Je scandais depuis deux bonnes heures les pavés classiques de la vieille cour de Sorbonne, pavés lustrés, bossués comme crâne d’universitaire, qui vous entrent par la plante des pieds infiniment plus de choses que tous les gens à férule ne vous en introduisent par les voies naturelles.
Tout à coup, à la porte B, apparut mon vénérable ami Dubuisson, le normalien. Il roulait comme un bloc erratique. D’après l’angle d’inclinaison de son feutre et à la façon gaillarde dont il moulinait de son houx, je ne pus douter de son triomphe.
« Eh bien ?
– Ça y est.
– Vrai ?
– Comment donc !
– Mes félicitations, mon cher ; te voilà maître ès-arts, allons nous désaltérer.
– Non ! j’ai une autre idée : viens avec moi.
– Où ça ?
– Tu verras ! »
Il m’entraîne dans un fiacre, m’installe dans un compartiment de première, me descend à Nogent-sur-Seine sans dire ouf, et me conduit à travers champs, sous les auspices de sa sérénité la lune, à deux lieues de là, au fond d’une gorge.
Nous étions dans le creux d’une vallée sauvage ; une sorte de gouttière où coulait un ruisseau.
« Ah çà, triple original, me diras-tu où tu me conduis, et ce que tu prétends faire de moi ?
– Je te dis qu’ils ont tort ! et que ma thèse est vraie. Tu vois, à ta droite, ce tas d’ombre ?
– Ces quatre pierres debout, cette table ?
– Parfaitement. Ces quatre pierres-là ont été quelque chose autrefois : un palais de grand chef, peut-être ! Il y a de cela des quantités de siècles, lorsque notre petite Seine, qui tient là-bas entre deux rives de peupliers, formait un bras de mer ; lorsque cette pointe du plateau de Brie entrait comme un cap dans cette mer ; des hommes, des chasseurs, des pêcheurs couverts de peaux de bêtes, vivaient ici dans cet antre de Resson.
– Tu en es bien sûr ?
– Ils n’ont pu se creuser des cavernes dans ces pentes de tuf trop tendre ; qu’ont-ils fait ?
– Des cabanes en bois et en terre.
– Pas du tout. Ils ont tout simplement ramassé les roches que l’époque glaciaire avait roulées dans ces bas-fonds, et ils se sont construit des demeures au-dessus de la ligne des flots.
– Pas bêtes, pour des nouveaux !
– Oui, mon ami, nos ancêtres de l’âge de pierre, les vrais autochtones, qui ont été écrasés par les invasions asiatiques, qui ont succombé sous le bronze des Aryas, ont mené dans ces lieux une existence pleine de rude poésie.
– Comme Robinson dans son île.
– Ce dolmen que tu vois a pu devenir un autel de druides, comme les temples païens ont été consacrés plus tard au culte du Christ, je ne le conteste pas. Mais, ce que je nie, c’est qu’un Gaulois ait jamais construit cela.
– C’est évident ; cette architecture est par trop primitive.
– Je viens donc de soutenir contre toute la Faculté que le dolmen était l’habitation pendant la vie, et le tombeau après la mort, des premiers habitants de ce pays. Ces peuples-enfants, qui croyaient aux génies, enfouissaient leurs défunts sous le foyer domestique. Ils étaient heureux de vivre et d’aimer sur la cendre de leurs aïeux.
– Minxerunt cineres patrios, comme dit Horace.
– Les morts ne quittaient pas la famille ; on les avait là, sous les pieds ; on respirait leur courage, on s’inspirait de leurs mânes.
– Et c’est pour me faire cette leçon d’ouverture que tu m’as amené à trente lieues de Paris ! Mon cher, ton feu sacré t’emmène trop loin. Retournons chez Vachette.
– Profane ! vulgaire profane !… Mais tu ne sais donc pas ce que recouvre ce monument ?
– Je ne m’en doute pas du tout.
– Là dort, peut-être depuis des siècles, dans un mortier durci, la femme tertiaire !
– Vrai !
– Oh ! mon ami ! la femme tertiaire, l’Ève des cavernes, la Vénus préhistorique !
– Il n’y a que cela ?
– Tu ne sais pas ce que c’est. Un rêve ! le plus enivrant des rêves ! C’est-à-dire que j’en suis fou, absolument toqué. Dans mon lit de l’école, je passais mes nuits avec elle. Elle me soufflait le passé, elle me gonflait d’amour. Tiens, imagine-toi un petit corps, pas plus haut que ce cep de vigne, grêle, noueux, flexible comme lui ; la sève à fleur de peau ; pas de front, une simple bande mince, hâlée entre la naissance des cheveux et la ligne fauve des sourcils ; des lèvres fortes, une bouche énorme pour mordre à tous les plaisirs, avec de petites dents, courtes, espacées, pointues, nacrées.
– Un râtelier à damer le pion à Samary ! Je vois cela d’ici. Continue.
– La tête était oblongue, les seins tombaient très bas, et velus ! Les hanches débordaient de fécondité.
– Je te crois ; elles nous portaient tous.
– Non, jamais je n’oublierai ces hanches-là ! Elle avait des jambes adorables, sans chairs, qui se ployaient comme un arc ; des bras qui allaient aux genoux, et qui étaient forts ! Sa chevelure l’inondait comme une coulée d’or lui ruisselant dans le dos ; pour la fixer contre le vent, elle y suspendait des cailloux.
– Et c’est de là que les muletiers espagnols ont pris la mode des sonnailles.
– Qu’elle était belle avec sa couronne de verveine, ses colliers d’osselets sur le cou, à la taille, aux bras, aux chevilles ! avec ses arêtes de poisson dans le rose cartilage de ses narines idéales.
– Dieu ! qu’elle était belle avec ses broches dans le nez ! Cela se chante, mon cher.
– Si tu étais un peu moins Philistin, je t’exhumerais mon idole.
– Je brûle d’être présenté à cette dame. »
L’ami Dubuisson se glissa en rampant sous la table de pierre, et il se mit à fouiller le sol avec la rage acharnée d’un terrier, tandis que mon cigare faisait passer des nuages sur la lune.
« Enfin, te voilà ! s’écria-t-il. Pauvre amie, je te revois ! »
Il la déterra pièce par pièce et rajusta sur l’herbe ses os adorés, qui s’égrenaient entre ses mains. Je crois qu’il pleurait d’amour.
« La reconnais-tu ? me dit-il. Comme elle dut être belle !
– Elle a encore de beaux restes. Laissons-là cet ivoire, mon vieil ami, et partons demander à déjeuner là-bas à ce moulin. Voici le jour, et quand le soleil se lève, moi, je bâille de faim. »
Il se laissa conduire, tout en envoyant des baisers vers son squelette chéri, qui reposait sur un lit de mousse, dans la rosée de l’aurore, à l’entrée du dolmen.
Caché sous des noyers, adossé au roc, le moulin brassait son écume et jetait son tic-tac dans la fraîcheur et le silence du matin. La porte était ouverte. Une belle fille, aux hanches fortes, à peine habillée, les pieds nus dans ses sabots, balayait la maison.
« Mademoiselle, fis-je en entrant, nous avons passé la nuit à déterrer votre grand-mère ; ayez la bonté de nous confectionner une copieuse omelette au lard, surtout beaucoup de lard ! Des fossoyeurs, ça mange ! »
L’aimable enfant se mit à rire délicieusement.
Mon ami Dubuisson ne riait pas.
On nous servit sur du linge blanc fleurant bon, au bout d’une table. La belle fille déposa devant nous une cruche de vin clairet qui sentait le crû, et elle nous regarda dévorer, bien campée sur ses cuisses, le ventre dehors.
Mon ami Dubuisson oubliait de manger.
Quand j’eus fini :
« Allons, lui dis-je, prendre le café quelque part sur le boulevard. »
Lui, rêveur :
« Non, merci, je reste. J’ai besoin d’étudier encore. Ce dolmen me retient.
– Tu l’as reconnue ? Farceur ! doctissime farceur ! qui prend des meunières pour des femmes préhistoriques ! »
Pas de nouvelles de l’ami Dubuisson.
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(H. Thuroz,« Conte fantastique, » in Le Journal populaire, première année, n° 10, vendredi 18 novembre 1881. Carte postale ancienne, représentant une femme de Néandertal ; Fernand Cormon, « Étude de femme, » 1897)