À vingt-cinq ans, Mme la marquise de R… a les cheveux blancs comme de la neige ; de plus elle se poudre, ce qui lui donne parfaitement l’air d’une grande dame de l’ancien régime. J’ai eu tout récemment l’honneur de lui être présenté aux eaux de V… et voici par quelle étrange histoire elle a expliqué, en ma présence, une anomalie physiologique qui désolerait une autre femme, et dont elle a su se faire une parure originale et charmante.
 

I

 

« Il y a juste sept ans de cela, mon mari et moi nous fîmes notre voyage de noce dans le Morbihan. À Vannes, un de nos parents nous indiqua, entre autres curiosités locales à visiter, le manoir de Ker-pen-hir, situé près de Plouharnel, non loin de ces célèbres et mystérieux mégalithes que l’on nomme les « alignements de Karnac… »

Un antique manoir, très moyen-âgeux, à demi ruiné, avec, pourtant, parmi les galeries et les chambres, des vestiges de tapisseries, voire quelques meubles ravagés par les vers et colonisés par les rats.

Comme concierge, une vieille paysanne ayant d’autant plus l’air d’une sorcière qu’elle gardait près d’elle un corbeau familier, à l’œil diabolique, répondant au nom de Pen-dhù (Tête-noire).

« Mon bon monsieur, ma bonne dame, nous dit-elle, ce manoir fut habité en dernier lieu par M. Yvon, baron de Ker-pen-hir, bon royaliste, et qui en fit voir de toutes les couleurs à ces « bleus » que le ciel confonde. »

(La vieille avait aperçu, je pense, la chevalière armoriée que mon mari portait au doigt.)

« … C’était un homme bien extraordinaire, mon bon monsieur et ma bonne dame ; il continua de faire la guerre aux ennemis du Roi même après ce qu’ils appelaient la pacification de la Bretagne ; parfois on le recherchait avec une activité terrible, mais il avait le don de disparaître quand ça lui plaisait, de telle façon que le diable lui-même, sauf votre respect, ne l’eût point retrouvé.

Les gens disent que saint Cornély, patron de la contrée, lui avait donné un anneau qui le rendait invisible dès qu’il en tournait le chaton vers la paume de sa main. Quoi qu’il en soit, un beau jour il disparut, tant et si bien qu’on ne le revit plus. D’aucuns disent qu’il est mort à l’étranger, d’autres qu’il est resté dans son manoir. Les gars d’ici ne s’y promèneraient pas la nuit pour un empire… Vous m’entendez, n’est-ce pas ?

– Parfaitement, dit mon mari ; et vous, ma bonne femme, que croyez-vous que soit devenu ce singulier baron ?

– Men doué, monsieur, je n’en sais rien… pas plus que je ne sais où couche mon corbeau tous les soirs.

– Votre corbeau ?

– Oui, monsieur, à la nuit il disparaît… quelque part… dans les vieux bâtiments… et le diable sait ce qu’il devient…

– Peut-être ce corbeau est-il tout simplement le baron qui revient sous la forme d’un oiseau fantastique ?

– Ça se pourrait bien, reprit imperturbablement la paysanne. Et maintenant, monsieur, madame, voilà les clés ; promenez-vous librement dans le manoir, cela vous amusera plus que de m’avoir avec vous… et mes vieilles jambes me portent si mal !… »
 
 

 

Nous prîmes les clés, enchantés de la latitude que nous laissait cette concierge peu ordinaire, et nous entrâmes dans la cour intérieure jadis pavée, maintenant tapissée de gazon.

À notre droite s’élevait le donjon, dont l’escalier était en fort mauvais état.

« Faisons l’ascension de cette tour, dit mon mari ; nous aurons une vue superbe. »

Je me récriai sur les dangers des marches en ruine ; mon mari railla doucement ma poltronnerie et voulut monter tout seul. Je pénétrai dans le château et me mis à errer au hasard parmi les grandes salles aux voûtes retentissantes.

À un moment donné, j’entendis les pas de mon mari qui venait vers moi. L’idée enfantine de le punir de son entêtement et de sa moquerie en me cachant et en le faisant chercher me vint en tête, et, étouffant un rire de petite fille, je me blottis derrière un énorme bahut de chêne noir… »
 

II

 

« Je me blottis, vous dis-je, m’appuyant fort contre la muraille. Tout à coup, je sentis comme une porte qui cédait sous mon poids… Et, avant que j’aie eu le temps de réfléchir à ce qui m’arrivait, je me trouvai dans une sorte de couloir complètement obscur, tandis que la porte se refermait sur moi avec un bizarre grincement de serrure. Toute troublée, je me mis à tâtonner… De chaque côté, des murs glacés… Devant moi, une surface de bois recouverte d’une étoffe rugueuse, sous laquelle je sentais comme un enchevêtrement de mécaniques.

Les radotages de la vieille concierge me revinrent à l’esprit… Ce baron, qui disparaissait si aisément, n’avait-il pas fait pratiquer une cachette mystérieuse dans son château ? Les cachettes étaient fort à la mode sous la Révolution ; ne serais-je pas dans cette cachette ?…

Cette idée me donna un petit frisson de plaisir romanesque, auquel succéda un grand frisson d’intense terreur. Si j’allais ne plus pouvoir ouvrir cette porte… si je restais ici pour y mourir de peur, de froid et de faim !…

Mais, bah !… en criant, je me ferai entendre. Ah ! je n’avais plus envie de jouer à cache-cache avec mon mari !… Je me mis à l’appeler d’une voix désespérée… de plus en plus fort… rien ne me répondit. Je sentais moi-même, à quelque chose de sourd que gardaient mes cris, qu’ils étaient impitoyablement étouffés dans cette atmosphère de cachot !… Une affreuse odeur de moisi me prenait à la gorge. J’entendais sous mes pieds des trottinements suspects ; le froid me pénétrait jusqu’au cœur… Éperdue, je me jetai sur ce que je supposais être la porte, cherchant un ressort, quelque chose qui me permit d’ouvrir… Rien… rien… La cachette du baron gardait son secret !…

Cependant, mes yeux commençaient à percevoir vaguement ce qui m’entourait. Je fis quelques pas, et me voilà devant les marches d’un escalier fort étroit, pratiqué dans l’épaisse muraille. Espérant trouver une issue au bas de cet escalier, j’en descendis les marches. Tiens !… j’y voyais presque clair maintenant… j’étais dans une sorte de rotonde à la voûte très élevée. Le jour venait d’en haut ; il filtrait en quelque sorte par une étroite ouverture, sans doute pratiquée en quelque coin de la cour intérieure – une très étroite ouverture, obstruée de ronces et d’orties. Un peu d’espoir me revint, et, presque maîtresse de mes sens, je regardai autour de moi.

Des murs nus, d’un blanc grisâtre, un lit breton de chêne noir, quelques sièges, au milieu une table carrée recouverte d’une serge verdâtre. Sur la table, des pistolets, un sabre, de quoi écrire. Devant, un vaste fauteuil et… me trompais-je ?… étais-je folle ?… dans ce fauteuil, un homme… oui, un homme, que le large dossier avait d’abord dérobé à ma vue… un homme… un paysan sans doute, car il portait le large chapeau, la veste brodée, le bragoulas ; ses longs cheveux tombaient sur ses épaules… Quel pouvait être cet homme qui semblait dormir ?… Sans doute quelque vieux voisin, connaissant le truc du baron, qui venait là se reposer, se pénétrer peut-être de souvenirs royalistes… On est resté royaliste dans le Morbihan !.. Une joie immense m’a envahie. J’étais sauvée.

« Monsieur, monsieur, » dis-je.

Et je touchai l’épaule du vieillard.

Il ne bougea pas.

Alors, je fis le tour du fauteuil et fixai son visage.

Horreur !… indicible horreur !… c’était un cadavre ; presque un squelette ; une carcasse recouverte d’une peau noire et parcheminée ; deux cavités vides et profondes trouaient sa face de spectre : c’est là qu’avaient été ses yeux !… Et un rictus épouvantable mettait à nu ses dents longues et blanches… des dents qui avaient l’air de me voir.

Je poussai un grand cri et faillis m’évanouir de terreur.
 
 

 

Cependant, comme il arrive souvent pendant les crises suprêmes, mes idées se formaient et se succédaient avec une rapidité et une netteté prodigieuses. Je comprenais tout ; la vérité m’apparaissait complète, désolante, effroyable. J’avais devant moi le cadavre du baron de Ker-pen-hir, mort, sans doute, subitement, tandis qu’il se dérobait aux recherches des « bleus. » L’air du caveau avait, dans une certaine mesure, conservé ses restes hideux, – n’en est-il pas ainsi dans ce couvent d’Italie, où l’on laisse les moines trépassés se dessécher, sur leurs stalles, dans le chœur d’une chapelle souterraine ?… – Mais alors qu’allais-je devenir, moi, qui ignorais le secret de la cachette et qui resterais incapable d’en ouvrir la porte, trop habilement machinée ?…

Derechef, je me mis à jeter des cris lamentables. Je criai… je criai… jusqu’à ce que la voix me manquât… Évidemment, nul ne m’entendait… mes cris étaient encore plus étouffés que dans le couloir… C’était la mort, la mort lente, entourée du plus abominable cortège de souffrances et d’épouvantements… Je ne reverrai plus ma mère, ni mon mari, ni mes amis d’enfance !

Longtemps, longtemps, on me chercherait… toujours en vain. Mon inexplicable disparition viendrait s’ajouter aux sombres légendes de cette vieille Bretagne si riche en légendes sombres. Mais par quelles indicibles angoisses devrais-je passer avant de rendre mon âme à Dieu, en ce lieu d’horreur, près de ce cadavre atrocement ironique, torturée par la faim, la soif et toutes les affres d’une agonie sans espoir ?

L’ombre se faisait autour de moi : je ne voyais plus rien, rien que les dents blanches du cadavre en qui se concentraient les quelques rayons lumineux persistant dans l’air obscurci.

Les yeux dilatés, haletante de terreur, frémissant des pieds à la tête, je murmurais de vagues prières.

Tout à coup, un cri retentit tout près de moi, à mes oreilles, un cri rauque, avec quelque chose de railleur et de menaçant… En même temps, il me sembla que le cadavre secouait vivement la tête et que cela faisait comme un bruit d’aile.

C’en était trop ; je tombai à la renverse, évanouie, comme morte ! »
 

III

 

« Quant je repris mes sens, il faisait jour : les roses clartés de l’orient pénétraient jusqu’à moi, charmant mes yeux et consolant mon âme. Pourtant, je n’avais pas rêvé ; j’étais bien enterrée vivante dans la cachette du baron de Ker-pen-hir, et c’était bien le cadavre de cet homme étrange qui était là, assis devant moi, avec ses yeux morts et ses dents vivantes… Mais je m’expliquais maintenant ce cri rauque que j’avais entendu et ce mouvement de tête que j’avais cru voir. Sur le dossier du fauteuil était perché le corbeau de la vieille concierge. Eh bien ! loin de me causer une terreur nouvelle, la vue de cet oiseau de mauvais augure acheva de me rasséréner. J’entrevoyais, oh ! d’une façon tout embryonnaire, un moyen de salut. Je formais vaguement un projet, et le projet prit corps, devint clair, devint net… Je le mis immédiatement à exécution, confiante en Dieu, presque assurée du salut.
 
 

 

J’avais dans ma poche un mouchoir à mon chiffre. M’approchant avec précaution de Pen-dhù, qui, du reste, malgré son air sinistre, était le meilleur oiseau du monde, je lui attachai ce mouchoir à la patte, puis le prenant doucement dans ma main, je le lançai vers l’ouverture pratiquée dans la voûte.

Pen-dhù s’envola en croassant… Moi, je tombai à genoux et me mis en prière… Un jour se passa encore, puis presque une nuit. Le désespoir me reprenait et ma faiblesse était extrême quand j’entendis des voix qui m’appelaient ; elles semblaient venir du ciel.

Vous devinez le reste, n’est-ce pas ? On me cherchait anxieusement. On vit mon mouchoir à la patte du corbeau. On le surveilla. La nuit venue, il descendit dans son gîte. C’était là que je devais être… c’était là que j’étais. J’ai revu mon mari, j’ai revu ma mère, j’ai revu mes amis, j’ai revu le soleil. Mais mes cheveux étaient devenus tout blancs.

Et voilà pourquoi je me poudre !

Ah ! si j’étais en âge de jouer à cache-cache, ce ne serait plus dans de vieux manoirs bretons !… »
 
 

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(Simon Boubée, in Le Petit Parisien, supplément littéraire illustré, huitième année, n° 361, dimanche 5 janvier 1896 ; repris dans Le Gaulois, trentième année, 3e série, n° 5399, mardi 18 août 1896 ; La Semaine illustrée, lectures pour le dimanche, première année, n° 18, dimanche 25 septembre 1898 ; Le Petit Journal, supplément illustré, dix-septième année, n° 827, dimanche 23 septembre 1906. Les gravures sont extraites de la parution dans La Semaine illustrée)