Un soir que j’étais plongé dans un de ces ravissements étranges, ma porte fut soudainement ébranlée par un vigoureux poignet.
« Entrez, » dis-je en tressaillant.
Les gonds hurlèrent mélancoliquement, et je vis se dessiner entre les chambranles, dans le vacillement de l’ombre, la haute stature, et successivement la casquette de loutre, la blouse bleue, l’œil crevé, le nez violet, la jambe torse et la bouche en coup de sabre, de Jérôme Briffoteaux, voiturier du chemin de fer.
« C’est vous, Briffoteaux ? dis-je, surpris, quand le personnage, qui était accompagné de Blanche, m’eût apparu tout entier.
– Pour vous servir ! répondit-il, en me présentant un colis long et noir qu’il tenait à la main.
– Qu’est-ce que cela ?
– Un fusil.
– Il doit y avoir erreur ; je n’en attends point.
– Excusez-moi, monsieur ; votre adresse y est mise en lettres hautes de ça, et écrite dans la perfection… Voyez plutôt.
– En effet !… Et vous n’avez pas d’avis concernant cet envoi ?
– Aucun.
– Ni de facture ?
– Non plus… les frais de transport sont réglés jusqu’à votre domicile.
– Étrange !… » murmurai-je, en versant au bonhomme une rasade de genièvre.
Briffoteaux éleva le verre plein jusqu’à son œil unique, qui s’arrondit comme celui d’une oie et s’illumina de vertes phosphorescences ; puis, quand il eut vautré son regard dans les mouvants éclairs du genièvre, le voiturier dégusta lentement, silencieusement, jusqu’à sa dernière goutte, la liqueur ambrée.
« Que dis-tu de cela, la Becquestoile ? s’écria Briffoteaux en s’adressant à Blanche, qui le regardait avec des yeux pleins d’admiration.
– Si vous continuez, qu’est-ce que va dire la belle Gouge-Austreberthe Flamen, votre femme ? »
Briffoteaux, avait dit juste : le colis contenait un Lefaucheux dont l’extrême simplicité était relevée par un fini et une coupe remarquables. Point de ciselures, de damasquinures point. Le canon était de moyenne longueur, veiné brun et luisant comme la peau d’un nègre ; les batteries jouaient avec la douceur et la précision d’un chronomètre, et le tic-tac produit par la levée des chiens avait des sonorités d’une nature et d’une acuité particulières. Le tonnerre était poli et ajusté avec un art consommé, l’armure faite de ce fin acier gris aux reflets moirés, dur comme le diamant et presque aussi inaltérable que lui.
Les chiens à queue rayée et à tête de marsouins, avaient des poses de sphinx, lorsqu’ils veillaient accroupis sur les lumières, et des airs de roquets, lorsqu’ils dressaient leur étincelant museau. La crosse, d’un brun sombre, zébrée de veines noires, était d’une silhouette exquise et se terminait par un talon d’acier qui portait, à sa partie centrale, le dessin en relief d’une tête de hibou.
Ce minutieux examen me convainquit que j’étais en face d’un chef-d’œuvre de fabrication qui eût valu, à son auteur, la maîtrise, s’il eût vécu au Moyen-âge.
La possession de ce bijou m’avait donné un regain de cette joie enfantine, qu’on éprouve à sa première montre. Tantôt je le posais contre un meuble et, les bras croisés, j’admirais le merveilleux équilibre qui régnait entre toutes ses parties, tantôt je le saisissais brusquement, je l’armais et me l’appliquais à l’épaule ; puis, le pied tendu, clignant de l’œil, je mettais en joue tout ce qui faisait saillie sur le mur et sur les meubles. Je me visais moi-même dans la glace, et poussais ma folie jusqu’à ne pas m’apercevoir que j’étais complètement ridicule.
Par une coïncidence bizarre, j’avais brisé le mien la veille ; comme je n’avais confié l’accident à personne, son opportunité donnait au présent un caractère absolument fantastique.
Durant l’inspection que j’avais passée du Lefaucheux, le jour avait rapidement baissé. Je couchai l’arme sur mon guéridon et me replongeai voluptueusement dans l’infini du rêve. Ma chambre fut peu à peu envahie par les ombres.
L’inattendu et l’étrangeté de cet envoi, sa coïncidence avec la mésaventure qui m’était survenue au Fressin, me lançaient dans des hypothèses folles. Je dois ajouter que mes travaux du jour et la réalisation insolite d’un pressentiment m’avaient singulièrement prédisposé au merveilleux.
Pour comble d’ironie, le hasard, ou Blanche qui avait un amour particulier pour mes livres, avait précisément placé sous mes yeux, à ma dernière excursion dans le livre rouge, le chapitre des Coïncidences et des pressentiments dont l’auteur du Spirite fait parcourir les premiers degrés de cette invisible échelle, qui nous met en rapport avec le monde des esprits. Soit complaisance d’imagination soit qu’en réalité cela fût, je trouvai, entre ces observations du livre et mon cas particulier, certaines similitudes qui me poussaient aux plus bizarres conclusions. Le silence qui m’entourait, la terrifiante indécision des ténèbres ajoutaient encore à ces impressions par une mystérieuse complicité.
Il faisait un beau clair de lune qui donnait à l’atmosphère des transparences presque crépusculaires d’une douceur infinie. Autour de moi régnait un caressant demi-jour qui permettait de deviner les objets, sans en distinguer aucun.
Une brume pleine de plaintes et de sanglots psalmodiait lugubrement à travers les serrures, sous les portes, dans la cheminée, tandis qu’au-dehors, elle secouait les arbres, emportant par tourbillons les feuilles que j’entendais glisser en crépitant sur la toiture du logis du père Laporte. Par intervalles, un jet de feu glissait entre ces frissonnants rameaux, et éclaboussait les meubles, les tapis et les mille objets environnants, de flaques lumineuses qui m’embrasaient longtemps les yeux après avoir disparu. Ces lueurs insolites dansaient comme des willis au fond de mes prunelles, constellaient, d’une infinité de sautillantes étoiles, la diaphane obscurité, et donnaient, aux formes indécises peuplant l’ombre, des aspects fabuleux qui se livraient sous mon regard à d’incessantes métamorphoses… Tout s’animait dans la nuit : sous le masque d’armes suspendu à la muraille, je voyais des remuements de lèvres et des clignotements d’yeux.
Les fleurets allongeaient vers moi leur pointe luisante comme un ongle de feu. Mes vestes de coutil, rangées au porte-manteau, valsaient et tournoyaient comme des spectres ; sur le fauteuil qui me faisait face, je voyais distinctement des regards fixés et une bouche démesurément ouverte par un rire muet. La peau d’ours couchée devant mon lit avait des mouvements confus et je voyais flamboyer ses yeux de verre. Dans la position que j’occupais, mon rayon visuel tombait perpendiculairement sur le talon du Lefaucheux. La bleuâtre ellipse d’acier se découpait violemment dans la nuit. J’étais nez-à-nez avec la mystérieuse tête de hibou, dont m’apparaissaient nettement les yeux ronds, le bec en fer de pioche, la plume ébouriffée et les oreilles pointues. Ma vue errait distraitement sur tous ces minuscules détails, dont j’avais admiré au jour le merveilleux fini.
À ce moment, une irradiation lunaire embrasa la crosse du fusil. Par une étrange illusion d’optique, je vis très distinctement, dans ce rapide éclair, la petite tête claquer du bec et rouler des yeux fauves.
Je portai longuement la main sur le Lefaucheux : aussitôt, trois hou ! hou ! sinistres retentirent dans les ténèbres. Pschutt y répondit par des aboiements furieux.
Je portai autour de moi des regards éperdus : le masque d’armes ricanait, les fantômes chuchotaient entre eux et, de la peau d’ours, sortaient des grognements sourds.
Je me dressai tout d’une pièce, et, pris d’une terreur inexprimable, j’allumai ma bougie.
(À suivre)
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(Charles-Maurice de Vaux, in Gil Blas, dix-neuvième année, n° 6844 et 6845, samedi 13 et dimanche 14 août 1898 ; illustration de Linley Sambourne pour The Water-Babies, A Fairy Tale for a Land Baby, de Charles Kingsley, 1863)