Monsieur,
J’ai été forcé de quitter Paris pendant quelques jours, et je ne le regrette point, vu qu’il y a en province quantité de divertissements que l’état de siège ne soufre plus chez nous.
Lyon vient de donner une grande représentation de femmes libres, qui a été la chose la plus surprenante du monde. Il y avait là des déléguées de Paris, de Genève et d’Amérique, et il est impossible de rien imaginer de plus admirable que tout ce qui s’est dit dans cette réunion-là.
Malheureusement, j’ai perdu bien des discours. À mon entrée, c’était une déléguée de la démocratie de Paris, la citoyenne Massouille, qui occupait la tribune. Ah ! monsieur, quelle éloquence ! mais c’est un homme que cette femme-là !
Elle connaît la politique mieux que vous ; elle a tout sondé ! elle se penche sur les abîmes. Elle sanglote sur les malheurs du peuple… et l’effet de ce discours est tel que bientôt toute l’assemblée se penche et sanglote avec elle, pendant que le citoyen Massouille, son époux, est là qui fait des gestes et que le petit Massouille la tire obstinément par sa jupe !
Je crois que nous y serions encore, si la citoyenne Titeuse n’était arrivée ragaillardir un peu la société. Un instant, un grave conflit s’élève entre ces dames qui se disputent furieusement la tribune, mais les arguments de la citoyenne Titeuse sont tels qu’au bout d’un instant sa rivale roule au bas de l’escalier, et s’en va se pencher sur un abîme dans un coin de la salle…
« Assez de larmes et de politique, dit-elle… Tous nos malheurs viennent de ce que les femmes sont élevées dans l’ignorance des choses et du secret de la vie. Je vous apporte un livre qui vous montrera les dangers de cette ignorance. Ma fille que voilà connaît tout et elle n’a pas quinze ans. Je l’ai menée au cours de M. Richard, ce qui fait que plus tard elle n’aura pas besoin du curé, ni de M. le maire pour donner sa main à un brave garçon ; et que, dès aujourd’hui, elle peut disputer avec vous sur tous les sujets du monde ! Allons, elle est prête. Qu’on l’interroge seulement, et l’on verra ! »
Mais au moment où le contremaître des scieurs de long de Fourrières allait interroger la jeune fille sur les droits de la femme, un grand bruit se fait dans la salle, et voilà miss Arabella de Baltimore qui arrive, et, d’un seul coup d’épaule, repoussant la mère et l’enfant, s’empare triomphalement de la tribune !
« Dans votre vieille Europe, vous ne savez pas les choses ! Vous n’arriverez à rien tant que vous n’aurez pas établi comme chez nous des concours de beaux enfants. En voilà un que je peux vous montrer et dont j’ai le droit d’être fière, » dit-elle, sortant tout à coup un gros poupard qu’elle présente à bras tendu à l’assemblée, et qui se débattait comme un diable, protestant contre l’enthousiasme universel.
« Examinez-le, reprit-elle ; il a eu le second prix au grand concours de Philadelphie. Mais je peux faire mieux, et l’an prochain, je compte bien leur en présenter un plus beau. Si miss Blomfield l’a emporté sur moi, c’est qu’elle a été dans la tribu des Lassas, ce qui devrait être défendu, car alors le concours n’est pas égal. Mais on m’a parlé d’une magnifique tribu, chez les Mormons, et je sortirai victorieuse de la lutte, ou je ne suis plus une femme libre !
Quant à vous, si vous n’imitez pas l’Amérique, vous continuerez à donner le triste spectacle que j’ai en ce moment sous les yeux. On m’avait bien dit à Baltimore que votre race était dégénérée, mais je ne croyais pas que l’espèce pût tomber si bas, et vraiment quand je regarde les hommes qui sont là devant moi, tous petits, chétifs et rabougris, je trouve que nulle part le besoin du concours ne se fait plus sentir que chez vous. »
Pour moi, je n’écoutais plus depuis quelques instants, parce qu’il me semblait que c’était sur ma personne que miss Arabella attachait ses yeux flamboyant de colère. J’étais rouge comme braise, trouvant, sans être plus fat qu’un autre, que cette demoiselle d’Amérique n’était vraiment pas aimable !
Mais bientôt ses regards se sont détournés de l’endroit où j’étais placé, pour se porter sur l’assemblée entière qu’elle a comme foudroyée de ses mépris, et, à mesure qu’elle jetait l’anathème sur les hommes mal bâtis, je voyais tous les êtres de mon espèce se cacher tout honteux derrière les femmes libres qui, du reste, les examinaient du haut en bas avec un bien cruel dédain.
Puis, poursuivant le cours de sa harangue, elle nous a expliqué comment cela se passait dans le nouveau monde, donnant des détails qui surprenaient la fille Titeuse elle-même, et qui, par moments, réjouissaient visiblement l’assemblée.
Mais, quand elle était reprise de ses colères contre notre espèce, elle gesticulait de telle sorte que le pauvre poupard allait et venait au bout de son bras, décrivant de grands cercles dans l’espace ; ce qui, à la fin, me fit une telle peine que, m’avançant vers la tribune :
« Mademoiselle, lui dis-je, passez-moi l’enfant pendant que vous allez finir votre discours… »
Et, le saisissant au passage, je l’emportai dans un coin et le berçai dans mes bras.
C’est là le grand tort que j’ai eu !
Car bientôt voilà une femme que je n’avais pas remarquée qui s’avance et me dit :
« Tenez, monsieur, puisque vous êtes si bon, prenez donc aussi ma petite. J’ai une idée qui me vient et je voudrais monter un peu à la tribune. Je viens de la changer ; si elle crie, donnez-lui seulement le biberon que voilà. »
Et, avant que j’aie eu le temps de répondre, d’un bond elle s’élançait à la tribune pour saisir corps à corps la question sociale et déclarer la guerre à l’homme-caste. Je ne vous dirai pas au juste ce que c’est que cet homme-là, ni le mal qu’il a fait à cette dame ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle lui en veut furieusement.
« La femme est son égale, criait-elle, en frappant sur la tribune. Le sang de l’homme est plus riche en globules rouges, celui de la femme en albumine ; voilà toute la différence ! Le torse a plus de puissance chez l’homme ; mais la base de la pyramide a plus de beauté dans la femme. Ce sont deux bimanes, égaux devant la nature, et qui ont droit à une part égale sur la planète que nous habitons !… »
Mais au moment où elle nous démontrait le mieux du monde les beautés de la pyramide et du torse, vus de la planète, voilà ma petite qui se met à crier, en réveillant l’Américain, que j’étais venu à bout d’endormir, ce qui fait que je me trouve bientôt dans le plus grand embarras, ayant deux enfants sur mes genoux, qui se débattaient comme deux enragés ; d’autant plus que je crois vraiment que les petits des femmes libres sont encore plus terribles que les autres.
« Silence, criait-on autour de moi, c’est intolérable ; on ne peut rien entendre !… »
Et, tout confus, je les berçais de mon mieux, quand, heureusement, j’avise près de moi un brave sapeur, qui avait l’air bon enfant.
« Militaire, lui dis-je, tenez ; prenez donc la petite pendant que je vais faire boire le marmot.
– Tout de même, me dit le sapeur. Je sais ce que c’est…
– Debout ! criait la mère ; debout, citoyennes de l’avenir ! La femme est un être absolu, permanent, dans lequel vit à l’état virtuel l’être idéal appelé humanité. La femme, c’est l’avenir de l’espèce, c’est…
– Si vous avez fini, me dit le sapeur, passez-moi le biberon, et tenez-moi donc un instant mon bonnet à poil. »
Mais, comme je lui passais le biberon, voilà une femme libre qui sort d’un pilier, et, avant que nous ayons eu le temps de protester, qui dépose son marmot sur les genoux du sapeur.
« Madame !… madame !… » criait le pauvre sapeur tout empêtré.
Mais, déjà, elle était à la tribune…
« L’amour, s’écrie-t-elle, l’amour, flambeau divin que la religion chrétienne a voulu éteindre !… L’amour peut seul régénérer notre espèce. L’amour, c’est le sacerdoce de la femme. C’est le dieu véritable qui nous exalte et nous soulève au-dessus de la Terre pour nous porter jusqu’aux cieux. Maudite soit la religion malsaine qui a voulu remplacer ce paradis ! Maudite… »
Je ne sais quel souvenir elle évoquait de la sorte, et quel était l’heureux bimane qui jadis l’avait soulevée si haut, mais elle agitait sa pyramide avec une telle exaltation que l’assemblée en était tout émerveillée !
Malheureusement, les enfants me faisaient perdre la moitié du discours.
« Il faut que je change la petite, me disait le sapeur.
– Bon ! voilà le biberon qui est cassé !… et le lait qui coule partout !…
– Miséricorde ! mon bonnet à poil !
– Silence ! silence donc !… » criait-on autour de nous.
Et nous étions là, tout confus, tâchant d’apaiser nos marmots, quand un grand bruit se fait dans la salle, et mademoiselle Clémence Royer s’avance majestueusement vers la tribune. Je ne vois rien de particulier à sa pyramide, mais, quoi qu’on dise la citoyenne de l’homme-caste, les globules rouges ne lui manquent point.
Du reste, rien de plus magnifique que son discours !… et je voudrais pouvoir vous répéter tout ce qu’elle nous a dit sur la façon dont elle est venue au monde !… Le sapeur et moi, nous en étions émerveillés, sans pouvoir bien comprendre.
Tout ce que j’ai pu retenir, c’est que son grand-père était un singe, et son arrière-grand-père un champignon.
Je ne vous redirai pas par quel moyen la chose s’est passée, car, au moment où elle nous expliquait le beau procédé des molécules vibratoires de son grand-père, le poupard a encore fait un malheur qui nous a sérieusement embarrassés.
« Assez longtemps, dit-elle, la religion chrétienne nous a prêché l’amour des bancals, des aveugles, des manchots, des paralytiques, en un mot de tous les êtres incomplets qui sont comme les scories de la nature… Assez longtemps l’espèce a été victime de cette fausse sensiblerie. Occupons-nous donc enfin des gens sains et robustes qui sont l’avenir de la société. L’antiquité, qui ignorait toutes ces délicatesses, sacrifiait les autres sans hésiter… Et vraiment, comment espérez-vous régénérer votre race tant que vous conserverez des êtres avortés, incomplets, malingres, et comment ces êtres eux-mêmes voudraient-ils prolonger leur misérable existence ? »
Je ne vous dirai pas bien la suite de son discours, parce que j’étais profondément troublé des regards qu’elle jetait de mon côté. Étant pied-bot de naissance, je craignais que ce ne fût encore à moi qu’on en voulût, et je cachais mon pied sous le banc, tout en me demandant ce que j’avais fait aux femmes libres pour les voir toutes comme ça après moi.
Mais, bientôt, ce fut comme un remue-ménage dans toute l’assemblée, car, à mesure qu’elle jetait la malédiction sur tous les infirmes, en s’écriant : « Que font-ils sur cette planète, créée par la nature pour les êtres complets !… » voilà les boiteux, les bossus, les borgnes et les manchots pris de terreur, qui, après s’être regardés un instant, quittent leur place et se cachent sans bruit au bout de la salle où je m’étais déjà réfugié avec les mioches et mon sapeur.
Que vous dirai-je, monsieur ? Elle avait beau leur répéter qu’ils embarrassaient la planète, vous savez ce que s’est que l’habitude, tous ces gens étaient si bien faits à leurs misères qu’ils ne voulaient pas entendre parler de s’en aller…
« Ma chère, on parle de nous détruire, disait une pauvre vieille qui se sauvait en boitant.
– Mais, est-ce que vraiment on va me casser ? disait un cul-de-jatte, sautant derrière un pilier.
– Miséricorde ! disait le sapeur, il faudrait pourtant que la femme libre vienne changer le petit !… »
Mais elles ne nous écoutaient plus. Toutes les femmes libres parlaient à la fois, se levant toutes droites sur leurs sièges, pour disputer sur l’infini du second degré, les idées innées, le contingent… La femme Titeuse se battait avec l’Américaine et la femme Marsouille pour prendre d’assaut la tribune ; tous les enfants criaient ; mon poupard faisait un tapage comme on l’en fait vraiment qu’en Amérique, et le sapeur qui était comme fou me disait qu’à Sébastopol l’assaut de la tour Malakoff n’avait rien été à côté.
*
Aussi, quand le soir, le bon sapeur m’ayant mené prendre un verre à la caserne, la cantinière l’a interrogé sur ce qui s’était passé :
« Mon Dieu, je vas vous dire, mame Briffaut, c’est un essai qu’on vient de faire, comme qui dirait une nouvelle espèce… des femmes qui n’auront plus d’âme, mais qui auront un bien plus beau torse. On fait ça par le moyen des molécules giratoires. C’est l’invention d’un M. Darwin, qui a pris un brevet pour la chose. La citoyenne Royer n’est pas encore ce qu’on peut appeler une belle femme, et il est bien certain qu’elle n’a pas une pyramide qui puisse approcher de la vôtre, mame Briffaut. Mais enfin, pour une femme qui a été faite par un singe, ce n’est déjà pas si mal, surtout quand on pense que ce singe lui-même avait été fait par un champignon. »
C’est égal, mes amis, le progrès est une belle chose ! Mais si plus tard les femmes sont si libres que ça, nous ne le serons guère, nous autres ; et il n’y aura pas à dire, il faudra nous faire bonnes d’enfants.
UN PROVINCIAL,
Pour copie conforme,
Saint-Genest
_____
(Saint-Genest [pseudonyme d’Emmanuel-Arthur Bucheron], in Le Figaro, dix-huitième année, troisième série, n° 157, jeudi 17 août 1871 ; cartes postales anti-suffragettes, c. 1905-1909)