Évidemment, l’assassinat pratiqué sur une vaste échelle (qui va jusqu’au dix millionième pour la statistique se rapportant aux cinq dernières années) est un art en pleine prospérité, grâce à ses praticiens, grâce à ses théoriciens, grâce à ses méthodes nouvelles, grâce aux encouragements financiers et honorifiques qui lui sont donnés par tous les gouvernements.
Mais l’assassinat entre particuliers, qui ne bénéficie d’aucun encouragement officiel, est tombé dans le marasme, quoi qu’en disent les journaux.
On assassine étonnamment peu, si on considère la somme des appétits qui guettent une proie, la puissance des haines individuelles et des ambitions personnelles qui soulèvent l’âme d’un homme avec autant de force et plus de précision que la vague du patriotisme ne soulève l’âme collective d’un peuple.
De même que le massacre est la seule solution logique des conflits internationaux, l’assassinat semble le meilleur mode de règlement des dettes et des affaires de famille, des trahisons intimes et des crises sentimentales.
Dans une société régénérée par la guerre, l’assassinat devrait être de règle courante entre gens qui ne s’aiment pas et gens qui s’aiment trop.
C’est l’exception ; d’abord à cause des risques que court l’assassin, ensuite à cause d’une certaine répugnance physique qu’éprouve un homme civilisé à employer des méthodes barbares. Ces deux inconvénients tiennent à ce que l’art de l’assassinat est retombé en enfance, après avoir connu des époques d’étonnante virtuosité, et ne dispose plus que d’instruments brutaux et primitifs, alors qu’autrefois il possédait les agents les plus subtils et les plus discrets.
Pour supprimer un personnage qui nous tape sur les nerfs, nous n’avons que le revolver, engin trop bruyant pour une opération qui doit toujours être discrète ; ou le couteau que seuls des spécialistes comme les garçons bouchers et les anciens nettoyeurs de tranchées savent manier d’une façon décisive ; ou le poison dont nul ne peut se procurer une dose efficace s’il n’a le droit de signer une ordonnance (reste à savoir si le plaisir de supprimer une personne agaçante vaut la peine de conquérir le diplôme de docteur en médecine et d’apprendre à écrire d’une façon illisible).
Encore le problème n’est-il pas résolu lorsque le revolver, le couteau ou le poison a fait son œuvre. Le vivant est supprimé ; il faut se débarrasser du mort. Les poisons modernes sont sophistiqués et laissent toujours quelque trace. Les chemins de fer, malgré les efforts des Compagnies, ne sont pas arrivés à la perfection, et il y a encore des malles qui se retrouvent à l’arrivée. Et, malgré l’emploi du chalumeau oxhydrique, il est bien difficile de brûler une douzaine de défuntes sans exciter la curiosité de M. Bonin.
Où est le temps de la Brinvilliers ? Où est le temps des Borgia ?… Des gens très bien pratiquaient alors l’assassinat sans risque et de la façon la plus galante… Un gant parfumé, un livre d’heures, une boucle blonde, une ombre légère, et le gêneur avait disparu. Jadis, les personnes timides pouvaient tuer par procuration ; il y avait les mercenaires, pour la guerre ; il y avait, pour les exécutions privées, les sicaires, les bravi et les spadassins.
Le confort moderne ne comporte pas ces commodités.
Les savants, occupés à inventer des procédés propres à anéantir des armées, n’ont pas encore eu le temps de nous trouver, dans l’arsenal chimique et bactériologique, des armes contre les individus dont nous voulons la peau ou dont nous souhaitons la dépouille.
Mais les artistes, les dilettantes escomptent déjà une renaissance de l’assassinat.
Ça commencera par des annonces dans les journaux : « Successions… » « Argent de suite… » « Solution rapide de tous les litiges… »
Ça continuera par une étrange épidémie à laquelle succomberont toutes les personnes peu sympathiques, toutes celles qui ont de l’argent, toutes celles qui ont une place où d’autres personnes veulent s’asseoir. Il y aura des rapports à l’Académie de médecine, et les académiciens succomberont eux-mêmes à l’épidémie.
Et ça finira tout naturellement le jour où il n’y aura plus personne nulle part.
_____
(Georges de la Fouchardière, « Hors-d’Œuvre, » in L’Œuvre, n° 1786, samedi 21 août 1920. Gravure illustrant Le Crime de l’Opéra de Fortuné du Boisgobey ; estampe de Félix Vallotton, « L’Assassinat, » 1893)
Bon jour,
Excellent article 🙂 et très pertinent ..
Merci pour le partage.
Max-Louis
je dirais méme plus pertinent article et tres excellent
Bonne journée à vous 🙂