Un matin, alors que huit heures ne venaient pas de sonner à la cathédrale de Westminster parce que l’horloge était en réparation, nous entendîmes un pas lourd dans l’escalier et une respiration asthmatique. Le patron, qui venait de jouer trois petits préludes de Jean-Sébastien Bach sur une vessie de porc gallois et qui était exceptionnellement d’excellente humeur, me dit :

« Bathsoap, l’homme qui escalade les degrés est un unijambiste mexicain, ainsi que l’indique la cadence de sa montée. Il a attrapé une laryngite dans les environs de Tampico et je ne serais pas autrement étonné qu’il eût également une oreille en moins. »

Un violent coup de sonnette freina cette merveilleuse déduction auditive. Mais ce n’était pas un Mexicain unijambiste qui pénétra dans notre living-room ; le gentleman qui nous saluait d’un « Hello ! » assez maussade et se présentant sous des traits peu gracieux mais enluminés par le gin policier n’était autre que l’inspecteur Maylobster, de Scotland Yard. Un peu déçu, Ferlock Solmes répondit :

« Vieux hareng saur carminé ! Je vous préviens que je n’y suis pour personne ; les médecins et cet imbécile de Bathsoap m’ont ordonné de me reposer. Aussi, vous pouvez prendre vos cliques et vos claques, larguer vos amarres et cingler en direction du bar de Jack l’Éventreur. Si vous comptez sur moi pour un tuyau, vous aurez tout loisir de repasser l’année prochaine, le jour de la Saint-Baldwin, de préférence. »

Mais l’inspecteur Maylobster ne se démontait pas pour si peu. Il reprit un souffle légèrement handicapé par son ascension et dit sans se troubler :

« Le colonel O’Mammer des Coldcream guards a été assassiné cette nuit.

– Le colonel O’Mammer ! s’écria le maître. Un fier soldat ; je l’ai connu à Delhi en 1902. Il était lieutenant et moi enrhumé. Un rude gaillard ! Bathsoap, il avait inventé le polo à Sikh.

– Le polo à Sikh ? fis- je, interloqué.

– Oui ; au lieu de chevaucher ces poneys de polo qui ont un fichu caractère, il montait sur les épaules des soldats indigènes. Le seul inconvénient était qu’on ressentait parfois un malaise étrange que je nommais le mal du Sikh ou si vous préférez, le Sikh Sick. Mais comment est-il passé de vie à trépas, ce vieux colonel ?

– Il a été, répondit l’inspecteur Maylobster, dévoré par une ourse qu’il avait rapportée des Indes. Le jardinier l’a trouvé tout à l’heure dans la cage de la bête repue, laquelle cage est située à côté des serres de rhododendrons.

– Qui vous fait croire, fit à ce moment le patron, que cette affaire doit être imputée à un crime ? Ne s’agirait-il pas d’un simple accident causé par l’imprudence de cet officier supérieur, jointe au désir du fauve de manger, une fois dans sa vie, de la gigue de colonel ? »

L’inspecteur Maylobster eut un sourire incrédule.

« J’ai pensé tout d’abord comme vous, mais ma première enquête m’a appris des choses troublantes. Le colonel s’était remarié récemment avec une toute jeune femme, Lady Patricia, jolie comme un été dans le Devonshire et de trente ans moins âgée que lui. Hélas ! O’Mammer a été imprudent. Il a contracté en faveur de son épouse une assurance sur la vie de cent mille livres sterling. Elle avait donc intérêts à sa disparition. Je l’ai interrogée ; elle s’est troublée, et j’ai reconstitué le drame comme suit : Lady Patricia, qui connaît l’affection particulière de son mari pour le brandy, l’enivre, puis, sous prétexte d’admirer le clair de lune sur les rhododendrons, elle l’attire vers la cage de l’ourse, ouvre la porte et pousse le colonel…

– Magnifique ! s’écria alors Ferlock Solmes. Inspecteur Maylobster, vous avez bien mérité le premier prix du roman de mystère ; mais, avant de confier le cou de cette dame à la corde du bourreau, je voudrais bien bavarder quelques instants avec elle. »

Le détective n’avait pas menti. Lady Patricia ressemblait, en plus pâle cependant, à un été sur le Devonshire. Souple et élancée, les cheveux auburn et les yeux bleus, c’était une magnifique créature, capable de tourner la tête d’un homme qui n’avait pas tourné la sienne devant les étrangleurs Thugs. Au bout d’une demi-heure, Ferlock Solmes, ses yeux d’aigle apprivoisé lançant des éclairs, s’approcha de l’inspecteur Maylobster qui prenait des empreintes avec les hommes de l’anthropométrie.

« Vous vous amuserez à faire de la photo plus tard, s’écria le plus grand policier des temps modernes. Téléphonez au War-Office et demandez au sous-secrétaire d’État de service de m’envoyer immédiatement ici le régiment des Coldcream guards, en grande tenue, avec officiers, sous-officiers, musique et drapeau. Et je le répète : en grande tenue. »

L’inspecteur Maylobster contempla mon compagnon comme si celui-ci était devenu subitement fou et je vis dans ses pupilles qu’il était sur le point d’appeler le médecin des aliénés et son petit trousseau de camisoles de force. Mais on ne résistait pas longtemps au regard lancinant de Ferlock Solmes. Deux heures après, une marche martiale ébranlait l’atmosphère endeuillée du manoir. Les fifres et les tambours scandaient le vieil air de ce corps d’élite : We shall spit upon the ennemy on the long way to Tipperary (Nous cracherons à la figure de l’ennemi sur la longue route de Tipperary). Le patron se précipita vers le colonel en second et lui dit respectueusement, mais audacieusement :

« Sir ! veuillez avoir l’obligeance de faire défiler vos bataillons devant la cage de l’ourse. »

Nous assistâmes, stupéfaits, à cette étrange parade. Les hommes à la tunique écarlate, au pantalon noir gansé de rouge, aux buffleteries blanches, le bonnet à poil gigantesque sur la tête, l’arme sur l’épaule droite, s’ébranlèrent vers la cage où le plantigrade hébété se dandinait sur ses pattes de derrière. Mais, repue à cause de son effroyable petit déjeuner, elle ne semblait pas réagir devant ce spectacle militaire. Une à une, les compagnies passèrent au pas lent et cadencé. Ferlock Solmes paraissait soucieux. Lorsque la dernière escouade se fut éloignée, il parut sur le point de s’effondrer, puis, se redressant, il hurla :

« Lady Patricia ! Dites qu’on m’apporte le bonnet n° 1 du colonel O’Mammer. »

Une femme de chambre lui tendit la coiffure magnifique et guerrière. Il la saisit à bout de bras et me la mit de force sur la tête.

« Bathsoap ! à votre tour, défilez devant la cage de l’ourse ! »

J’étais persuadé, à mon tour, que le patron était devenu fou. Toutefois, je m’avançai vers la bête qui entra subitement en transes et poussa des cris déchirants et même, oserai-je dire, émouvants.

« Victoire ! lança triomphalement Ferlock Solmes. Feu le colonel O’Mammer s’était fait confectionner un bonnet en poils d’ourson. Le malheureux avait, hélas ! choisi, pour cette fantaisie, l’enfant de cette ourse et la mère s’est vengée de cet infanticide en dévorant celui qui avait transformé son petit en accessoire de parade. »

Puis il me dit, à voix basse cependant :

« Lady Patricia me doit une fière chandelle. Si cet imbécile de Maylobster n’était pas venu me chercher, elle était pendue haut et court. Ah ! Bathsoap, la police officielle est toujours trop pressée de donner du travail au bourreau ! »
 
 

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(Pierre-Gilles Veber, « Page Magazine, » in Le Matin, cinquante-quatrième année, n° 19490, dimanche 1er août 1937)