Il y avait une fois trois brochets (1) qui vivaient ensemble dans un étang de 102 perches (2569 m. 258) d’étendue. L’un d’eux était un tout, tout petit brochet – il avait à peine 6 pouces (0 m. 1524) ; le second était un moyen brochet d’un pied (0 m. 3043) et le troisième était un grand brochet qui mesurait au moins un yard (0 m. 9144). Ils avaient chacun un trou sous la berge pour se mettre à l’affût des goujons, des tanches et des carpes : un petit trou pour le tout, tout petit brochet, un trou moyen pour le moyen brochet et un grand trou pour le grand, grand brochet. Le tout, tout petit brochet mangeait les tout, tout petits poissons : les goujons. Le moyen brochet mangeait les moyens poissons : les tanches, et le grand, grand brochet mangeait les grands poissons : les carpes. Ils mangeaient aussi autre chose quand ils en avaient l’occasion.

Ces trois brochets dépeuplaient systématiquement l’étang de 102 perches. Tous les jours, avant leur déjeuner, ils allaient faire une promenade pour voir si leur vivier était encore bien garni ; ils allaient aussi se promener avant leur dîner et avant leur souper : en réalité, ils se promenaient toujours quand ils ne mangeaient pas.

Un jour, tandis qu’ils faisaient une de leur promenade, un petit vieillard vint sur les rives de l’étang. Ce devait être un petit vieux qui n’avait pas la conscience très nette parce qu’il regarda minutieusement autour de lui si personne ne le voyait. Quand il se fut bien assuré que personne ne pouvait le voir, il tira de sa poche quatre pommes de terre qu’il déposa sous les herbes tout au bord, tout au bord de l’eau, en un petit tas. Puis, toujours aussi cauteleusement, il disparut dans un petit bois en enjambant une barrière.

Il y avait une grande, grande pomme de terre qui pesait bien quatre onces (113 gr. 4), une moyenne pomme de terre qui pesait deux onces (569 gr. 7) et une petite, toute petite pomme de terre qui ne pesait pas plus d’un grain (69 gr. 84). La quatrième pomme de terre n’était ni grande, ni moyenne, ni petite ; elle était absolument quelconque et ne présentait rien de particulier.

Le tout, tout petit brochet, qui cherchait des goujons, vint à passer ; il sortit la tête de l’eau et considéra fixement les quatre pommes de terre. Il parvenait juste à toucher la plus petite du bout de son museau.

« En voilà une qui ferait bien mon affaire, » dit-il d’une voix toute petite et toute frêle.

Mais comme c’était un bon petit brochet, qui songeait toujours à ses camarades, il pensa que les deux autres pommes de terre feraient aussi l’affaire du grand brochet et du moyen brochet, et il partit à leur recherche pour leur faire partager cette aubaine inespérée.

Quant à la quatrième pomme de terre, il ne l’avait pas vue. Elle manquait tellement d’originalité qu’elle ne pouvait attirer l’attention d’un brochet anglais.

Le moyen brochet arriva quand le tout, tout petit brochet venait de passer. Il vit aussi les trois pommes de terre – car la quatrième était vraiment par trop quelconque. Il mit le museau hors de l’eau et s’amusa à jouer un petit peu avec la moyenne pomme de terre.

« En voilà une qui ferait bien mon affaire, dit-il d’une voix ni trop forte ni trop faible. Je m’en repasserais une tranche si les camarades étaient là. »

Et il partit à leur recherche.

Le grand brochet arriva naturellement au moment où le moyen brochet s’en était allé. Il sortit sa formidable tête de l’eau et s’écria en grossissant sa voix rude :

« Goddam ! voilà trois pommes de terre qui semblent faites exprès pour nous. Celle-ci est particulièrement colossale et je m’en arrangerais bien. Il y en a peut-être une quatrième mais elle n’est pas suffisamment excentrique pour que je m’y intéresse. »

Et, de toute la vitesse de ses puissantes nageoires, il se mit à la recherche de ses amis, car le grand brochet était vraiment plus qu’un père pour le moyen brochet et le tout, tout petit brochet.

L’homme avait bien entendu la voix toute grêle et toute frêle du tout, tout petit brochet, mais il n’y avait pas fait attention ; il avait pris cela pour le susurrement aigu d’un moustique à la recherche de la douce peau d’une lady. Il avait aussi entendu la voix ni trop forte ni trop faible du moyen brochet, mais il avait supposé que c’était celle de John essayant d’attraper le moustique avec son chapeau et appuyant cette opération d’apostrophes multiples adressées audit animal.

Mais lorsqu’il entendit le mugissement de la grosse voix du grand, grand brochet, il supposa immédiatement que ses pommes de terre couraient un danger et il retourna vers l’étang pour savoir ce qu’elles étaient devenues.

« Quelqu’un a touché à mes pommes de terre ! » fit-il en voyant que la grosse pomme de terre, la moyenne pomme de terre et la petite pomme de terre étaient chacune surmontées d’une grosse goutte d’eau, d’une moyenne goutte d’eau et d’une petite goutte d’eau qu’y avaient laissées les museaux du grand, grand brochet, du moyen brochet et du tout, tout petit brochet. Il ne regarda pas la quatrième pomme de terre ; elle était tellement ordinaire qu’il était sûr que personne n’y avait touché.

Alors, l’homme déchargea un fagot de bois qu’il avait sur l’épaule, disposa les brindilles en foyer, mit les quatre pommes de terre au centre et les fit cuire. Quand elles furent cuites, il tira de sa poche un petit peu de beurre, un croûton de pain et beaucoup de sel, et il mangea les pommes de terre, en les trempant dans le sel, après avoir mis le beurre sur le pain.

Et puis il s’en alla en faisant sauter dans la main, d’un air réfléchi, une pièce de deux pence, ce qui laisse à supposer qu’il avait l’intention, pour accélérer la digestion de son banquet, d’aller prendre un verre de porter ou d’ale, à moins que ce ne fût du whisky ou du gin ou tout autre boisson réconfortante.

Quand les brochets se furent retrouvés, – ça dure toujours un certain temps dans un étang de 102 perches, – ils se mirent à nager ventre à terre vers l’endroit où ils avaient vu les pommes d’idem.

« Tiens ! quelqu’un a touché aux pommes de terre ! fit le grand, grand brochet en grossissant sa rude voix.

– Oui, quelqu’un a touché aux pommes de terre ! fit le moyen brochet d’une voix ni trop forte ni trop faible.

– Quelqu’un a touché aux pommes de terre et a tout mangé ! » fit le tout, tout petit brochet de sa voix toute petite et toute frêle.
 

MORALE :

 

Il fallait taojors manger le paommes de terre

taôut de souite.

 
 

Pour traduction conforme,

K. MEMBER
 
 

_____

 

(1) Ce récit fait partie de l’intéressante série de contes que Georges Khnopff est en train de traduire pour l’Indépendance belge. Faut pas que ce soit le même qui traduise tout, s’pas ?
 

_____

 
 

(« K. Member » [= Raphaël Landoy ?], in Le Diable au corps, n° 50 et 51, dimanche 24 décembre 1893)