Nous trouvons dans la correspondance du Temps, seizième année, n° 5632, dimanche 17 septembre 1876, cette note signée de Villiers de l’Isle-Adam à propos de son drame en un acte L’Évasion :
 
 

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Nous recevons la lettre suivante :
 

Paris, 15 septembre 1876.
 

Monsieur,

Vous avez publié ces jours derniers une Nouvelle intitulée l’Évasion et signée F. de Gantès.

Cette nouvelle, quant au dialogue, est tirée, mot pour mot, d’un drame également intitulé l’Évasion et dont je suis l’auteur.

J’avais prié M. de Gantès, qui est de mes amis, d’écrire une scène de ce drame, ce dont il s’était, d’ailleurs, fort bien acquitté. De là, collaboration. – Toutefois une dissidence d’opinions littéraires m’avait induit depuis à décliner la responsabilité de sa conception, quelque préférable qu’elle dût être à la mienne sans doute. – J’avais donc repris mon drame tel qu’il était avant cette circonstance et tel que, – (sauf des modifications descriptives,) – vous l’avez publié.

M. de Gantès sera, j’en suis sûr, plus peiné que moi de ce que la publication de la nouvelle ait eu lieu sans qu’il ait pris la précaution de la faire précéder d’une note explicative.

Agréez, etc.
 

VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

 
 

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Dans son n° 5636, du jeudi 21 septembre, Le Temps insère ce droit de réponse de Fernand de Gantès :
 
 

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Nous recevons la lettre suivante :
 

La Bernerie-en-Retz, 18 septembre 1876.
 

Monsieur,

Un hasard, que je bénis, me met sous les yeux une lettre de M. de Villiers de l’Isle-Adam, à propos de la nouvelle intitulée l’Évasion, et publiée dans votre journal sous ma signature.

Il est inexact que le dialogue soit tout entier de M. de Villiers, ainsi qu’il le dit lui-même, du reste, en accusant ma part de collaboration pour une scène. – Inexact encore qu’il ait repris son drame, puisqu’il y a trois mois à peine, il fit lui-même ajouter mon nom au sien quand le Gaulois annonça la réception de notre pièce à Bruxelles.

L’Évasion devait être précédée de la note suivante, sans doute égarée dans vos cartons, mais dont je possède le double. Nous l’avions rédigée d’un commun accord, pour que, moi seul signant, il fût néanmoins question de M. de Villiers.

Voici cette note que je vous prie, monsieur de publier in extenso :

« Contrairement aux usages littéraires, cette nouvelle fut d’abord une pièce. Villiers de l’Isle-Adam l’avait terminée en partie, quand, pressé par le temps, il me pria d’y mettre la main, et d’y faire une scène, non faite encore.

Quelques difficultés avec la censure empêchèrent l’Évasion, pièce, d’être représentée au théâtre de Cluny. – Voilà pourquoi l’Évasion, nouvelle, paraît aujourd’hui devant le public. – Espérons que celui-ci, moins sévère que nos censeurs, ne verra dans l’œuvre que son côté philosophique, profondément moral, et non des recherches d’horrible, destinées à faire trembler. »

Recevez, etc.
 

F. DE GANTÈS

 
 

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Rappelons que Fernand de Gantès, ami de Villiers, fut pendant quelque temps secrétaire de rédaction de la gazette La Semaine parisienne, dans laquelle parurent en 1874 une demi-douzaine de textes de Villiers en préoriginales, notamment « Les Demoiselles de Bienfilâtre » (26 mars), ou « Véra (7 mai), repris par la plupart dans Les Contes cruels.

Cet échange de correspondance semble avoir échappé jusqu’ici aux biographes ; il nous fournit de précieuses indications sur la genèse du drame de Villiers, qui est sans doute la pièce la plus mal connue de son répertoire. Pour de plus amples informations, le lecteur pourra consulter l’excellent article de Marianne Bouchardon : L’Évasion, pièce « vite et bien » faite ? dans le dossier « Villiers de l’Isle-Adam. Le théâtre et ses imaginaires, » consultable en ligne sur le site OpenEdition :
 

L’Évasion, pièce « vite et bien » faite ?

 

Pour résumer brièvement les informations fournies par cette correspondance, nous apprenons donc que :
 

1° Une des scènes de l’Évasion a été écrite par de Gantès à la demande de Villiers de l’Isle-Adam, qui déclare en avoir récusé la composition par la suite, pour « une dissidence de conceptions littéraires » et avoir repris sa pièce ; de Gantès revendiquant pour sa part sa collaboration pour l’écriture d’une scène et la rédaction des dialogues.
 

2° La pièce devait être présentée au théâtre de Cluny, boulevard Saint-Germain, mais sa représentation a été ajournée en raison de la censure. À en croire Fernand de Gantès, elle aurait été annoncée à Bruxelles sous le nom des deux auteurs.
 

3° L’Évasion a d’abord été publiée sous la seule signature de Fernand de Gantès, sous la forme d’une nouvelle en trois livraisons, dans Le Temps des mercredi 13, jeudi 14 et vendredi 15 septembre 1876. C’est cette version que nous reproduisons ci-dessous. La première représentation de la pièce, quant à elle, n’aura lieu qu’une dizaine d’années plus tard, à la « soirée Goncourt » du Théâtre-Libre d’Antoine, en octobre 1887.
 

MONSIEUR N

 
 
 

 

 

 
 

L’ÉVASION

 

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I

 

La fenêtre est ouverte à tous les parfums du soir. L’heure qu’il est est celle que la nuit n’a pas encore faite absolument silencieuse, mais qu’elle a faite déjà sombre.

Au-dehors, le balcon de fer se détache sur le bleu foncé d’un ciel chargé d’étoiles et sur les masses sombres des arbres où se cachent les oiseaux chanteurs des soirs de printemps.

Au-dedans, c’est un salon, salon simple, éclairé sur la rue par une fenêtre-porte ouvrant sur le balcon. Des rideaux à ramages laissent tomber leurs plis droits : un piano, une causeuse, de grands fauteuils, meubles lourds, garnissent les murs. Au milieu, une table ovale. Çà et là, de tous côtés, courent les chaises et autres meubles qui n’ont de place assignée que par le besoin du moment.

De l’extérieur du balcon, dans l’ombre, une voix basse et sourde a fait entendre une sorte de sifflement discret.

Un homme a sauté dans le salon et collé son oreille à la porte qui conduit à l’escalier du rez-de-chaussée. Son pas ne fait aucun bruit sur le tapis épais.

Presque en même temps, un autre pas retentit, plus lourd, sur la dalle du balcon. C’est un autre homme qui entre à son tour par le même chemin que le premier :

« Tout le monde est à la noce ; nous sommes chez nous ici, dit le premier arrivé à son compagnon, sois tranquille. »

Sa voix est celle d’un homme rassuré. Son costume est de drap bleu foncé. Un capuchon lui sert de coiffure et couvre son visage. Il le relève à demi :

« Eh bien ! viens donc ! Il n’y a personne, » dit-il en regardant son compagnon.

Devant cette nouvelle affirmation, le dernier venu se décide à se rapprocher de la lumière qu’il semblait fuir, et l’on peut distinguer sa grande taille, sa face hâve, ses traits rudes et ses cheveux coupés ras. Une chemise sale et tachée de sang par endroits couvre sa poitrine. Avec un pantalon de toile, c’est tout son vêtement. Plus grand de toute la tête que son interlocuteur, il paraît, l’oreille tendue vers la fenêtre, l’œil fixe et préoccupé, attendre ses ordres.

« Que crains-tu donc encore, feignant ? » dit le plus petit.

Réveillé par cette apostrophe, le grand cessa d’écouter au-dehors et sortit de son mutisme.

« Crébleu ! P’tit père, j’suis pas tranquille… J’ai pas fait attention sur le chemin, tu sais bien, le charretier ?… Mauvaise rencontre !… Il m’a regardé en dessous ; j’aurais dû lui faire son affaire. Je l’ai laissé passer.

– Imprudent ! » reprit celui qu’on venait de nommer le P’tit père.

Puis, après un moment de réflexion :

« Après tout, comme tu seras en sûreté chez moi dans une heure… avant que ton coup de canon soit venu dire aux bourgeois de Rochefort que le fameux Pagnol, dit l’Escarpe, vient de s’évader en étranglant son compagnon de chaîne et deux calfats de la rade… c’est pas grave… »

Et sur la figure, un moment inquiète, du P’tit père, vint s’aiguiser un doux sourire de tranquillité et de satisfaction.

Le ton léger avec lequel le P’tit père traitait ces sortes de choses était fait pour exaspérer un homme moins énervé et moins surexcité déjà que l’échappé du bagne, qui, ne pouvant encore se considérer comme sauvé, ne demandait qu’à en finir. Aussi, c’est brusquement qu’il poursuivit le dialogue commencé :

« J’aime mieux le savoir tout de suite !… Combien qu’y en a, voyons, à refroidir ici ?

– Probablement trois, lui fut-il répondu après un moment de réflexion.

– Avec ce que j’ai de tantôt…

– Eh ben ! quoi !

– Ça fera six… dis donc ? »

La voix dont ces paroles furent dites semblait sortir de sous terre. Elle était creuse, rauque, profonde. Le P’tit père lui-même tressaillit, mais se remit vite, et ce fut en se frottant les mains que ce froid et terrible plaisant continua :

« La demi-douzaine ! Tu vas bien, p’pa l’Escarpe!… Tu te rappelles mon coup de pouce, au moins ? Avec ça, pas même le temps de dire merci !… Hein, quel doigté !…

– Mes trois de ce soir ne se sont pas plaints ?…

– C’est vrai, reprit-il en rendant justice à la poigne de son compagnon, t’as une patte, toi !… pire qu’un étau. Ce coup de pouce-là, c’est un cadeau du fameux Bordier, dit le Prélat, que j’ai caché pendant dix jours dans mon souterrain, près du port. Tu y seras dans une heure, une heure et demie. Là, je t’habille en monsieur, je te donne des papiers ; je te prends dans ma gabare, je te passe en mer, tu gagnes l’étranger, et ni vu ni connu ! Tu pourras laisser pousser tes moustaches et te donner le luxe asiatique d’être honnête homme !… comme a fait Bordier, un malin, va !

– Et avec combien ? »

Cette grave question préoccupait l’ancien forçat ; mais le P’tit père avait réponse à tout ; d’avance tout était combiné. Ses yeux perçants comme des vrilles s’éclairèrent dans leurs orbites d’une fausse gaieté méchante.

Il tapa sur le ventre de Pagnol.

« Vingt mille francs… C’est-y gentil ?

– Vite, dis-moi la chose ! »

Puis, pensant tout à coup à la manière d’agir :

« En sera-tu, d’abord ? »

Le P’tit père pinça dans sa tabatière de buis une silencieuse prise. Il réfléchit un peu, fit une moue bonasse, et d’un air détaché répondit catégoriquement :

« Écoute, Pagnol : bon ami, bon ennemi, bon partageux, vlà le p’tit père Mathieu. – Je t’ai fait évader ce soir du bagne de Rochefort où tu étais à perpétuité, c’est vrai ! Je t’ai conduit ici dans cette maison, où tu as toutes tes aises… c’est encore vrai! … Mais halte-là ! J’ suis un pauvre pêcheur, eh bien ! je désire le rester. Je ne demande pas mieux que d’obliger les amis ; on le sait, n’est-ce pas ?… Mais soyons justes : faut aussi qu’ils y mettent du leur. »

Pagnol écoutait résigné. Le P’tit père continua ses explications :

« Pour lors, suis-moi bien, car ils seraient capables de ne pas attendre la fin du bal. Les mariés, c’est quelquefois plus pressés… que les autres de cesser de danser, l’envie de dormir peut les prendre tout d’un coup. »

Un mauvais sourire s’était dessiné sur ses lèvres. Il ajouta en aparté :

« Surtout, vu ma précaution. »

Une nouvelle prise vint à propos rétablir le calme dans sa physionomie, et le plan de ce qui n’était pour lui qu’une simple affaire continua à se dérouler à l’oreille de Pagnol attentif.

« M. Dumont, tu sais bien, le petit Lucien Dumont, – son nom ne fait rien à l’affaire, – eh bien ! il s’est marié ce matin avec la fille de M. Lebrun. Le père Lebrun a quitté d’ici il y a quelques jours pour laisser vide la maison qu’il a donnée aux nouveaux mariés comme cadeau de noces. C’est dans sa nouvelle bâtisse qu’on fête le mariage, à deux cents pas d’ici, tu as vu en passant la maison éclairée. Nous avons même entendu la musique quand nous filions sous les arbres. Donc, M. Lucien et sa femme vont rentrer ici, tout seuls, pour passer leur nuit de noce. »

Puis, étendant le bras vers une des deux portes latérales :

« Il n’y aura là que la vieille nourrice de la petite dame, la mère Yvonne, elle va rentrer bientôt, c’est elle qui couche dans cette petite pièce à côté. La chambre des petits est celle-là qui fait face. Te voilà renseigné. Avec monsieur, qui a vingt-deux ans, et madame, qui en a dix-huit, – deux vrais gamins, tu vois, – ça fait trois personnes. »

Reniflant une fois de plus son tabac en poudre, il murmura entre ses dents :

« Faut pas se marier trop jeune… c’est malsain. »

Craignant sans doute d’avoir distrait l’attention de son ami par cette réflexion philosophique, il rentra dans le cœur de l’action, avec un air sérieux et sûr de lui.

« M. Lucien a reçu aujourd’hui du père Lebrun la dot de Mlle Marianne, vingt-cinq mille, et puis il a montré son apport, quinze mille, ses économies de garçon laborieux et entendu. Je sais qu’il a mis le tout ensemble dans un portefeuille de maroquin noir.

– Et… il a… comme ça… sur lui, 40,000 francs ! » s’écria Pagnol, qui ne pouvait croire à tant de bonheur.

Le P’tit père calma d’un geste l’impatience du forçat, et, la main étendue à plat devant la figure de son compagnon, les sourcils et la bouche légèrement crispés, il lui imposa silence, en continuant avec de doux reproches :

« Attends donc !… tu vas… tu vas… faut voir les choses. Je n’en suis pas absolument sûr qu’il les ait sur lui. Eh ! faut être certain avant de rire, comme disait le Prélat… Mais ce dont je suis sûr, par exemple, c’est qu’alors il les aurait enfermés ici, aujourd’hui même, dans la maison, dans un secrétaire ou autre chose, car il est venu cette après-midi donner un dernier coup d’œil et voir si la vieille Yvonne avait bien suivi pour le placement de chaque chose les arrangements qu’il lui avait ordonnés. C’est cette vieille pie de mère Yvonne, ma vieille amie, qui me l’a dit, pas plus tard qu’il y a deux heures, en jasant. L’argent est donc déposé ici, ou bien il est sur lui, en bons billets de banque, dans un portefeuille tout neuf. »

Devant cette alternative, Pagnol s’attristait visiblement ; il aurait préféré être fixé. Il lui vint à l’esprit que, ce qui n’était pas douteux, c’est qu’avant tout il allait avoir à tuer.

« Tonnerre ! dit-il en frappant du pied avec emportement et désespoir, faudrait savoir pourtant !… J’peux pas les tuer pour rien, tes marmots. »

Le P’tit père ne s’embarrassait pas pour si peu. Il regarda son compagnon d’un air de pitié.

« Des nouveaux mariés ! ça cause ! ça récapitule ses petits projets avant de se coucher ! Tu comprends ? Tu te caches par là, derrière les rideaux et tu écoutes. Forcément, tu finiras par apprendre d’eux-mêmes où ils auront mis le magot, et après… Eh bien ! après, presque tout de suite, sois tranquille, tu les verras devenir très sages, les amoureux…

– Oui, ils seront sages, se disait-il, et c’est d’autant plus sûr que j’y ai pourvu. En aidant à servir le dîner de noce, j’ai laissé tomber dans leur verre quelques gouttes… de ceci ! »

Et il regarda malignement une petite fiole qu’il sortit à demi de la poche droite de son gilet. Puis, avec un soupir de regret pour l’homme précieux qui lui avait laissé tant d’utiles souvenirs :

« Encore un cadeau du Prélat ? Ça les fera dormir au moment où ils s’en douteront le moins, et paf !… Pagnol fera le reste avec son gros pouce. »

Au milieu de cet éclair de gaieté cynique, la prudence lui revint, et il se dit en regardant Pagnol avec défiance :

« J’ai pas besoin de lui dire la chose. Ça entraînerait… comment qu’ils disent donc ? la complicité de meurtre. Pas de bêtise ! »

Le forçat avait fini son examen et regardait sournoisement le P’tit père.

« À quoi donc que tu penses là, tout seul ?

– À la façon dont tu fileras, reprit le P’tit père ; voici : et il montrait la porte de la mère Yvonne. – Tu entreras là quand l’affaire sera faite ; si la vieille s’était réveillée, tu sais !… Faut pas de bruit !… Après, tu ouvres la porte, celle-là en face de la fenêtre, tu vois un escalier… tu descends dans la cave : elle est ouverte. Moi, je serai au soupirail à t’attendre. Deux grosses pierres que j’ai enlevées te rendront le passage facile, et je t’emmène dans mon souterrain près du port. Là, nous partageons. Tu as vingt mille francs pour ta part ; tu es riche, tu es libre !… C’est clair comme l’eau de roche ! »

Et, pirouettant sur ses jambes, le P’tit-père, qui s’était rapproché insensiblement de la fenêtre, disparut en disant à part lui :

« J’vas commencer par me procurer un alibi. »

Il avait l’habitude de se faire part à mi-voix de ses pensées.
 

II

 

Pagnol était subitement resté seul.

« Cré nom ! j’ai cru qu’on me tirait par la jambe, se dit-il d’une voix étouffée, et que celui de ce matin était encore là. Ce que c’est que l’habitude ! »

Promenant un regard tout autour du salon, à demi obscur, il eut conscience qu’il était seul et laissa échapper ce mot :

« Seul !.. Ce matin, quand j’étais deux, j’avais moins peur !.. C’est étonnant tout de même, d’être libre ! »

Il se croyait libre ! Il ne se rendait plus compte de la tâche horrible qu’il lui restait à remplir. Il croyait qu’il avait choisi et ne voyait pas qu’il ne faisait qu’obéir.

Sa terreur le reprit un instant. Il respira péniblement.

« Ça me fait comme si j’avais ma chaîne dans les poumons. »

Puis, s’enivrant de nouveau à l’évocation de ce mot « liberté, » qui fait tourner toutes les têtes quand il traverse l’espace :

« Dans une heure, la pleine mer ! s’écria-t-il… Oh ! la mer ! J’aime ça, moi ! »

Il respirait déjà la brise de l’Océan, et ses narines se dilataient au vent qui enflait sa voile de salut.

« Non ! faut avoir été comme les bêtes féroces, continua Pagnol, pour savoir ce que c’est que d’être en liberté !… pour comprendre la chose des bois, du vent, des montagnes et de la mer !… »

Et, se sentant transporté par ces pensées qui lui fouettaient l’esprit, il se reprit à se souvenir du monde… du monde qu’il détestait. Prenant même en mépris ceux qui, pour lui, représentaient ce monde, il se crut seul à aimer tout cela.

« Les bourgeois, c’est différent, ça rit toujours. »

Un vaste haussement d’épaules accompagna cette réflexion.

« Pas bêtes, les bourgeois ! »

Et roulant des yeux terribles :

« Enfin, je vas toujours en supprimer deux ! »

Puis, remontant vers la table que la lune indifférente éclairait en ce moment, il aperçut dans un vase un bouquet de roses blanches. Sa vue, sa pensée s’arrêtèrent sur ce frais bouquet ; il s’en approcha et respira son parfum. C’était pour le misérable comme une entrée en communication avec la nature ; et, se reportant à sa vie d’hier, c’est-à-dire au bagne :

« Des fleurs pour la mariée ! Des roses ! J’avais oublié ça, là-bas ! Y n’en pousse pas d’ous que je viens. »

La vue de ce bouquet le rejeta bien loin dans son passé. Il remonta jusqu’aux débuts de sa vie d’homme.

« D’l’amour !.. dit-il après un silence. Moi aussi, j’en ai eu de l’amour… En v’là la preuve. »

Tirant hideusement de sa poche un bonnet vert :

« C’est l’amour qui m’a valu ça ! D’l’amour ! »

Un plissement du coin des lèvres accompagna désespérément cette parole.

« Si j’avais été devant M. le maire, on ne m’aurait pas flanqué à Rochefort pour les avoir fait glisser tous les deusse quand j’ai vu le machin de l’alcôve. Et m’n’avocat qui me disait en fumant dans le cachot, que c’était une question de formalités !… »

Formalité ! pour lui c’était la loi ; formalité ! c’était l’acte farouche qu’il allait commettre pour être libre. Formalité, c’était tout ce qui avait fait de lui un misérable ; tout ce qui lui avait manqué pour être heureux. C’était le mot maudit. Et reportant sur quelqu’un la haine qu’il vouait au mot et à la chose :

« Ah ! m’n’avocat, ce jeune homme rasé!… Pendant qu’il me parlait, il me semblait que la chaîne, la guillotine, Dieu et le diable et tout le reste dansaient pour moi dans la fumée de sa cigarette.

Ah çà, mais ils ne vont donc pas venir, ces p’tits gueux-là ? poursuivit-il, tout à fait hors de lui et l’air sinistre. J’vas vous donner l’accolade, mes enfants. C’est moi qui vais être le vrai maire, cette nuit ; c’est pas pour dormir que je remets ce bonnet-là sur ma tête ! »

Ce disant, Pagnol s’était coiffé de l’affreux stigmate vert que la justice a donné pour coiffure aux galériens.

C’est dans cette disposition d’esprit que se trouvait Pagnol, quand il entendit une porte s’ouvrir, puis se refermer en bas. Il tressauta, puis, parcourant le salon d’un regard, se blottit derrière le rideau. De là, il touchait et dominait le canapé.

Quelques secondes après, une lueur vague éclaira les interstices de la porte, qui de l’escalier conduisait au salon. Les charnières de la porte de la rue avaient fait entendre un grincement, mais la porte même du salon s’ouvrit sans bruit, et une lumière agitée par le vent tremblota du parquet au plafond.

C’était la mère Yvonne qui entrait. Pagnol apprêta son couteau.

La mère Yvonne était le type rare de ces vieux serviteurs qui font partie de la famille. Nourrice de Marianne, elle l’avait vue grandir, se former, et, première confidente de son amour, avait aidé au mariage de tout son dévouement et de l’autorité des services rendus.

Sa vieille figure rayonnait. Elle avait maintenant deux êtres à aimer au lieu d’un, sans compter, dans l’avenir, les enfants roses et joufflus, qui confieraient, à l’heure des promenades, leurs mains mignonnes et potelées à ses mains calleuses durcies par le travail.

Mère Yvonne promena sur le salon un regard satisfait. Elle avait le droit d’être contente d’elle-même ; tout était bien.

« Allons, allons, la mère Yvonne, dit-elle en se parlant à elle-même, l’heure est venue pour vous de dormir ; c’est aux jeunes de veiller aujourd’hui.

– Bonsoir, mes enfants, dit-elle, s’adressant dans sa pensée à ceux qui ne pouvaient tarder à venir ; bonsoir. Je serais de trop entre vous deux. »

Derrière elle, l’œil allumé, sanglant, le forçat se tenait comme un félin.

« Une bouche de trop, ça peut crier. Commençons d’abord par là. »

Au moment où la vieille s’apprêtait à entrer dans sa chambre, dont elle venait d’ouvrir la porte, la main lourde de Pagnol s’étendit sur elle. La porte s’était refermée sur la victime et sur le bourreau. Le salon était resté vide. On entendit, à côté, la chute d’un meuble, d’un corps, une sorte de piétinement confus, mais pas un cri. Tout cessa. Cela ne prit pas trois minutes. Pagnol reparut. Il était blême, contracté ; son crime ne le tranquillisait pas. Obéissant à un instinct machinal, et comme pour mettre une barrière entre son forfait et lui-même, il poussa le canapé devant la porte de la mère Yvonne, qu’il avait eu soin de refermer.

Il était temps.

Quelques secondes, qui parurent un siècle à Pagnol, s’étaient à peine écoulées que des pas se faisaient entendre au-dehors. On montait le perron de pierre de la maison.

« Les voilà ! se dit Pagnol. Enfin ! »

Il se cacha de nouveau derrière les rideaux de la fenêtre.

« Dans un instant, se dit-il à lui-même, tu seras riche, sauvé, libre à jamais. »

La clef de la porte d’en bas tourna dans la serrure ; la porte s’ouvrit de nouveau et livra passage aux deux enfants qui venaient d’unir pour la vie, leur cœur, leur destinée, leurs travaux, leurs chagrins et leurs plaisirs. Quelques légers craquements des marches de l’escalier annoncent qu’ils montent.

Tout paraît calme, tout repose. Au-dehors pas un bruit ; le vent lui-même retient son haleine les rideaux de la fenêtre, tirés par Pagnol, arrêtent jusqu’aux rayons de la lune. Les époux peuvent venir. Il semble en vérité que rien ne puisse effrayer leur bonheur.

Ils viennent de quitter Dieu qui les a bénis ; ils croient en lui et le remercient. Ils viennent de quitter la famille qui a comblé leurs vœux, ils aiment la famille. Le monde, ils l’aiment aussi, puisque c’est en son nom qu’ils sont unis. Leur cœur saute de joie ; leur âme s’ouvre à l’amour pour tout ce qu’ils ont connu.
 

III

 

Des éclats de rire annoncèrent leur entrée à Pagnol, embusqué derrière le rideau. La lumière du flambeau avec lequel Lucien éclairait sa jeune femme qui le suivait permettait à l’œil du forçat de bien les voir tous les deux : lui, le beau jeune homme radieux ; elle, la jeune épousée timide, tout de blanc vêtue.

« Regarde, » dit Lucien à Marianne.

Et, comme il levait le flambeau pour lui faire admirer le nid qu’il lui avait préparé :

« Ne serons-nous pas bien ici pour nous aimer ? lui dit-il.

– Oh ! dit l’enfant, nous allons être trop heureux. »

Lucien posa le flambeau sur la table, revint près de Marianne, et lui donna sur le front un baiser, qui n’était encore qu’un baiser d’ami.

Marianne, comme une enfant curieuse qu’elle était, regardait tout, s’arrêtait devant tout, plantait une fleur dans ses cheveux comme pour essayer les glaces neuves, et, arrivant près du piano, l’ouvrit et joua quelques mesures d’une valse, en épiant son mari qui venait de fermer à clef la porte d’entrée de leur nid.

« Te souviens-tu de cet air ?… C’est le premier sur lequel nous ayons valsé ensemble. Je ne l’ai jamais oublié. »

Et comme Lucien ému la contemplait en silence, elle continua, changeant de sujet à brûle-pourpoint et regardant encore le salon qu’elle avait admiré d’abord :

« C’est égal, tu nous as ruinés ; c’est trop beau. Tu as fait des folies. »

Elle voulait jouer à la femme de ménage raisonnable et économe.

« Comme il va falloir travailler pour payer tout cela ! »

Pendant quelques instants, la conversation enfantine continua sur ce ton. Ces deux êtres qui avaient tant à se dire pour le présent n’osaient parler que d’avenir. Quelques phrases jeunes, fraîches et poétiques leur échappaient de temps en temps, et, à cela seul, on reconnaissait deux amants. Puis Lucien rougit un instant, et, la voix troublée sans doute par une émotion vive :

« Tu n’as pas tout vu encore ; tu n’a pas vu… notre chambre, ta chambre de jeune fille qui sera ta chambre de femme… »

Et, reprenant le flambeau, il entraîna Marianne vers la porte de gauche.

« Ah ! dit-elle en montrant la fenêtre, il m’a semblé voir remuer le rideau !

– C’est l’ombre du flambeau sur la muraille, » reprit Lucien insoucieux.

Et poussant la porte :

« Allons, viens voir… »

Il avança le flambeau dans la chambre, et, s’effaçant contre le mur, laissa libre le passage pour que Marianne pût entrer avant lui.

« Alors ! ils ne parleront pas du magot ! » se dit Pagnol navré.

Au moment où docile, Marianne rentrait, comme par répondre aux secrètes déterminations de Pagnol, et arrêter sa furie, retentit au loin, dans la direction de la ville, un bruit terrible, semblable au tonnerre, mais plus bref, dont l’éclat rompit le silence de la nuit, brusquement.

Lucien, reporté sans transition à la terre qu’il ne touchait déjà plus, tressaillit ; et Marianne, pauvre oiseau effrayé, rentra dans le salon, pâle, inquiète. N’en pouvant plus d’émotion, elle s’affaissa sur le canapé. Puis, se remettant un peu, et la curiosité devenant plus forte que la peur :

« Ce bruit qui vient de la ville jusqu’ici, c’est un coup de canon, n’est-ce pas ? Mais à onze heures du soir, qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?

– C’est sans doute un forçat qui s’est évadé, répondit Lucien ; ce coup de canon ne peut avoir été tiré à pareille heure que pour signaler une évasion. »

Il posa le flambeau sur la table, et s’assit près de sa femme pour la tranquilliser.

« Dieu ! que j’ai eu peur ! » dit Marianne.

Et, joignant les mains :

« J’ai eu bien peur ! Et pourtant je suis contente qu’il se soit échappé, le pauvre homme ! »

Pour la jeune fille, pure et douce, ce coup de canon n’avait qu’un sens, c’était un homme de moins qui souffrirait, un être de plus qui serait rendu à la liberté.

« Marianne ? » dit Lucien.

Mais il n’acheva pas sa pensée. Il voulait laisser à Marianne jusqu’au mérite de son imprudente compassion.

Répondant à la réticence de son mari, elle reprit :

« Ne devons-nous pas aujourd’hui souhaiter le bonheur des autres, de tous les autres ? Il s’est évadé, tant mieux ! N’est-il pas triste de savoir qu’il y a là-bas, si près de notre joie à nous, tant de gens désespérés et misérables !… Peut-être est-ce un innocent !… Innocent, cette leçon terrible du bagne ne peut-elle pas l’avoir mené au repentir ? D’ailleurs, n’est-ce pas à nous, si heureux, de pardonner toujours, puisqu’il y a des juges dont le devoir est de punir ? »

Lucien, sous l’influence de cette douce voix de pardon, revint à la miséricorde qui sied si bien à la jeunesse.

« Tu as raison, dit-il, soyons miséricordieux. Cela vaut mieux. Parmi ces malheureux, il en est peut-être pour qui le mal n’est pas définitif. Nul ne doit pouvoir être irréparablement mauvais.

– Nous irons les voir, veux-tu, ces pauvres coupables ? pour qu’ils sachent qu’il y a, dans le monde des gens à qui leur dure expiation inspire de la pitié.

– Les anges du ciel parleraient comme toi, » dit Lucien en lui embrassant les mains.

Puis, se redressant :

« Cependant, dit-il, ce coup de canon est un avertissement. Je regrette de n’avoir pas déposé chez Me Desilles notre petite fortune et de l’avoir gardée sur moi ; il n’est pas sage d’avoir une pareille somme dans une maison qui, après tout, est isolée. »

Il avait tiré son portefeuille de la poche de son habit.

Rieuse et folle, Marianne voulut voir leur trésor. Elle éparpilla sur ses genoux sa petite fortune.

« C’est très sérieux, ces papiers-là, dit-elle. C’est de quoi travailler, monsieur. C’est le commencement de notre long avenir. »

À quoi pensait-elle déjà ? Machinalement, elle continua froisser de ses mains blanches les feuilles légères, et, fatiguée sans doute, appuya sa tête sur l’épaule de Lucien, qui ne la quittait pas des yeux.

« Sommes-nous riches !… dit-elle. La mère Yvonne n’a jamais vu tant d’argent !… Tu lui montreras tout cela… Pauvre nourrice !… Elle dort !… mais avant de s’endormir, elle a pensé à nous, bien sûr. »

Sa voix était devenue traînante ; ses yeux se fermaient à demi.

« Nous ne la laisserons manquer de rien, celle-là. »

Lucien, que le sommeil prenait aussi, essayait de répondre.

« Qu’ai-je donc ? se dit-il à part. Mes yeux se ferment malgré moi… je ne comprends rien à cette torpeur subite… et invincible… qui me fait mal. »

Sa tête s’inclina ; il murmura comme dans un dernier effort :

« Marianne !…

– Je t’aime ! » répondit-elle faiblement.

Et tous deux, l’un près de l’autre, leurs deux têtes rapprochées, les haleines confondues, s’endormirent paisiblement entre deux pensers d’amour.

Le narcotique du Petit Père avait fait son effet. La victime est fascinée, au bourreau de venir. L’innocence dort, debout le crime.
 

IV

 

« Ils seront bien sages, va, » avait dit le P’tit père à Pagnol.

Ils l’étaient en effet.

Rien ne remua pendant les premières minutes qui suivirent l’assoupissement de Lucien et de Marianne ; mais quelque chose de terrible pesait sur ce silence. Le calme était lourd ; un indifférent même n’eût pas été tranquille.

Enfin, Pagnol sortit de sa cachette ; non pas tel qu’on se fût attendu à l’en voir sortir, c’est-à-dire comme un tigre qui va mesurer son élan et fondre sur sa proie, mais pâle, mais livide.

« Eh ben ! non, alors ! j’aime pas ça !… j’aime pas qu’on m’entortille ! »

Il avait comme honte de son trouble et murmura entre ses dents :

« Marmaille, va ! je m’attendais à des manières, à des cris, à des coups ! Et v’là que ça dort comme des innocents ! Je devrais être content… et j’suis pas de bonne humeur Cré nom ! Il y en a donc pour de vrai des comme ça ! C’est pas un homme et une femme, ces p’tits-là ! c’est des p’tits bon Dieu ! »

Après le trouble, l’émotion le gagnait. Son regard était comme rivé sur le visage confiant de ces deux enfants endormis, dans leur bonheur, dans leur jeunesse. Il semblait se repaître du doux spectacle qu’il avait sous les yeux.

Lentement, par un mouvement involontaire, sa main se porta au hideux bonnet qui lui servait de coiffure, et il se découvrit.

« Si c’était de vieux bourgeois, bien gros, bien remplis, bien durs, se disait-il, avec des ventres bien soignés, des breloques dessus, et un air de bons conseils à ceux qui crèvent de faim ! j’irais de l’avant pourtant.

J’croyais pas qu’ils étaient comme ça, ces p’tiots-là !.. Y a pas à dire, ils ont tout de même tapé dans le mille ! J’comprends pas ce qu’ils ont dit, et c’est ça tout de même… »

Dans le prompt sommeil qui les avait saisis, Lucien et Marianne avaient laissé glisser portefeuille et billets de banque sur le tapis.

Pagnol avait-il donc tout oublié ? Il ne se dit pas qu’il pourrait se contenter de les voler. Il ne se le dit pas, car l’idée de s’emparer de leur trésor ne lui vint même pas à l’esprit. Il continuait à penser tout haut :

« Les p’tiots ! Ils s’cachent pas, eux ! Ils n’croient pas qu’on pourrait leur prendre leur lendemain ! C’est jeune ; ça a su se priver, ça a travaillé !… Ça s’était déjà amassé un magot !… Encore si c’était dans un secrétaire, avec des tiroirs, des serrures, avec quelque chose à forcer !… Mais là, comme ça… n’y a pas de mérite ! »

Se ravisant tout à coup :

« Ah ! bah ! se dit-il, ils n’ont jamais eu de chiourmes, eux ! C’est pas malin d’être bon à c’prix-là ! Eh ben ! quoi ! y retravailleront ! v’là-t-y pas ! »

Son œil s’était allumé. La pensée du vol s’était brusquement séparée dans son cerveau de la pensée du meurtre. Un soupir de soulagement était sorti de sa poitrine.

« Je suis content de n’avoir à toucher qu’à l’argent, » se dit-il.

Et, se baissant avec précaution pour ramasser cette fortune qui gisait à terre, tout en épiant le sommeil des deux enfants qu’il ne savait pas si sûrement endormis, il se trouva juste au-dessous de leurs visages penchés, éclairés par la bougie allumée près d’eux. Sa main s’arrêta.

« Oh ! c’est bon d’les regarder, tout d’même ! dit-il. Oui, c’est bon comme le pain blanc ! Sont-ils jeunes et jolis !… Ça s’aime tout à la douce et ça s’endort, là, tranquillement, sans se douter que quelqu’un comme moi peut être à deux pas de leur vie… Qu’est-ce qu’ils m’ont fait ? J’ai peur ! »

Après un silence :

« Allons, prenons l’chemin du soupirail. J’dirai au P’tit père qu’ils n’ont pas parlé du magot. »

Et Pagnol, décidé cette fois, examina le salon pour suivre les instructions qui lui avaient été données pour sa fuite. Tout à coup, il tressaillit, et, s’arrêtant devant Lucien et Marianne :

« Cré nom ! mais la v’là, la porte… Tonnerre ! s’écria-t-il en grondant sourdement, qui donc qu’a voulu que j’traîne là moi-même le canapé où ils se sont endormis ? V’là que maintenant, sans les réveiller, impossible de disparaître ! Ah ! çà, ils m’empêchent de filer, moi !… C’est par là, l’soupirail… Minute ! Faut pourtant que j’sauve ma peau, moi.

Voilà ; n’y a pas à dire, faut les déranger, faut s’entendre avec eux. « Mes p’tiots, que j’vas leur dire, j’suis celui du coup de canon. N’criez pas, j’veux rien vous faire. » C’est pas des chiourmes, ils se tairont, et je… »

À ce moment, une idée lui vint et, comme un coup de foudre, arrêta sa phrase commencée.

« Cré nom ! Et la vieille !… Faut pas qu’en me voyant ils aient l’idée d’ouvrir cette porte-là. J’veux pas qu’ils sachent que c’est moi… »

Il fit un geste de suprême mépris !

« Le P’tit père dira ce qu’il voudra, j’prends la fenêtre. »

Il s’élança vers la fenêtre. Il allait en écarter les rideaux. Deux ou trois coups de sifflets retentirent dans la nuit. Des bruits de voix semblaient venir du dehors ; Pagnol se sentit perdu. Une prompte détermination pouvait seule le sauver encore.

« Gn’y a que cette porte, gn’y a que le soupirail qui peut me sauver. »

Il revint vers les enfants, le bras levé,

« Faut qu’ils soient muets ! dit-il. Tout est là ! J’ai jamais été heureux, moi… Eux, ils ont eu leur part. Faut que je leur passe sur le ventre pour sauver ma caboche ! »

Frémissant, l’œil fixe, il ouvrit son couteau, et, les regardant une dernière fois :

« J’vois la veuve qui passe devant mes yeux, toute rouge ! la paille ! le curé dans la charrette !.. J’entends l’heure qui sonne!.. »

Devenu fou de terreur et de fureur à la fois, Pagnol bondit.

« Tant pis ! fini de rire ! » dit-il.

Et, sur les poitrines de ces deux êtres charmants, la lame, accoutumée au crime, allait s’abattre, quand tout à coup, dans l’escalier même de la maison, des pas se firent entendre…

« Eh ben, v’là ! c’est ça, quoi !… et puis v’là !… »

D’un mouvement brusque comme la pensée, il lança son couteau par la fenêtre. Cette fois, le forçat avait pris une suprême décision.

« J’y toucherai pas ! » dit-il tout haut.

Déjà la porte allait s’écrouler sous les pressions qui l’ébranlaient. Mille voix de haine et de mort, inquiètes et outrées, promettaient un châtiment qui serait terrible.

Pagnol ne bougea pas davantage ; immobile, songeur, indifférent désormais, il vit disparaître la faible barrière qui le séparait de ces hommes en furie.

Un sourire triste de satisfaction illumina ses traits pâlis ; et, comme les mains se tendaient déjà vers lui :

« C’est drôle, dit-il, il me semble que c’est maintenant que je m’évade. »
 

. . . . .

 

Semblable aux lions du cirque qui léchaient de leur large langue les vierges radieuses et faibles, la bête féroce – Pagnol – était restée sans force, devant ces deux êtres jeunes, auxquels il n’avait rien compris, mais qui avaient fait vibrer une dernière fibre oubliée, remué un coin, encore non souillé, de son vieux cœur de fauve.
 
 

FIN

 
 

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(Fernand de Gantès, in Le Temps, seizième année, n° 5628, 5629 et 5630, mercredi 13, jeudi 14 et vendredi 15 septembre 1876. Illustration de Louis Legrand, parue dans Le Courrier français, n° 35, 1er septembre 1885)