LANT4

 
 

 

Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer à plusieurs reprises la rue de la Vieille-Lanterne, aujourd’hui disparue, dans laquelle Gérard de Nerval trouva la mort durant la nuit du 25 au 26 janvier 1855. Nous sommes heureux de mettre en ligne aujourd’hui l’esquisse inédite d’un contemporain, signée des initiales A. M. et datée de février 1855.

Si l’on peut noter l’absence de la lanterne représentée à droite, parfois à gauche, sur la plupart des gravures d’époque, on remarquera surtout la présence d’un élément mentionné dans la description d’Alexandre Dumas et ignoré par tous les illustrateurs : la grande clef de bois peinte en jaune, servant d’enseigne au serrurier Boudet.

 

MONSIEUR N

 
 

 

LANT3 

 
 

Le vieux Paris, avec ses rues étroites, sales et sombres, d’un aspect sinistre et d’un cours parfois tortueux, tombe et s’en va rapidement sous le marteau des démolitions, qui font place à des quartiers réguliers où circulent du moins l’air et le jour. Il en reste cependant encore çà et là plus d’un vestige, momentanément oublié entre des décombres. C’est ainsi qu’entre les quais et la nouvelle rue de Rivoli, si élégante, il existe une rue auprès de laquelle il ne faut plus parler de la fameuse rue aux Fèves des Mystères de Paris. Celle-ci, même dans son état primitif, était un boudoir en comparaison de ce cloaque. Elle s’appelle la rue de la Vieille-Lanterne. Du quai, on y arrive par la rue Saint-Jérôme, qui la coupe à angle droit. Là, dans sa propre direction, elle fait face à une seconde rue, d’un nom encore plus lugubre que le sien, mais assez large et propre dans sa courte étendue, la rue de la Tuerie, qui aboutit à la place du Châtelet. Quant à la rue de la Vieille-Lanterne, voici ce que c’est. À son ouverture de ce côté, ouverture déjà fort étroite, elle présente aussitôt une sorte de bifurcation, dont l’une des branches, de quelques pas seulement en longueur et large de deux ou trois pieds, forme comme une galerie rustique ou un mauvais balcon de plain-pied ; il conduit à la porte de la première maison, dont l’entrée est plus relevée que celle des autres et de niveau avec les rues voisines. Cette espèce de passage ou de pont ne va pas plus loin ; mais tout à côté (et c’est, si l’on veut, la seconde et la principale de nos deux branches) descend obliquement un raide escalier de quelques marches, dont les dernières arrivent sous cette manière de pont ou de galerie rustique que nous tâchons d’indiquer au lecteur. C’est seulement arrivé au bas qu’on se trouve réellement dans la rue de la Vieille-Lanterne ; le rez-de-chaussée de toutes ses maisons sauf la première est ainsi d’un étage au-dessous des rues avoisinantes. On voit donc qu’il faut la chercher pour la voir, et encore savoir bien où la chercher. Un de nos amis, que ses affaires appellent fréquemment dans tous ces quartiers du vieux Paris, disait comme nous, il ne l’avait jamais vue, et n’avait pas l’idée de rien de pareil. Ce n’est qu’un long couloir sombre, formé par des maisons très hautes, mal hantées, cela va sans dire, et entre lesquelles une petite charrette ou deux à trois hommes de front peuvent à peine passer.

 

L’escalier qui, de ce côté, lui sert de passage, car de l’autre elle débouche directement, tourne un peu, avons-nous dit, sous cette galerie ou entrée supérieure de la première maison, en sorte qu’arrivé au bas, dans la vraie rue, on se trouve sous cette galerie comme sous une espèce d’auvent. Là, le mur est percé d’une assez grande fenêtre cintrée, comme celle d’une boutique, et munie de forts barreaux de fer. En face, chose horrible ! s’ouvre un couloir encore plus étroit que la rue ; ce couloir est un des principaux égouts de la grande ville, dont il conduit les immondices à la Seine, qui est à deux pas. C’est là, dans cette horrible impasse d’où l’on ne peut sortir qu’en gravissant un mauvais escalier, c’est dans cet endroit perdu, affreux, désolé, en face de ce cloaque sans lequel il est déjà un cloaque lui-même, c’est sous ce lugubre auvent, c’est à ces noirs barreaux à peine visibles dans l’ombre, que l’on trouva Gérard de Nerval suspendu, le vendredi matin, quand il fit jour.

 
 

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(Anonyme, « Chroniques, » in la Revue suisse, 10 février 1855)

 
 
 

LANT5

 
 

Si, vous arrêtant sur la place du Châtelet, le dos contre la colonne qui en occupe le centre, et la droite tournée vers la Seine, vous regardez en face, vous verrez s’enfoncer entre deux rangées de maisons hautes, noires, écaillées, une rue étroite qui porte le nom de rue de la Tuerie.

Sur les murailles qui font face à la place du Châtelet, deux inscriptions peintes en noir attireront votre regard. À droite, vous lirez ces mots : À la Colonne ; à gauche, ceux-ci : À la Momie.

Quelle enseigne pour un magasin ! quel nom pour une rue ! La Momie et la Tuerie ! N’est-ce pas un singulier rapprochement, et ne pourrait-on pas répéter avec Victor Hugo le mot terrible : Ananké ?

Faites quelques pas dans cette rue et vous êtes en plein moyen âge. Mais hâtez-vous ; le marteau de la démolition l’aura bientôt rasée.

La plume de M. de Balzac et, à son défaut, le pinceau de M. Decamps pourraient seuls donner la vie à ce coin du vieux Paris, et en faire ressortir la forme et la couleur, forme horrible, couleur épouvantable.

 

*

 

 

La rue franchie, on arrive à l’angle de la rue Saint-Jérôme, qui court perpendiculairement à la Seine, non moins étroite, non moins fangeuse que sa voisine. Un souvenir de meurtre a baptisé l’une, un souvenir de la religion a baptisé l’autre ; le crime et la foi, tout le moyen âge est là.

En face de la rue de la Tuerie, et coupant la rue Saint-Jérôme en deux tronçons comme un coup de hache, rampe quelque chose qui n’a pas de nom, qui s’enfonce sous terre et qui aboutit à la place du vieux Marché-aux-Veaux. Est-ce une ruelle, un passage, une percée ? C’est tout cela ensemble, et c’est moins que cela.

C’est une fente ouverte violemment entre deux pâtés sombres de vieilles maisons, dont un homme marchant les bras tendus toucherait les deux murailles.

Quelles murailles ! Rongées par l’humidité, décrépites, noires, suintantes, ébréchées, elles dressent leurs pans rigides jusqu’à des hauteurs d’où la lumière ne tombe jamais. Çà et là, des portes basses fermées de grilles percent leur épaisseur glaciale ; des fenêtres irrégulières, ouvertes sur ce cloaque, y cherchent une clarté fantastique, et font penser que des êtres humains respirent là-dedans. Un ruisseau, où se déversent toutes les eaux sales du quartier, occupe la largeur du pavé et court vers un égout qui ferme cette brèche du côté de la rue de la Tuerie. Une vapeur fétide et froide en sort et se mêle à l’air qu’elle décompose. Au pied des murs, des immondices, des tessons de bouteille, des amas de débris de toutes sortes ; au centre de la ruelle, d’un côté, une estacade de planches disjointes qui cachent un terrain vide, encadré de maisons dont les pans, d’inégale hauteur, se coupent à angles bizarres, où quelques rayons de lumière brisés par les toits éclairent des loques accrochées à des fenêtres borgnes, des carreaux verdâtres, et, çà et là, un pot de fleurs sans fleurs ; de l’autre, une lanterne suspendue à une tringle au-dessus d’une porte grimaçante et dont la vitre dépolie porte en caractères usés ces mots : Hôtel garni ; on loge au mois et à la nuit ; bon café à l’eau et petit verre pour vingt-cinq centimes. Derrière le vitrage éraillé et terni de deux croisées qui dépendent de cet hôtel, on voit des tasses, quelques assiettes, un bout de carotte, un morceau de viande dans un plat, des verres opaques et d’autres menus objets, comestibles et vaisselle, qui font qu’on s’arrête tout pensif en disant : « Des chrétiens mangent donc là ! »

Cette ruelle, cette fente, ce cloaque s’appellent l’impasse de la Vieille-Lanterne.
 
 

On y descend du côté de la rue Saint-Jérôme par un escalier de pierre à deux étages que sépare un étroit palier. Le premier étage qui a sept marches est surplombé, du côté gauche, par une petite terrasse suspendue, en vieux ais, garnie de garde-fous et sur laquelle ouvre la boutique d’un serrurier indiquée à l’œil des passants par une énorme clef de bois peinte en jaune. Le second escalier, composé de cinq marches, incline à gauche, plonge sous la terrasse en forme d’appentis, et rencontre le sol de la ruelle au ras d’un magasin sombre comme l’enfer et tout rempli de casseroles, de vieilles marmites, de tuyaux de poêle, de grils et autres ustensile de fer. Cette cave noire prend, dans la bouche des voisins, le nom un peu ambitieux de magasin de quincaillerie.

Entre l’escalier de cinq marches et la porte de ce magasin où, en plein midi, la clarté d’une chandelle vient en aide au soleil, on a, pour les besoins du service intérieur, pratiqué une fenêtre que défendent de gros barreaux de fer. Sous la partie supérieure de l’escalier servant de voûte, un large égout creuse son lit noir et nauséabond. Les eaux croupissantes qui s’en échappent s’écoulent à droite par une brèche à ciel ouvert, fermée à son extrémité par la gorge d’un égout souterrain qui passe sous le quai et se jette dans la Seine.

Quand on a descendu les douze marches de pierre gluantes, chargées d’ordures, empestées, qui font communiquer la rue de la Tuerie à la ruelle de la Vieille-Lanterne, on est dans un trou infect, noir, hideux, que pressent des murs sordides, où la nuit, l’humidité, le froid vous enveloppent, et sur lequel s’ouvrent les soupiraux béants de deux vomitoires chargés d’émanations fétides ; tout autour, des grilles de fer, des murs qui semblent frappés de lèpre, de lourdes portes armées de gros clous, et, tout au fond, les pans de murailles et les décombres de la place du vieux Marché-aux-Veaux.

C’est à l’un des barreaux de fer, le plus élevé, de la fenêtre taillée carrément à l’angle de l’escalier inférieur, près du magasin de quincaillerie, que Gérard de Nerval s’est pendu.

Victor Hugo, dans Notre-Dame de Paris, n’a jamais rien imaginé de plus étrangement ténébreux, de plus lugubre, de plus secret, de plus malsain, de plus propice aux sombres aventures, de plus menaçant, de plus tortueux, de plus glauque, de plus caverneux que ce coin de la grande ville.

Faites cinquante pas, et vous êtes dans la rue de Rivoli !

Détail bizarre ! Sur cet appentis vermoulu qui couvre de son ombre glacée la fenêtre mortuaire, habite et sautille un corbeau boiteux, qui va et vient, agitant ses ailes et frottant son bec noir aux bâtons de la balustrade. Quand un passant s’arrête et regarde autour de lui, le corbeau se perche, avance le cou et pousse un cri rauque.

Quel romancier, amoureux des choses sinistres, eût imaginé une mise en scène plus triste que le décor découvert par ce pauvre mort ?

 
 

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(Amédée Achard, « Lettres parisiennes, » in L’Assemblée nationale, huitième année, n° 35, dimanche 4 février 1855 ; croquis de la rue de la Vieille-Lanterne par Victorien Sardou, paru dans La Nouvelle Revue, vingt-troisième année, nouvelle série, tome XVIII, 15 octobre 1902)

 
 
 

LANT6

 
 

Dessin original inédit représentant la rue de la Vieille-Lanterne

(Collection particulière de Monsieur N)

 
 
 

QUELQUES DÉTAILS SUR LA MORT DE GÉRARD DE NERVAL ET SUR LA PLACE OÙ L’ON A RETROUVÉ SON CORPS

 

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Si par hasard, vous qui lisez ces lignes, vous vouliez faire un funèbre pèlerinage au lieu où a été retrouvé le corps de notre pauvre ami Gérard de Nerval, vous n’auriez, pèlerin de deuil, qu’à suivre l’étrange itinéraire que nous allons tracer.

Arrêtez-vous d’abord à la place du Châlelet.

En face d’un des côtés de la colonne élevée à Desaix, à main gauche de la statue de la Victoire qui la surmonte, vous verrez une rue qui s’appelle la rue de la Tuerie.

Vous entrerez dans cette rue, laissant un magasin d’épicerie à gauche, une boutique de marchand de vin à droite.

Cette rue est elle-même coupée transversalement par deux autres rues.

À gauche, par la rue de la Vieille-Tannerie.

À droite, par la rue Saint-Jérôme.

Alors la rue se rétrécit.

On lit en grosses lettres sur un mur qui fait face :

 

BAINS DE GÈVRES.

 

 

Et au-dessous :

 

BOUDET,

ENTREPRENEUR DE SERRURERIE.

 

 

Au pied du mur sur lequel sont inscrites ces deux affiches commence un escalier avec une rampe de fer.

Escalier étroit, visqueux, sinistre.

D’un côté, à droite, les marches touchent au mur.

De l’autre côté, un prolongement de la rue, large d’un mètre, conduit à la boutique d’un serrurier, qui a pour enseigne une grosse clef peinte en jaune.

Devant la porte, sautille un corbeau, qui, de temps en temps, fait entendre un sifflement aigu.

L’escalier et la boutique du forgeron font déjà partie d’une autre rue :

La rue de la Vieille-Lanterne.

Remarquez-vous l’étrange coïncidence de ces deux noms :

Rue de la Tuerie, rue de la Vieille-Lanterne ?

On descend dans cette dernière, qui n’est qu’une ruelle profonde qui semble s’enfoncer sous la place du Châtelet, par l’escalier que nous avons dit.

On craint à la fois de poser le pied sur ces marches glissantes, la main sur cette rampe rouillée.

Vous descendez sept marches, et vous vous trouvez sur un petit palier.

Eu face de vous, à la hauteur de votre tête, ce prolongement qui conduit chez le forgeron fait voûte.

Dans l’obscurité, au fond de cette voûte, vous découvrez une fenêtre cintrée avec des barreaux de fer pareils à ceux qui grillent les fenêtres des prisons.

Descendez cinq marches, arrêtez-vous sur la dernière, levez le bras jusqu’au croisillon de fer.

Vous y êtes : c’est à ce croisillon que le lacet était attaché.

Un lacet blanc, comme ceux dont on fait des cordons de tablier.

En face est un égout à ciel ouvert, fermé par une grille de fer.

L’endroit, je vous l’ai dit, est sinistre.

En face de vous, s’étend la ruelle de la Vieille-Lanterne, qui remonte vers la rue Saint-Martin.

Dans cette rue, à droite, un garni, quelque chose d’immonde, qu’il faut voir pour s’en faire une idée, avec une lanterne, sur le verre de laquelle est écrit :

 

On loge à la nuit.

Café à l’eau.

 

 

En face de ce garni, des écuries qui, pendant ces longues nuits de glace que nous venons de traverser, sont restées ouvertes afin de donner un refuge aux malheureux trop pauvres même pour demander à loger dans ce garni.

Vous êtes resté sur la dernière marche, n’est-ce pas ?

Eh bien, c’est là, les pieds distants de cette marche de deux pouces à peine, que, vendredi matin, à sept heures trois minutes, on a trouvé le corps de Gérard encore chaud, et ayant son chapeau sur la tête.

L’agonie a été douce, puisque le chapeau n’est pas tombé.

À moins toutefois que ce que nous croyons un acte de folie ne soit un crime ; que ce prétendu suicide ne soit un véritable assassinat.

Nous reviendrons là-dessus tout à l’heure.

On courut au corps-de-garde, on détacha le corps, on appela un médecin.

Le médecin pratiqua une saignée.

Le sang vint, mais inutilement. Gérard ne rouvrit pas les yeux, ne poussa pas un soupir.

Il était mort !

 
 

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(Extrait du Mousquetaire, journal de M. Alexandre Dumas, troisième année, n° 30, mardi 30 janvier 1855)

 
 
 

LANT