L’ODORAT
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Harry Speed, non content d’avoir découvert la neo-color, l’audi-lux, arriva de nouveau chez moi. Il tenait en main un autre petit appareil dénommé par lui : le mens-odor, autrement dit : « l’odeur de pensée. » – Il ne s’agit pas ici de la fleur des jardins appelée ainsi – mais de l’élucubration cérébrale à laquelle se livrent tous les humains avec plus ou moins de bonheur.
La pensée est le propre de l’homme – ne prenons pas non plus l’adjectif dans le sens de blancheur, car beaucoup de gens ont les idées noires ; – mais l’homme est – croit-on – celui de tous les animaux qui pense le plus, sinon le mieux.
Or, l’homme pense et croit garder profondément secrète cette intime action volitive ou involitive et il se trompe, car une foule de révélations externes extériorisent ce qu’il croit cacher. Ce sont d’abord ses traits, les plis de son visage, ses gestes, ses écrits – ceux-ci au point de vue de la graphologie. Mais, à présent, il y a plus et mieux.
Le docteur Baraduc a photographié les effluves qui, s’échappant à travers la boîte crânienne, émanent du cerveau et montrent son état ; mais voilà qu’Harry Speed – le diabolique inventeur ultramoderne – a trouvé le mens-odor.
Cet homme s’est attaché à quintupler et transposer la puissance des sens humains. Il s’est dit : « Nous en avons cinq ; montons-les tous d’une octave, atteignons un autre plan et nous allons avoir l’homme nouveau, l’homme qui déjà fut, – car tout l’avenir n’est que le recommencement du passé, – mais cet homme antique disparu en des cataclysmes doit se représenter ; donc, essayons d’amasser dans l’espace où tout germe se garde, les idées anciennes et renouvelons-les. J’ai découvert l’art d’exacerber la vue et l’ouïe, passons à l’odorat ; pour le reste, ce sera l’ouvrage de demain… Je le vois déjà venir.
Or, on a tant parlé jadis de l’odeur de sainteté, on a tant dit qu’à entourer les saints on était embaumé, qu’il doit y avoir une raison à ceci et elle est probablement très naturelle. Cherchons et nous trouverons, dit la sagesse des nations et aussi l’Écriture sainte qui, cette fois, concordent.
Le chien, l’enfant aussi, sentent qui les aime ; ils ont l’intuition de ceux qui vont les accueillir avec sympathie, l’enfant parce qu’il possède l’instinct que n’a pas encore déformé en lui la réflexion, le chien parce qu’il a un nez et flaire… l’odeur de bonté. »
Or donc, Harry Speed, étudiant l’appareil d’odorat du chien, a reproduit en l’amplifiant un instrument à peu près analogue. Il a construit – et cela semble un bouquet – un léger appareil fait de lamelles en isolium fines comme des toiles d’araignées, lesquelles épandent les vibrations parfumées qu’elles ont pu capter.
L’expérimentateur n’a qu’à placer sous ses narines cette petite chose colorée et d’aspect de fleur pour percevoir l’odeur – non sui generis – de la personne qu’il veut étudier, mais : mens-generis. Il lui suffit de se placer dans le rayon direct émanant du plexus solaire de cette personne pour saisir le fluide involontairement envoyé. Sachant que le plexus solaire est le creux de l’estomac et que ce fluide s’échappe en ligne droite dans l’état de santé et en ligne gladiolée en l’état de maladie, il est aisé de saisir sans ostentation une place appropriée à la direction cherchée.
Donc Harry Speed, en face de moi, me dit :
« Mon cher, je vais voir, non ce à quoi vous pensez, mais si votre pensée est altruiste ou égoïste, ou méchante, ou criminelle, ou généreuse.
– Allez-y, mon ami ; je pense. »
Il porta d’un geste élégant le bouquet à son nez et dit :
« Le parfum est fort complexe.
– Ça ne m’étonne pas, je pensais à vous sans l’ombre de bienveillance. Mais comment définir la variété des parfums ? Qui vous a dit que la rose, l’œillet…
– Je vous arrête ; ce ne sont pas parfums de fleurs, ce sont… les parfums inconnus… au-dessus de la gamme de l’odorat habituel. Ce sont des arômes suaves ou acides qui vont droit au cerveau et lui jettent intuitivement une appréciation. Ne croyez pas que j’aie expérimenté le sens des odeurs, non. Nul n’a jamais expérimenté le sens des odeurs ! Elles s’en vont, à travers le conduit nasal, impressionner l’une ou l’autre de nos circonvolutions cérébrales, lesquelles n’ont rien à déduire mais simplement à énoncer ; elles vibrent, donc elles actionnent la pensée correspondante.
– Vous êtes vraiment trop subtil.
– C’est tellement simple. Tenez, vous voilà en état grave, presque religieux ; vous venez de m’admirer !
– Fat !
– Point. J’ai perçu l’odeur d’encens aux octaves surélevées. Or, vous savez que cette odeur porte aux idées mystiques, pieuses, sublimes…. Quelle est alors leur surélévation ?… déduisez.
– Vous me rendriez fou. Vous l’êtes vous-même.
– Les fous sont les sages, et génie confine folie. Si j’avais perçu l’avant-parfum de l’encens, le gamme au-dessous du summum, j’aurais conclu à l’incroyance, à la matérialité.
– Et la rose qui porte à l’amour…
– Ceci est limpide. Au-dessous du ton naturel : amour grossier. Au-dessus : amour d’âme.
– Enfin, mon cher, qui vous amené sur cette voie de recherches cabalistiques ?
– Le hasard. J’étudiais les parties diverses qui composent notre atmosphère ambiante ; l’idée m’est venue de composer un autre air ! – pas de musique – en variant de plusieurs manières les proportions et je suis arrivé à un amalgame tel que la simple respiration de cet air agit sur la cervelle, la nourrit, la fortifie, la rend, en un mot, mille fois plus puissante.
Quand je veux obtenir de moi-même une idée… je m’enferme dans ma cloche à expérience, je bouleverse mes alambics et je fabrique : l’hyper-atmosphère. Quelques minutes de ces inhalations – je ne saurais supporter plus, sans probablement devenir fou – me suffisent pour actionner la machine aux idées qui fonctionnera plusieurs heures.
– Allez-vous y enfermer d’autres humains ?
– Peut-être… vous, si vous voulez.
– Je me sauve. »
(À suivre)
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(René d’Anjou, « Variétés, » in Le Soleil, trente-huitième année, n° 247, lundi 4 septembre 1911 ; gravure de Claude Serre, « Nez, » c. 1970)