron, lui avait donné trente sesterces pour son dernier calembour, il s’y dirigea d’un pas accéléré par son éternelle soif.
 

*

 

La taverne était basse et bruyante. Derrière le comptoir couvert de pots d’étain, Fabius somnolait, la tête sur la poitrine, et la clarté des quinquets d’argile dansait sur son crâne chauve. Près de la porte, quatre soldats des ombriens auxiliaires jouaient aux dés sur une table massive de bois roux. Et la mousse de la bière fermentée, suspendue à leurs moustaches pâles, tremblait à leurs grands éclats de rire.

Pelléos le rhéteur suivait leur partie, les épaules rondes, la poitrine creuse. Ses yeux luisaient, décelant qu’il était ivre. Sous une table, deux nègres dormaient d’un sommeil de bête. Enfin, contre le mur du fond, Martial, le poète, traçait au charbon sa dernière épigramme.

Étrange personnage, ce Martial. Pas beau, et pourtant sympathique, il était arrivé un beau jour de Bilbilis. Et, de suite, il s’était fait une réputation par des épigrammes, qui, de son aveu même, n’étaient pas « pour les petites filles dont on coupe le pain en tartines. » Il dînait chez les plus riches et parfois même avait un lit aux festins de l’empereur. Mais il aimait le peuple, et, sortant de chez Abascantius le ministre, il allait se traîner dans les cabarets.

Tongianus s’approcha de lui.

« Martial, dit-il, j’ai fait un calembour qu’Apollon lui-même apprécierait. Nonius Vindex m’en a donné trente sesterces.

– Je te prie de me l’épargner, dit le poète, en continuant à écrire.

– Je veux te le faire goûter à tout prix, insista Tongianus. Un beau calembour est chose rare par le temps qui court. On n’a plus d’esprit aujourd’hui.

– Les calembours me fatiguent, » dit Martial. Il mit un point final et se recula pour juger son œuvre. Tongianus haussa les épaules.

« Homme de Bilbilis, dit-il, tu ne connais pas les bonnes choses. Pourtant, les Dieux t’ont donné comme à moi la sensibilité de l’âme. Et il est étrange, toi qui apprécies les bons vins, que tu n’aimes pas les calembours. »

Ils allèrent s’asseoir tous deux près de Pelléos, et Tongianus, avec un coup de poing sur la table, cria :

« Fabius ! Un cratère de ce nectar
 qui fit ta renommée ! »

Le Grec cessa de suivre le jeu des soldats, et la conversation s’anima autour du pot grossier où tous trois puisaient avec un cyathe.

« Pelléos, mon ami, dit le Parasite, en essuyant du dos de la main ses lèvres imberbes, tu es un rhéteur habile, et tes phrases nombreuses ont souvent charmé nos oreilles. Tu possèdes l’inestimable trésor de la science, qu’ont amassé depuis des siècles les maîtres grecs. Eh bien, dis-moi ce que tu penses de l’amour. »

Pelléos déposa la coupe, vidée d’un trait, et ferma à demi ses paupières.

Martial, les coudes sur la table, les deux poings aux tempes, regarda le Grec en souriant.

« L’amour, dit Pelléos d’un ton docte, est une faiblesse, une grande faiblesse en tant que passion ; il est exécrable comme moyen de perpétuer notre race.

– Si tu as trouvé quelque chose qui puisse le remplacer, dit Martial, tu devrais écrire un livre là-dessus.

– Martial, dit Pelléos, je n’ai rien trouvé pour le remplacer, et je ne ferais aucune recherche dans ce but s’il venait soudain à disparaître. À quoi bon la vie ? Nous sommes formés par des atomes, et qui se sépareront un jour : ce sera la mort. Nous aurons souffert, et pour rien. Car tu sais bien que les Dieux n’existent point, et que l’âme périt avec le corps, attendu qu’elle n’en est pas distincte. À quoi bon provoquer une nouvelle réunion d’atomes, puisqu’elle se disloquera sans laisser de trace ?

– Pelléos, dit Martial, tu es un âne.

– C’est aussi mon opinion, appuya Longianus gravement, et maniant le cyathe.

– Vous êtes des esprits superficiels, dit le rhéteur ; vous croyez que la vie vaut la peine d’être vécue, parce qu’elle nous permet l’amour et les plaisirs de la table. »

Tongianus le regarda, ironique.

« Pourquoi ne te suicides-tu pas ?

– Parce que je veux prêcher la vérité ; si je me tue, qui l’enseignera ? Mon maître Hégésias, qu’on avait surnommé Pisithanate, le conseilleur de morts, a persuadé de nombreux disciples, sans se tuer lui-même. Qui aurait exposé sa doctrine ?

– Puisqu’il n’y a aucun plaisir digne d’être poursuivi, dit le parasite, pourquoi bois-tu si volontiers ?

– C’est un plaisir que je n’ai pas poursuivi. Il est venu à moi sous la forme de ton invitation.

– Et si l’amour est exécrable, dit Martial, pourquoi, ô le plus emphatique des menteurs grecs, pourquoi te voit-on quelquefois dans les quartiers mal famés de Suburre ?

– Ce sont les faiblesses de l’animal qui
 est en moi, dit le Grec. Et d’ailleurs,
 ajouta-t-il en bombant légèrement son
 torse maigre, ce n’est pas moi qui pour
suis les femmes : elles viennent me chercher. »

Martial éclata d’un rire sonore, en rejetant la tête en arrière. Tongianus eut un sourire bête. Pelléos, les yeux brillants, les regardait.

« Tongianus, dit-il, je te donne cent
 sesterces, si tu as jamais été aimé d’une 
femme aussi belle que celle qui m’aime. »

Martial laissa retomber sa coupe, et, dans un rire saccadé, rejeta par le nez le vin épais qu’il venait de boire. Tongianus, les mains sur les hanches, élargissait son sourire.

« Cent sesterces ! reprit le poète. Cent
 sesterces ! As-tu seulement vu cent sesterces dans toute ta vie ? »

Il toussait et riait à la fois, les yeux pleins de larmes et les lèvres rouges de vin.

« Une plus belle femme que celle qui t’aime ? demanda Tongianus d’une voix vague.

– Martial sera juge, dit Pelléos avec un regard dur vers le Biblilitain. – Allons, roi des flatteurs et des médisants, sois juge et bon juge. Tu connais ma maîtresse. »

Martial le regarda, étonné.

« Tu ne sais pas qu’elle m’aime, mais tu 
la connais, reprit le Grec. C’est la femme de Volusius, l’avocat. »

Le rire de Martial s’arrêta un moment, puis il reprit de plus belle :

« La femme de Volusius ! répétait-il. La femme de Volusius ! »

Pelléos restait froid.

« Tu sais, dit-il, qu’elle portait une
 petite médaille à son cou ? »

Et comme l’autre continuait à rire :

« La voici. » Il la jeta sur la table. « Tu connais le sceau de sa bague ? continua-t-il. Regarde-le. » Il lui tendit une petite tablette de bois couverte de cire. Martial s’interrompit et regarda attentivement la médaille. Puis il lut la tablette : « Dans mon jardin, à la deuxième heure de la première veille. Volusius passe la nuit chez Pollio. » Au-dessous, le sceau de Régilla. Le poète était stupéfait.

« Pelléos, dit-il, je te félicite, et j’espère que tu excuseras mon rire. Mais comment as-tu fait pour…

– Par Hercule, je t’assure que je
 l’ignore ! Elle m’a fait appeler un beau jour.
Et toi, Tongianus, dit-il, quelle est celle
 qui t’aime, et qui peut être plus belle que
 Régilla ? »

Tongianus déplissa son sourire, et dit tranquillement :

« Priscilla, la grande vestale.

– Quand tu es ivre, dit Martial, tu as la folie des grandeurs.

– Parle sérieusement, reprit Pelléos. Je te promets cent sesterces, si ta maîtresse est plus belle que la mienne.

– La grande vestale, répéta Tongianus. Priscilla, la grande vestale. Elle vient, la nuit, deux fois par semaine, dans ma maison des Esquilies, depuis plus d’un mois. »

Pelléos haussait les épaules, – Martial avait l’air incrédule. Quoi ? La grande vestale, la femme la plus belle et la plus pure de toute la ville, la fille d’Abascantius, aimait Tongianus le parasite, lui qui vivait au jour le jour, accrochant un dîner çà et là, par ses flatteries aux jeunes débauchés ou ses calembours épais qui charmaient les riches parvenus ? Comme tous deux recommençaient à rire, Tongianus s’irrita.

« Eh bien, dit-il, toi, Pelléos, rhéteur
 vide qui exposes des théories que tu n’as jamais comprises, et toi, poète incrédule,
 je vous persuaderai quand même ; demain,
à la deuxième veille, vous viendrez,
 cachés dans l’ombre, voir Priscilla, la
 grande vestale, entrer chez Tongianus le
 parasite. »
 
 

 

II

 

Martial et Pelléos venaient de souper chez Domitien ; et, déambulant le long des rues mal éclairées, ils causaient abondamment.

« César est un autre Jupiter, dit le poète – et il gesticulait dans l’ombre jaunie par les lampes à huile. Son vin est le premier du monde ; il vient de m’inspirer une épigramme divinement pénétrante. Elle est sur Rufus, cet enrichi qui préfère les parasites aux gens de talent comme toi et moi. »

Pelléos marchait derrière Martial, et semblait s’amuser à poser ses sandales rouges sur l’ombre du Bilbilitain.

« Martial, dit-il, je te marche sur la tête depuis une heure, et tu ne t’en es même pas aperçu ? »

Le poète parut satisfait de l’observation.

« Bien pauvres gens que les parasites ! dit Martial. Bien pauvres gens !

– Ce sont des hommes indignes, » dit le rhéteur. Et il posait avec soin ses sandales sur l’ombre. Tantôt elle s’allongeait, tantôt se raccourcissait, tantôt se doublait. Et lui s’approchait du poète, se reculait, ou marchait les jambes écartées pour écraser à la fois les ombres jumelles. Il parlait en même temps.

« Tout de même, cet imbécile de Tongianus a fait ma fortune. L’empereur m’a dit, ce soir, que j’étais un fidèle sujet, et que le peuple me saurait gré d’avoir dénoncé les manèges coupables de la vestale. Un pays où les prêtresses se font courtisanes court à sa perte, dit-il sentencieusement. Non pas que les Dieux existent, ajouta-t-il, mais il est bon que le peuple croit qu’ils existent. »

Sa démarche devenait plus lourde, et sa bizarre gymnastique l’avait fatigué.

« Asseyons-nous par terre, dit-il.

– Tu as raison, » approuva Martial. Ils allèrent s’asseoir au pied d’une grande statue de Diane, dressée au milieu du carrefour.

La nuit était sans lune. La lumière des lampes jaunes se fondait progressivement dans l’ombre dense.

Pas un bruit autour d’eux, sauf des grondements de chiens, ou la course des rats qui fouillaient les ordures.

« Pelléos, demanda Martial, presque indifférent, pourquoi as-tu dénoncé à l’empereur les amours de Tongianus et de la vestale ?

– Parce que Tongianus ne méritait pas d’avoir une telle maîtresse, dit le Grec. N’est-ce pas que c’était scandaleux de voir la première prêtresse de la ville entrer dans le taudis du parasite ?

– En effet, approuva le Bilbilitain. Je crois que tu as fait là une bonne action. Pourtant, la vestale a été enterrée vivante, en punition du sacrilège. Elle ne méritait peut-être pas cet horrible supplice, pour avoir aimé.

– Je le sais bien, dit Pelléos. Mais je n’ai fait que mon devoir. Et, d’ailleurs, qu’est-ce que la mort, sinon la désagrégation des atomes ?

– Et si Tongianus, pour se venger, essayait de disperser ceux qui te composent ?

– Les soldats le cherchent depuis trois jours, dit Pelléos. Il a quitté Rome. S’il revient, l’empereur le fera tuer. »

Ils restèrent encore un moment sans rien dire.

Martial songeait. Pelléos commença à dodeliner de la tête, à demi sommeillant. Le Bilbilitain le secoua.

« Pelléos, dit-il, nous allons nous venger spirituellement et sûrement de cet avare Rufus. Allons écrire mon épigramme sur le mur de sa maison. »

Pelléos se leva après quelques efforts.

« Tout de suite, dit-il ; tout de suite !

Il était plein d’une joie béate. Domitien lui avait fait donner des sandales neuves, un manteau et deux bracelets d’argent.

« Tiens, dit Martial, j’ai un morceau de bois brûlé à point, qui va tracer admirablement notre épigramme. Écris, toi qui es habile, pendant que je surveille les alentours. »

La maison, fort grande, se dressait au coin de la place Ronde et de la rue des Soldats. La façade donnait sur la place. Les deux noctambules étaient dans la rue, et Pelléos se mit à écrire sur le marbre immaculé du mur.

« Il n’y a personne de ce côté-ci de la maison, dit le Grec. Ce sont les chambres, et Rufus est en ce moment dans une maison charmante que je connais bien. Dicte donc, acerbe poète ! »

Trois lampes étaient suspendues à une tige de fer forgé scellée dans le mur, un peu à gauche, au-dessus de sa tête. Martial se recula pour surveiller les alentours.

« Rufus est un âne chargé d’or, commença le Bilbilitain.

– C’est agressif, remarqua le rhéteur en écrivant d’une main molle. Rufus va… »

L’énorme statue d’Hercule, basculant au bord du toit, venait de l’écraser sur le sol.

Martial éclata de rire.

Il l’entendit souffler âprement. Sortant de dessous le colosse, une jambe sanglante et disloquée s’agitait.

Alors, il releva la tête et, découpée sur le ciel noir par les lampes, il vit, au bord du toit, et crispée d’un sourire, la face blafarde de Tongianus.
 

Septembre 1913.
 
 

 

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(Marcel Pagnol, in Fortunio, revue bi-mensuelle, littéraire et théâtrale, première année, n° 3 et 4, 10 et 29 mars 1914 ; gravures de Notor, d’après des documents authentiques des musées d’Europe, pour illustrer Les Chansons de Bilitis, de Pierre Louÿs, Paris : Librairie Charpentier et Fasquelle, 1900)