À quelques jours de là, j’étais installé chez le père Laporte ; Blanche, qui s’était chargée de mon déménagement, m’avait donné la meilleure chambre du logis. Mes livres, mes manuscrits, mes armes, mes effets de chasse, tout était en ordre ; et il n’y avait rien à dire sur leur installation. Une de mes fenêtres donnait sur le vieux château, dont les ruines, lorsqu’elles étaient éclairées par la lumière indécise de la lune, prenaient le caractère et la physionomie d’un grand spectre. Il faut avoir vu les couleurs de ces pierres granitiques grises et bleues, mariées aux schistes noirs et fauves, pour savoir combien est vraie l’image que suggérait la vue de cette carcasse vide et sombre.

Ses pierres disjointes, ses croisées sans vitres, sa tour à créneaux, qu’une main vengeresse semble démolir lentement, lui donnaient tout à fait l’air d’un squelette. Enfin, le peu d’ensemble de ces constructions, tout annonçait un de ces manoirs féodaux, espèce d’histoire monumentale des temps nébuleux, qui précèdent l’établissement de la monarchie.

Je restais des heures entières à contempler ce désordre ; je composais de délicieux romans, je me livrais à de petites débauches de mélancolie qui me ravissaient. Pour moi, ces ruines représentaient les images les plus variées de la vie humaine assombrie par des malheurs.

Plus d’une fois, j’ai ressenti des terreurs involontaires en y entendant au-dessus de ma tête le sifflement sourd que rendaient les ailes de quelque hulotte. Le sol tout bouleversé y est humide ; il faut se défier des lézards, des grenouilles qui s’y promènent avec la sauvage liberté de la nature. La lune, le soleil, l’hiver, l’été, la neige, ont causé, sans aucun doute, les mêmes effets qui ont été produits lors de la formation du globe terrestre par les lois de l’attraction et de la projection.

Le froid qui règne là est terrible ; en quelques instants, vous sentez un manteau de glace qui se pose sur vos épaules comme la main du commandeur sur le cou de don Juan.

Y a-t-on insulté Dieu ? Y a-t-on trahi la France ? Voilà ce qu’on se demande devant chaque ruine, à laquelle s’attachent quelques souvenirs d’une irréfragable authenticité.

Un soir, j’y ai frissonné : le vent avait fait tourner une vieille girouette rouillée, dont les cris ressemblaient à un gémissement poussé par la maison que j’habitais.

Je me mis an lit, en proie à des idées sombres.

Après avoir obtenu, par une savante combinaison d’oreillers, cette lascive inclinaison qui laisse à l’esprit le jeu de ses plus délicats ressorts, j’allongeais la main et prenais au hasard un volume avec lequel je vagabondais un temps proportionné à son intérêt.

Parmi les œuvres disparates que Blanche avait placées sur ma table de nuit, il y avait un large choix de livres traitant du magnétisme et de l’existence de ce monde immatériel, invisible, mystérieux, au milieu duquel nous vivons, et qui exerce sur l’univers tangible une influence occulte.

J’avais d’abord parcouru ces élucubrations d’un œil distrait, et classé leurs auteurs dans la confrérie des Hoffmann et des Edgar Poe.

Je ne tardai pas à changer d’avis. Au nombre de ces ouvrages était un petit livre rouge intitulé : le Spirite, vers lequel ma main était poussée par une force étrange. Je le feuilletais fréquemment, et chacune de ces lectures me plongeait dans cette stupeur vertigineuse qu’on éprouve au bord des précipices; Il était mal écrit, mais, sous chaque phrase, sous chaque mot, on sentait palpiter une foi profonde.

Il ne s’en dégageait pas cette égale et radieuse clarté qui jaillit des œuvres de science, mais ses troublantes obscurités s’irradiaient parfois de vives étincelles, et, dans certaines pages, flamboyaient les zigzags d’un aveuglant éclair.

Ce livre était d’un apôtre ou d’un fou.

Point de recherche de style, ni de ces théories artificieuses où l’esprit se prend comme un merle aux mailles subtiles d’un filet : le langage simple, net, de Colomb racontant la découverte du nouveau monde… Et quel monde révélait l’auteur du Spirite ! Peu à peu, je fus possédé par l’esprit du livre. Le surnaturel m’enlevait. Mon imagination, repliée sur elle-même par la solitude et l’isolement, fut prise à une démence créatrice extraordinaire. Mes jours se peuplèrent de nuages et mes nuits de visions.

Toutes ces choses étaient vagues, incohérentes, comme le premier coup d’archet, mais, ce soir-là, le petit livre rouge se cloua dans mes doigts ; les feuillets, les mots, les lettres s’évanouirent en tournoyant sous mon regard, et je me sentis emporté vers des régions inconnues.
 

(À suivre)

 

_____

 
 

(Charles-Maurice de Vaux, in Gil Blas, dix-neuvième année, n° 6844, samedi 13 août 1898 ; illustration de Linley Sambourne pour The Water-Babies, A Fairy Tale for a Land Baby, de Charles Kingsley, 1863)