Nous sommes vraiment injustes envers eux ! – Envers qui ? – Eh, parbleu ! envers les jésuites. Sans doute M. Paul Bert ne se trompe pas en leur reprochant une certaine érotomanie dans le style, et un goût particulier pour les histoires dévotement ordurières. On ne saurait soutenir précisément qu’ils ont l’imagination chaste. Au contraire, l’ombre discrète du péché galant les attire, un peu d’horreur même ne les effraie pas, et c’est avec une indulgence mêlée, dirait-on, de sympathique curiosité qu’ils étudient ce côté spécial et peu ragoûtant parfois de l’humaine faiblesse. Après M. Paul Bert, il reste à glaner dans leurs livres, et plus d’une citation serait tentante. Mais ce journal pouvant tomber entre d’autres mains que celles d’élèves en théologie, nous ferons comme fit un jour la Sorbonne qui, censurant l’ouvrage d’un jésuite, ajoutait, en forme de conclusion, qu’épouvantée par les vilenies dont est rempli le livre et tenant compte des exigences de la morale et des bienséances publiques, elle renonçait à fournir le détail des motifs de la condamnation.

À notre avis pourtant, les jésuites, qui, sous prétexte de religion, truffent d’inconscientes polissonneries leurs ouvrages d’éducation et leurs recueils de cantiques, sont moins coupables qu’ils n’en ont l’air et pourraient invoquer les circonstances atténuantes.

En effet, pourquoi la bagatelle – que nos grands-oncles avaient si judicieusement ainsi appelée pour indiquer le peu de place qu’elle doit tenir dans l’existence d’un honnête homme – se trouve-t-elle en tenir tant dans la cervelle des gens dévots ? Ils y pensent tout le long du jour, pour s’en défendre, il est vrai, mais ils y pensent !

Cette idée de chose interdite passe chez beaucoup à l’état d’idée fixe ; elle s’insinue diaboliquement jusqu’à l’intérieur des églises, franchit les grilles des séminaires, flotte sous les allées des jardins de couvent, et peuple de rêves plus ou moins mystiques, dans le silence des grands dortoirs, le sommeil des Thérèse et des Marie Alacoque. Tentation du démon, va-t-on dire ! Hélas, pour expliquer ceci, il n’est pas besoin de déranger d’autre démon que le démon purement psychologique baptisé, par Edgard Poë [sic], le démon de la perversité. Car se pencher trop longtemps sur l’abîme donne le vertige ; manier une porcelaine précieuse communique aux doigts l’irrésistible démangeaison de la laisser tomber, et, pour en revenir à notre sujet, rien n’est moins sain et moins chaste au fond que cette perpétuelle préoccupation de se garder chaste..

À ce propos, je veux vous raconter une histoire. Aussi bien semble-t-il préférable de traiter de ces délicates matières par lointaines comparaisons.

C’est l’histoire d’un alchimiste que j’ai connu tout blanc déjà quand j’étais petit. Il doit être bien vieux, s’il vit encore. Mon alchimiste s’appelait le père César, et habitait Puy-Brun, village triste au versant de Lure, où les gens passent pour sorciers. César vivait en propriétaire, – toujours propre et la pipe au bec, – d’un bout de champ et d’un coin de vigne. Seulement, lorsque les sacs de blé ne tenaient plus debout et que la barrique sonnait creux, il quittait la pipe, et, se rappelant son ancien métier de fabricant de formes pour les cordonniers, il s’en allait avec sa hache dans la montagne. Là, il coupait un beau tilleul, le débitait, et rapportait sur son dos, au bout de trois jours, une douzaine de formes ébauchées. C’est sans doute dans une de ces courses, la nuit, sous les arbres, au hurlement des loups, que l’idée de faire de l’or lui était venue.

Dans quel Grand Albert mangé des vers, dans quel Sceau de Salomon, acheté cinq sous à la foire, avait-il trouvé la formule de transmutation ? De quel magicien de campagne avait-il reçu sur le lit de mort, ainsi que la chose se fait, le précieux secret hermétique ? Une chose certaine, c’est qu’il travaillait sérieusement au grand œuvre. Les commères disaient l’avoir vu rôdant à la lune dans le cimetière. Il ramassait des plantes connues de lui seul, collectionnait des cailloux bizarres, et laissait, sans que sa cuisine en fût meilleure, fumer sa cheminée nuit et jour pendant des mois entiers.

Le vieux César, d’ailleurs, ne cherchait pas trop le mystère. Un jour même, car je m’étais fait son ami et j’allais le voir quelquefois au hasard de mes promenades, il consentit à m’introduire dans la pauvre chambre où sa richesse future était en train de bouillir. Je m’attendais à quelque noir capharnaüm peuplé d’alambics et de mandragores ; mais ma curiosité fut déçue : il n’y avait là qu’une marmite. Pourtant, en regardant mieux, j’aperçus, fichés d’un clou à la muraille, trois grands lézards verts desséchés, avec cette inscription cabalistique : Tremble, mortel, et ne pense pas aux trois lézards ! – « Les trois lézards, c’est le secret, » me dit le bonhomme ; puis il soupira : « Oh ! ces lézards ! » Mais il ne voulut rien ajouter de plus.

Nous dînâmes ensemble à l’auberge, modestement, d’un simple chevreau, l’arrière-train rôti et le reste en blanquette. Au dessert, comme le vin était bon, la langue de César se délia :

« Mon Dieu, me dit-il, faire de l’or, c’est au fond très bête ; et si je voulais vous donner la recette, en cinq minutes vous en sauriez autant que moi. Mais il y a les lézards, voilà le diable ! Sans eux, tel que vous me voyez, j’aurais tiré de ma marmite assez d’or pour en paver les champs et en faire des ponts aux rivières.

– Sapristi ! et comment, trois lézards ?…

– Voilà ! mais jurez-moi de ne le répéter à personne : on met bouillir, on prononce les paroles, rien de plus simple ! Seulement, tant que dure l’opération, il ne faut pas penser aux trois lézards. C’est drôle, mais c’est comme ça ! Le lézard a une influence et empêche les métaux de se transmuer. On peut penser à tout ce qu’on veut, à un coq, à un chien, à une chèvre, mais à trois lézards, point ! Sinon, tout rate ! »

Puis, comme je riais, il ajouta lentement : « Vous avez tort de rire ; ne pas penser à trois lézards, quand c’est défendu, semble facile. Eh bien, essayez-en ! Pour moi, depuis vingt ans que je m’exerce, je n’ai jamais pu y réussir ! »

Les jésuites et les dévots me font un peu l’effet de mon vieux bonhomme d’alchimiste. Au lieu de trois lézards, ils ont le péché mignon ou gros. Ils se disent tout le temps : « N’y pensons pas, » et c’est peut-être pour cela que, tout le temps, ils y pensent !
 
 

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(Paul Arène, « Chronique, » in La République française, neuvième année, n° 2839, mercredi 3 septembre 1879 ; « Variétés » in Le Phare de la Loire, journal quotidien, politique, littéraire et commercial, soixante-cinquième année, n° 18516, dimanche 7 septembre 1879 ; repris avec des modifications, sous le titre : « Faut-il penser au choléra ? » dans Gil Blas, sixième année, n° 1692, dimanche 6 juillet 1884)