L’auto est entrée dans ce vaste hangar qu’ils nomment garage et qui s’ouvre sur deux rues. Dans un angle, il y a les débris d’un vieux break. J’ai laissé ma voiture à la place que m’avait indiquée une servante. Je crois que je n’ai pas fermé le robinet d’essence. Je suis resté dans ma chambre, et j’ai ouvert la fenêtre. C’est la même rivière. Je reconnais bien au lointain ces toits dans les arbres, Et, cependant, ce n’est pas du tout la même chose. C’est une rivière, des toits, des arbres, entre mille autres choses. Cela a je ne sais quoi de léger, de transportable ; cela dépend de l’heure, de la lumière. Très joli à peindre. Mais cela a perdu je ne sais quoi de son identité, de son caractère absent.

Pourquoi je me suis arrêté dans cette ville, cette bourgade ? Parce que j’y suis né, il y a cinquante ans. Jusqu’à l’âge de huit ans, j’ai vécu là. Et puis on m’a emmené à Paris. Je n’y étais jamais revenu. La dernière fois que j’ai regardé par cette fenêtre, c’était il y a quarante-deux ans. Et cette terrasse, sous la fenêtre, j’y ai joué il y a quarante-deux ans pour la dernière fois. Quarante-deux années que je porte sur mes épaules. En ce moment, je ne puis pas dire que je les porte légèrement. Elles pèsent, je les sens peser. Mais je résiste, je m’arc-boute ; travail de force que j’exécute fort correctement.

Je n’ai point, à l’ordinaire, ces préoccupations. J’ai perdu l’habitude d’exercer ma sensibilité. Je m’écarte volontairement des femmes et des hommes qui se penchent sur leurs sentiments. Quant à ceux dont c’est le métier, les écrivains de toute sorte, je les méprise. En regardant la carte, j’ai lu le nom de cette bourgade. J’ai pensé : « C’est là que suis né. » Simple association d’idées. Pas plus d’émotion que si j’avais machinalement murmuré : « Montélimar… Fabriques de nougat ; Commercy… Spécialité de madeleines. » Seulement, quand je suis arrivé devant l’hôtel, j’ai freiné, stoppé, mis au point mort. J’avais agi comme un automate. La maison de mon enfance était devenue un hôtel.

Je ne pensais pourtant qu’à tenir, jusqu’à Paris, une moyenne de soixante à l’heure. Le goût et le souci des belles moyennes dans mes voyages en auto est la dernière persistance en moi d’une préoccupation idéaliste. J’ignore si je suis bon ou méchant et ne suis pas curieux de le savoir. Ce ne sont pas mes problèmes. Je suis dur et veux l’être. J’étais pauvre, je me suis expatrié. Mon argent, on ne me l’a pas donné. Je l’ai gagné ou volé ; cela ne regarde personne. Je suis dur, mais courtois et toujours rasé de frais. Je ne veux pas avoir de passé… Ça affaiblit. Je suis moi, moi maintenant. Je n’ai jamais voulu m’enliser dans les vieux souvenirs.

À peine si j’ai pris le temps de me laver les mains. Je suis allé sur le grand balcon, qu’on appelait la terrasse, et qui prolonge le premier étage de la maison. Il est couvert d’une glycine magnifique. Je ne me souviens pas de cette glycine ; elle a dû être plantée depuis. Je me souviens d’une vigne vierge dont les feuilles avaient des rouges de soleil couchant. (Entendez bien que cette comparaison date de ma seizième année et que je ne donne plus dans ces sottises.) Cette vigne vierge faisait un rideau qui me semblait, quand j’avais huit ans, extraordinairement touffu et mœlleux au regard. Une vieille bonne m’a apporté le verre de porto que j’avais demandé. Elle est partie. Je suis resté seul sur la terrasse. Seul… c’est façon de parler. Car le petit garçon de huit ans est venu, sitôt qu’elle fut partie, cet enfant que j’avais été. Je n’aime pas les vieux coffrets et je sais chasser les vieux souvenirs, et je sais me défendre contre l’attendrissement et la mollesse intérieure que crée en nous la méditation sur le passé. Mais l’enfant ne me demanda pas la permission. Il s’installa. Je tentai de le renvoyer. Il me regarda sans insolence, d’un air terriblement naturel et candide. Imbécile, qui me croyais fort parce que j’avais appris à chasser les souvenirs d’amour. Je ne connaissais point encore les offensives de l’enfance. Je n’avais point prévu de défense ; j’étais désarmé.

Une petite fille venait jouer avec moi sur cette terrasse. Jamais plus je n’ai entendu parler d’elle. Je me croyais dur, je me croyais fort. Une absurde supplication sort de moi, et je ne sais quels retraits de mon être. J’invoque je ne sais quelle force capable d’intervenir dans le cours des événements, dans le déterminisme et la fatalité. Qu’elle vienne sur la terrasse jouer encore avec l’enfant fantôme. Elle est vieille, vieille comme moi, plus vieille que moi, puisque les femmes vieillissent, dit-on, plus vite que nous. N’importe… Qu’une puissance mystérieuse et secourable la dépose près de moi, pour m’aider à supporter cette heure intolérable, cette heure plus forte que moi. Elle fut ma complice, aussi bien. Elle a joué avec moi sur cette terrasse, sous la vigne vierge. Peut-être a-t-elle oublié. Il faut donc qu’elle se souvienne, elle aussi. Peut-être n’a-t-elle jamais quitté la ville. Peut-être est-ce cette vieille dame, tout de noir vêtue, qui vient de d’apparaître sous les arbres, et dont les jupes sont si longues qu’elle semble une hallucination du passé.

Et l’enfant est toujours là. Je lis en lui comme en moi. Et, pourtant, ce n’est pas moi. Cet enfant existe aussi peu que s’il était mort. Quel effroi de lire ainsi dans l’âme d’un mort ! Et que ma force d’homme me semble illusoire ! Que mes yeux sont faibles à saisir les apparences ! La rivière, les toits, les arbres… cet enfant les connaissait mieux que je ne pourrai jamais les connaître désormais. Et qu’il était donc plus riche que moi, cet enfant qui croyait au bonheur et au malheur !…

J’ai demandé ma note. J’ai payé la chambre sans l’occuper. Je n’ai pas dîné là. Je suis parti à la nuit tombante. J’ai appuyé sur l’accélérateur. Et si je me suis pas tué aux virages, c’est qu’il y avait un secret entre ma voiture et la route.
 
 

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(Léon Werth, « Les Contes d’Excelsior, » in Excelsior, dix-septième année, n° 5715, jeudi 5 août 1926 ; Maurice Denis, « Annonciation aux glycines » [esquisse], huile sur toile, 1931)