Tout à coup, la foule proche s’enfuit éperdue, cependant que les spectateurs lointains, avec de grands cris, s’efforçaient de se rapprocher pour mieux voir.
Foudroyé par quelque accident inconnu, l’aéroplane tombait, grand oiseau mort brusquement au milieu de son vol. De plus de soixante mètres de hauteur, il tombait. L’aviateur génial et héroïque, le célèbre Wilman, blessé par tant d’expériences antérieures, dans moins d’une minute serait un mort.
Soudain, parmi ce vaste effarement de catastrophe, on entendit un grand rire fou, puis ces paroles jetées sur le mode triomphal : « Je suis l’homme qui veut. »
Comme dans les tableaux qui représentent des ascensions mystiques, sans l’aide d’aucun appareil, un homme montait au milieu des airs. Avec une effarante sûreté de mouvements, il frôla la chute lourde de l’aéroplane et ses mains vigoureuses, saisissant l’aviateur Wilman, le soutinrent pendant que la machine venait se briser sur la terre dure.
L’homme descendit, lent et harmonieux, déposa son fardeau vivant sur les informes débris de l’appareil et, parmi les acclamations, il monta de nouveau, vainqueur sans armes, dans les airs domptés.
Devant le spectacle trop étonnant, la foule bientôt se tut, innombrable admiration béante, formidable inquiétude.
Tous regardaient l’inconnu. Il était couvert de haillons. Son visage était, parmi une barbe noire et inculte, comme une vaste lumière et comme un vaste sourire. Il répéta sa parole de tout à l’heure :
« Je suis l’homme qui veut. »
Il ajouta :
« Suivez-moi. »
Tous le suivirent, haletants vers le mystère. Il glissait dans l’air avec les souplesses harmonieuses du cygne dans l’eau.
Il se dirigeait vers une immense prairie ombragée de rares peupliers.
Sur le plus central de ces arbres, il s’assit.
Un gamin dit :
« Tiens, ses ailes sont fatiguées ! »
Un autre commença :
« Maître corbeau sur un arbre perché… »
Mais l’Homme-qui-Veut fit, avec autorité, le geste qui exige le silence.
Et, d’une voix un peu emphatique, il déclara :
« Dès les premières tentatives d’aviation, j’ai été confondu par la naïveté de ceux qui se font des ailes artificielles.
Si les ancêtres des oiseaux que nous connaissons avaient, comme les Wilman et les Dugrenier, tenté de créer le vol, cette vie sublime, avec de la matière morte, il n’y aurait jamais eu d’oiseaux.
Quel malheur que nous ayons des mains ! Leur habileté, louée par les philosophes à courte vue, nous a entraînés à toujours fabriquer des instruments gênants, fragiles, mal domptés, capricieux, parfois révoltés et meurtriers. Renonçons à l’erreur matérialiste, évadons-nous de la folie mécaniste. Plus d’instruments lourds et étrangers. Des organes à nous, richesse toujours présente et toujours docile !
Qu’est-ce qui crée l’organe, sinon la fonction et l’habitude ? Mais, dans tous les ordres d’activité, qu’est-ce qui précède l’habitude et qu’est-ce que la forme ? N’est-ce pas l’effort, la volonté, l’attention ?…
Les vérités nouvelles se trouvent en y pensant toujours. Les aptitudes nouvelles s’acquièrent en les voulant toujours.
Depuis dix ans, tout mon être est tendu vers ce but unique : voler.
Le résultat obtenu est grand, mais encore incomplet. Dix autres années et le vol sera chez moi une habitude, et je posséderai des commencements d’ailes. Et, comme vous marchez en pensant à autre chose, je pourrai voler en lisant ou en parlant.
Aujourd’hui, je vole comme marche l’enfant ; la moindre distraction me ferait tomber comme lui. Aussi, pour vous parler, je me suis posé sur un arbre comme un oiseau qui chante. »
L’orateur quitta ce qu’un loustic appela « son perchoir. » Il cria une dernière fois :
« Je suis l’Homme-qui-Veut. »
Fuite vertigineuse, il diminua, disparut.
« Il fait au moins du deux cents à l’heure ! » dit un chauffeur jaloux.
Le télégraphe signala l’Homme-qui-Veut au-dessus des principales villes de France, d’Italie et d’Espagne. Nulle part il ne parla, nulle part il ne s’arrêta. Sans doute, il se cachait pour dormir et pour manger les fruits des arbres.
Au bout d’une semaine, brusquement on l’aperçut à Paris. De hauteurs telles qu’elles l’avaient rendu invisible, il descendait vers la Concorde. Une foule immense remplit bientôt non seulement la place, mais encore les Tuileries, les Champs-Élysées, les quais voisins.
Acclamations et appels s’élevaient vers lui.
Il posa ses pieds sur l’Obélisque, et dressa la main droite. Un silence s’établit, plus émouvant que toutes les paroles.
Mais, avant la voix qu’on attendait, une voix de femme parla :
« Pierre, enfin, je te retrouve ! Ah ! comme tu m’as fait pleurer !… »
Il répondit :
« Je suis condamné à t’oublier. Je me dois tout entier à ma mission, à la création du nouvel organe qui agrandira la terre et enrichira l’homme. Laisse-moi à ma vaste ambition et à ma pénible conquête. »
Elle répliqua :
« Vis d’abord le présent. Vis d’abord la vie humaine. Aime celle qui t’aime et qui mourrait de ton abandon. »
Il eut un geste des épaules, comme quand on rejette un fardeau et, s’adressant à la foule, il refit le discours bizarre que nous connaissons.
Quand il eut fini, la femme déclara :
« Je demeure toujours à la même adresse. Viens ce soir… Ou, demain, je serai une morte. »
Elle ajouta :
« Tu sais que je ne mens pas. »
Il eut un grand cri douloureux !
« Je ne puis pas te laisser mourir… Je ne puis pourtant pas non plus laisser mourir l’avenir. »
Fuite rapide mais irrégulière et comme titubante, il disparut vers des solitudes où il pourrait écouter son esprit et écouter son cœur.
Mais le soir, il obéit à l’appel de l’amour ou à la crainte d’être un meurtrier.
*
On sut bientôt le lieu où il vivait dans une joie oublieuse et dans l’enlisement des baisers.
De tous côtés, on lui demanda de manifester de nouveau son pouvoir singulier.
Longtemps il refusa.
Un jour, il consentit, en faveur d’une grande fête de bienfaisance.
Ce fut la plus sensationnelle des épreuves.
Au milieu des membres de l’Académie des sciences et de l’Académie de médecine qui vérifièrent minutieusement l’absence de toute tricherie, il se dévêtit sous une tente dressée au pied de la Tour Eiffel. Il mit un caleçon que lui présenta le vénérable M. Rébanger. Puis il sortit et commença à s’élever perpendiculairement.
À la hauteur du premier étage, il s’arrêta, déclara d’une voix forte :
« Je suis l’Homme-qui-Veut. »
Devant la seconde plate-forme, il répéta son affirmation énergique.
Mais, quand il arriva en face du sommet, il se produisit en lui on ne sait quel accident, on ne sait quel bizarre détraquement.
Son corps se balança, inharmonieux. Et cependant il balbutiait, comme quelqu’un qui ne trouve plus ses mots.
Enfin, de paroles inattendues sortirent de ses lèvres :
« Je suis l’Homme-qui-Aime ! »
Que signifiait l’erreur de son langage ? Exprimait-elle une simple défaillance de la mémoire ou un commencement de folie ? Et fut-elle la cause d’une brusque aggravation de la folie commençante ?
On le vit soudain qui, d’un double geste pénible, comme grinçant, dirigeait une main vers sa tête, l’autre vers son cœur.
Esprit puissant d’étroitesse, était-il donc incapable de porter, sans perdre tout équilibre, deux pensées, deux désirs, deux sentiments ?…
Parmi des cris affolés qu’il n’entendait pas, il tombait, d’une chute uniformément accélérée, comme une chose ou comme un homme ordinaire.
Ses mains, toujours pressées contre son front et contre son cœur, semblant comprimer deux blessures, il murmurait toujours : « Je suis l’Homme-qui-Aime. »
Il tomba dans un grand cercle vide élargi par la terreur, bientôt effacé par la curiosité.
Au milieu de la foule agitée de longs frissons, ce qui fut l’Homme-qui-Veut gisait, bouillie lamentable.
_____
(Han Ryner, « Les Contes de la Petite République, » in La Petite République, journal de grande information politique, littéraire, trente-quatrième année, n° 12218, lundi 27 septembre 1909 ; Francisco de Goya, « Modo de volar, » Los Disparates n° 13, 1815-1823)