Les spécialités du crime. — Un assassin de chats. — Les effets de la valériane. — La loi Grammont.

 
 

L’économie politique enseigne que, pour arriver à des résultats sérieux en industrie, il faut appliquer le principe de la division du travail. Pour bien faire une chose, il faut n’en faire qu’une : c’est ainsi qu’on devient un maître dans sa partie, et un imbécile dans tout le reste.

L’art de l’assassinat est longtemps resté dans l’enfance ; il n’était d’abord pratiqué que par des gens sans aveu qui n’avaient ni domicile certain ni profession habituelle, ni moyen d’existence, et dans ces condition on ne pouvait rien faire de bien. Mais le progrès s’est introduit peu à peu dans cette regrettable branche de l’activité humaine ; il est à remarquer que, depuis quelques années, on ne voit plus de ces assassins sordides, en blouse déchirée et en casquette sale, dont le seul aspect était un outrage à la civilisation. L’assassin moderne, s’il n’est pas toujours élégant, est du moins proprement vêtu ; il affecte même une certaine recherche qui témoigne de son désir de plaire. Il en est de cette profession comme de beaucoup d’autres : pour avoir quelques chances d’y réussir, il faut de la tenue, un petit capital, et surtout de la méthode.

Cette transformation est due en grande partie à ce que les malfaiteurs n’assassinent plus au hasard ; ils spécialisent leur talent : chacun d’eux se renferme dans l’exploitation d’un seul genre d’assassinat qu’il arrive à connaître à fond, ce qui lui permet d’opérer avec une grande sûreté et de se créer peu à peu une situation indépendante.

Il y a, par exemple, l’assassin de bonnes, l’assassin en chemin de fer, l’assassin de filles perdues ; j’en oublie, et des pires. Tous ceux-là sont presque toujours impunis, parce qu’ils savent se borner ; ils s’en tiennent à leur spécialité. Il vient d’en surgir un nouveau, moins coupable que les autres, mais pas beaucoup moins odieux, à cause de la perversité morale que révèlent ses actes : c’est un assassin de chats.

Au chevet de Notre-Dame, il y a un jardin public qui, par une suite de circonstances mal définies, est devenu le rendez-vous habituel des chats du quartier. Un individu qu’on a aperçu, mais que jusqu’à présent on n’a pu saisir, se mêle traîtreusement à cette réunion inoffensive et attire les chats avec de la valériane. On sait quel effet bizarre et violent cette substance produit sur la gent féline : la valériane exerce une véritable fascination sur les chats, elle leur enlève tout discernement et toute volonté ; ils ne peuvent pas plus y résister qu’un ivrogne à l’eau-de-vie qui le tue, un amoureux au baiser qui le perd ; ils y trouvent des pâmoisons étranges, un délire nerveux, et comme une douloureuse béatitude. Le chat qui est sous l’influence de la valériane est un chat perdu s’il tombe en de méchantes mains : il n’a plus conscience du danger et ne conserve ni la volonté ni la force de s’enfuir.

C’est ce moment que guette le scélérat du jardin de Notre-Dame. Il crève les deux yeux au chat sans défense qui s’est approché de lui et s’éloigne rapidement. On a trouvé déjà plus de trente chats ainsi aveuglés, qui sont allés mourir misérablement dans les parages d’alentour. La population du quartier est justement indignée, et une enquête est ouverte.
 

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Si on met la main sur cet horrible fou ou sur ce monstre de férocité, qu’est-ce qu’on pourra lui faire ? Le propriétaire du chat pourra lui intenter une action civile, mais la propriété d’un chat est difficile à établir, et la responsabilité du délinquant se traduirait en dommages-intérêts, peut-être irrécouvrables. Il y a bien la loi Grammont qui édicte des pénalités contre les auteurs de cruautés exercées sur les animaux, mais ce sont des pénalités anodines, eu égard à l’effroyable méchanceté que suppose une pareille action.

Aveugler un animal est un traitement barbare qui a peut-être son équivalent, sinon son excuse, dans les pratiques de la vivisection ou dans le mode d’engraissement des volailles ; au moins on peut alors invoquer l’intérêt de la science et les besoins de la consommation. Mais l’assassin, le bourreau des chats, est d’autant plus atroce que, pour accomplir sournoisement son forfait, il a recours à une de ces séductions irrésistibles qui ont beaucoup d’analogie avec la passion. C’est comme si un magnétiseur abusait de sa force de suggestion pour attirer dans un piège de malheureuses hypnotisées à sa merci.
 

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Le chat n’est pas sympathique ; par son attachement inamovible à l’immeuble, et non à la personne de son maître, il ressemble trop aux concierges, avec qui il fait généralement cause commune, et à ces placides fonctionnaires qu’aucune révolution ne trouble. On peut douter de son cœur, mais ce n’est pas une raison pour le martyriser. Si on a des motifs de lui en vouloir, qu’on l’attaque loyalement. Mais l’attirer, pour le perdre, sous le charme d’un poison subtil, faire intervenir les affres de la mort au milieu même de la volupté des sens, c’est un raffinement de félonie dont l’auteur mérite l’exécration publique.
 
 

 

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(G. Phœbus, in Le Soir, journal d’informations, vingtième année, n° 6073, mardi 23 février 1886 ; Théophile-Alexandre Steinlen, « L’Apothéose des chats à Montmartre, » 1905)