Mes petits amis, Édouard et Henry P…, deux cousins, étaient allés passer leurs dernières vacances chez leur oncle maternel, John Waring, un riche Américain qui, au saut du train, les avaient emmenés dans sa fastueuse propriété de Charlestone. Cette villégiature est située tout près de Yosemite-Park. On sait ce qu’est ce magnifique domaine que le gouvernement statsien a réservé à la Nature, sauvage et pittoresque, faune et flore protégées ainsi contre l’extinction.

Mais vous savez moins assurément que la propriété, immense et délicieuse, de l’honorable John Waring est, de son côté, une réserve consacrée à la faune et à la flore préhistoriques. Cette merveille de Charlestone est devenue pour les habitants un but de promenade, et de promenade instructive, ajouterai-je. Grâce à sa colossale fortune, Waring a pu, à l’instar de Hagenbeck, créer une réplique à l’Urvltland, et faire mouler sur les modèles officiels et scientifiques, des épreuves dont l’authenticité ne saurait être mise en doute.

Ce sont des reproductions admirables des anciens monstres qui précédèrent la venue de l’homme sur notre globe terraqué. On y pouvait voir, sur une mer en miniature, (dont un mécanisme fort ingénieux, disposé sous l’eau, reproduisait assez bien le mouvement de la vague,) émerger des flots la tête gigantesque de l’archégosaure, – c’est le seul vestige de son existence qu’il ait laissé à l’étude des paléontologues. Un peu plus loin, un ichtyosaure et un plésiosaure s’expliquaient des dents et des ongles.

Le premier ouvrait une bouche formidable armée de 180 dents, grandes comme des dagues ; le second contorsionnait son cou en serpent pour mieux saisir son ennemi à l’endroit vulnérable. Sur les roches qui encerclaient cette mer et se dressaient comme des falaises, la surplombant, se tenaient perchés, à la fois tristes et horrifiants comme les chimères de Notre-Dame, des couples de ptérodactyles et de ramphoryncus repliant leurs tristes ailes et ouvrant un bac de toucan : chauves-souris gigantesques.

Ailleurs, au-dessus d’une éminence qui se donnait des airs de colline, volaient, suspendus par des fils d’archal invisibles, des archœopteryx, avec leur queue en palette. Plus loin encore, une magnifique forêt houillère et toutes ses caractéristiques, où s’épanouissaient, côte à côte, des fougères, des prêles calamites, des lépidodendrons, des sigillaires et divers spécimens carbonifères. Sous cette salve ressuscitée, se prélassaient des labyrinthodontes paresseux, des mosasaures, des atlantosaures longs de trente-cinq mètres, des dinosaures, dont le diplodocus découvert dans cette Amérique même.

Toutes ces silhouettes déconcertantes se dessinaient dans des attitudes plutôt hostiles, tandis que, dans un bois d’araucarias géants, un stégosaure et un mégalosaure sournois guettaient un ignanodon fidèlement copié sur les individus exhumés du puits de Bernissart, se dressant de toute sa hauteur (14 mètres) pour grignoter les pousses des jeunes pins.

Ce pacifique dinosaure se tenait dans son attitude « verticale » et semblait vouloir se diriger vers un lac dont les eaux miroitantes et limpides invitaient au bain l’animal, grand amateur de ce sport. Plus loin encore, – cette propriété était immense, je l’ai dit, – on pouvait voir une forêt d’essences moins anciennes de la période miocène ; et, sous cette verdure d’un âge plus récent, s’ébattaient les animaux qui l’avaient animée autrefois. Là, semblaient vivre en paix des palœthériums, des anaplothériums, des xyphodontes, précurseurs des mammifère qui vivent de nos jours ; des dinothériums et des mastodontes leur opposaient leurs masses taillées en pleine chair, comme si la Nature n’avait pas été à court de matière pour les mettre sur terre.

Des singes catarhiniens, ancêtres des anthropoïdes, grimpaient dans les arbres, cependant qu’au loin, on voyait des grands ours poursuivre des cerfs géants. Des hipparions paissant annonçaient nos chevaux et, dans un autre coin de cette prestigieuse propriété, devant un décor de glaciers artificiels, broutaient des mammouths à la massive carrure qui luttait avantageusement avec celle des mastodontes dont ils étaient la réplique brutale.

Mes deux petits amis dévoraient ce spectacle des yeux, dont le regard semblait vouloir embrasser toute la vision en une seule fois.

L’oncle leur avait donné de multiples explications sur ce qu’ils voyaient dans ce domaine et sur ses horrifiants habitants, mais, sitôt qu’il fut parti, – car ses affaires le réclamaient ailleurs, – les cousins se mirent à discuter à perte de vue, et principalement sur les personnages du premier plan, c’est-à-dire sur les ptérodactyles et les ramphorynques ; chacun d’eux affichait ses préférences ; l’un admirait le pseudo-oiseau à bec de toucan ; l’autre comprenait mieux que la Nature ait élaboré un être comme la grosse chauve-souris à longue queue.

Cette discussion allait-elle durer longtemps ? C’est que les deux jeunes gens étaient quelque peu ferrés sur la matière et leur oncle les avaient invités pour les récompenser. Ni l’un ni l’autre ne voulait rendre les armes à son partenaire. La conversation devint si vive, si animée que les deux cousins ne s’aperçurent pas qu’ils étaient seuls maintenant dans l’immense parc et que la nuit était complètement venue. Tout à coup, ils se turent et reculèrent, quelque peu inquiets.

« Nous n’avons cependant pas la berlue, opina Édouard, en continuant son mouvement de retraite.

– À moins que cette chaleur… ce grand air ?… » concéda Henry.

En tout cas, il leur sembla à tous deux que la mer déferlait sur la « plage » de Charlestone comme une vraie mer, envahissant insensiblement mais sûrement le sol, si bien que nos jeunes amis avaient beau reculer, le flot gagnait quand même sur eux. Les vagues s’élevaient également dans l’air à des hauteurs peu ordinaires, si bien que les deux jeunes gens, oubliant complètement le sujet de leur controverse, ne pensaient plus qu’à fuir cette plage se révélant soudain pleine d’embûches.

« Je sais ce que c’est, dit tout à coup Édouard, qui semblait avoir recouvré son sang-froid. C’est la lune…

– La lune ?… interrompit Henry, légèrement moqueur.

– Mais oui, la lune ; elle est plus rapprochée qu’à l’accoutumée et c’est elle qui produit cette marée gigantesque. Tu oublies que nous sommes revenus aux premiers âges de la Terre, » fit remarquer Édouard, qui semblait continuer un rêve déjà commencé, auquel cette promenade, au milieu de cette faune ressuscitée, n’était certainement pas étrangère.

En même temps, ayant levé les yeux vers les falaises, il lui sembla que les ptérodactyles secouaient leurs ailes membraneuses et prenaient leur vol ; les ramphorynques parurent vouloir les imiter et les deux enfants, se demandant s’ils rêvaient, poussèrent deux cris qui se confondirent en un seul.

« Où nous sauver ? implora Henry, plus facilement effrayable que son aîné. Je ne vois pas d’abri, et nous sommes seuls pour nous défendre.

– Mais à la grotte, » répondit Édouard, avec une précision au-dessus de son âge.

En effet, derrière eux s’ouvrait une grotte qui n’existait pas quelques instants auparavant.

« Remontons là-dedans, et le plus haut possible, conseilla Henry ; il faut d’abord nous mettre à l’abri du flot s’il monte jusqu’ici ; ensuite peut-être que ces maudites bêtes perdront nos traces. »

La grotte semblait s’excaver à mesure que nos petits héros s’avançaient, comme si elle avait voulu les soustraire au danger couru par eux.

« C’est à se croire dans un pays enchanté, » dit Édouard, qui avait remarqué cet élargissement continu des roches, s’écartant pour leur livrer passage.

Mais Henry poussa un cri d’alarme ; les horribles oiseaux avaient pénétré derrière eux et allaient bientôt les rattraper…

«  Au fond, au fond, cria Édouard, ou nous sommes perdus !

– Mais elle n’a pas de fond, répondit Henry ; on dirait un tunnel qui passerait sous la falaise… Ah ! pourquoi l’oncle John n’est-il pas là ? Il rappellerait ces bêtes, qui doivent lui obéir, puisque c’est lui qui les a amenées ici.

– C’est que le flot nous poursuit aussi. Jamais je n’aurai cru qu’il y avait de telles marées en Amérique.

– On a bien raison de dire que les voyages forment la jeunesse… »

Les deux jeunes Robinsons firent encore quelques pas dans leur nouveau domaine, puis ils s’arrêtèrent, paralysés par une peur intense… Des battements d’ailes formidables s’élevèrent, comme il serait difficile de se faire une idée même approximative, accompagnés d’une sorte de râle, à prétention de chant, et ce râle lui-même avait une rare amplitude – que rendrait bien imparfaitement le bruit d’un moteur.

« Ce sont des aéros, dit Henry en relevant la tête de nouveau. Ils vont nous tomber dessus, ajouta-t-il, en baissant cette fois instinctivement son chef.

– Des aéros dans une grotte ?… Tu ne la perds pas, des fois ? » répondit Édouard, qui, à son tour, inspecta le plafond de la caverne.

Le jeune Français ne put retenir une exclamation de stupeur : lui et son cousin n’étaient plus dans une grotte ; ils en étaient sortis sans s’en apercevoir, ou bien – puisqu’ils acceptaient l’idée de magie – le plafond de leur abri s’était évaporé ; il se pouvait encore que ce qu’ils avaient pris pour une voûte n’ait été que des vapeurs condensées qui s’étaient ensuite dissipées à leur insu.

Toujours est-il que, maintenant, les deux Robinsons se trouvaient égarés dans une sorte de cirque rocheux, surplombé par de hautes falaises à pic, et paraissant n’avoir aucune issue. Dans l’air légèrement violacé, voguaient, au gré des nuages, deux lunes, une verte et une jaune orange, éclairant les reliefs du sol de bizarres luminosités.

En promenant un regard circulaire autour de ce spectacle inattendu, nos amis aperçurent, à leur grande frayeur, de gigantesques chauves-souris qui voletaient lourdement et faisaient claquer leur bec avec un bruit comparable à celui de fortes castagnettes.

« Les ptérosauriens ! clama Édouard, avec un léger tremblement dans la voix.

– Fuyons, fuyons, cousin, s’écria le pauvre Henry, en cherchant à entraîner avec lui son aîné.

– Non, répondit Édouard, ne se croyant pas le droit d’avoir peur. D’ailleurs, ça ne servirait à rien, le bruit que nous ferions, en fuyant, attirerait leur attention. Tâchons plutôt d’atteindre une de ces grosses roches que j’aperçois sur notre gauche et dissimulons-nous derrière si nous le pouvons. Peut-être que ces monstres ne nous verront pas.

– Oui, acquiesça Henry, mais tu sais que ce sont des vespertillions et qu’ils voient clairs la nuit.

– As-tu quelque chose de mieux à me proposer, cousin ? »

Tout en parlant, ils avaient atteint un des abris indiqués par l’aîné et tous deux, se blottissant de leur mieux, attendirent les événements. La conversation prit bientôt un autre tour.

« D’abord, fit Édouard, il s’agirait de savoir à quel genre d’ennemi nous avons à faire. Ce ne sont certainement pas des ramphorynques ; on les reconnaîtrait à leur queue…

– Peut-être des dimorphodons… ou des ptéranodons ; ils sont très nombreux en Amérique, surtout dans le Connecticut, » répondit Henry.

La discussion allait-elle recommencer entre ces deux intrépides entêtés ? Lequel avait raison ? Peut-être tous les deux, car les deux espèces semblaient s’être émancipées cette nuit-là. La stupéfaction sans nom dans laquelle plongeaient nos petits amis depuis plusieurs heures – ou bien quelques minutes, qui aurait pu le préciser ? – s’intensifia encore et les deux cousins ne surent que penser, en voyant l’atmosphère changer de teinte à nouveau et les ptérosauriens, au nombre de deux seulement, se percher sur les roches abritant les Robinsons, dans une pose apocalyptique, leurs grandes ailes membraneuses repliées comme ces monstruosités dues au ciseau des Ymagiers du Moyen-Âge. Ces deux reptiles-oiseaux se mirent à parler.

Vous savez qu’avant le déluge toutes les bêtes parlaient ; c’est prouvé : elles jouissaient du don de la parole et l’on n’a jamais bien su pourquoi cet avantage leur avait été retiré. Il serait parfois intéressant de savoir ce que disent les bêtes. Toujours est-il que les deux ptérosauriens parlaient. Épouvantés plus qu’on ne saurait le dire, les deux enfants ne cherchaient plus à comprendre s’ils se trouvaient en présence de ptérodactyles ou de ptéranodons, encore que celui-ci fût un géant auprès de celui-là.

Bouche bée, nos deux amis écoutaient et ne pouvaient qu’écouter ; leur pensée, soumise déjà depuis un certain temps à une rude épreuve, allait chavirer tout à fait au spectacle qui s’offrit à leurs yeux au moment où ils s’y attendaient le moins. Le paysage s’était encore modifié. Les deux murailles de granit avaient fait place à deux immenses pans de verdure, et tandis que les ptérodactyliens montaient la garde auprès des cousins, une agglomération mouvante comme un énorme troupeau arrivait du fond de cette avenue nouvelle.

Édouard reconnut non sans stupeur des stégosaures, des brontosaures, des glyptodons, des scellidothériums, des mégathériums ; bref, toute la faune en ciment qui meublait le parc de son oncle John ; tous ces animaux défilaient comme une armée en marche et, quand ils furent près de nos collégiens effondrés, le ptérodactyle au bec de toucan fit claquer ses mandibules.

À ce signal, l’étrange cortège s’arrêta brusquement. Ce fut alors le ptéranodon qui prit la parole :

« Frères, dit-il, voici ce que nous avions à vous dire… Il y a trop longtemps que nous servons de spectacles aux hommes, à qui nous sommes supérieurs ; mais, fixés par leur méchanceté dans le ciment, pour toujours, dans ce parc qui n’est qu’une caricature du domaine que nous habitions il y a des millions d’années, il ne nous restait plus qu’à nous révolter, ce que nous avons fait.

Pour montrer aux hommes que nous les valons, nous allons plonger ces deux-là dans les eaux pétrifiantes du lac voisin, et quand ils seront suffisamment pétrifiés, nous leur ferons prendre notre place dans le domaine de Charlestone ; à notre tour, nous irons leur rendre visite. Nous vous convions donc, d’ici quelques jours, à l’inauguration du musée anthropologue où, à votre tour, vous pourrez contempler l’homme et l’étudier à loisir… »

À l’audition de cette effroyable sentence, en entendant qu’ils allaient être plongés dans les eaux pétrifiantes, les deux pauvres enfants poussèrent un cri qui n’avait plus rien d’humain et…

… Et notre ami Édouard se réveilla, tout en sueur, car tout ceci n’était fort heureusement qu’un rêve, un cauchemar qui fut vite dissipé et qui n’avait été provoqué que par une trop longue contemplation des merveilles paléonzoologiques de l’oncle John. Quant à Henry, couché aux côtés de son cousin, sur l’herbe, il n’avait fait qu’un somme, tandis que le bon Josuah, le nègre de confiance du millionnaire, attendait tranquillement le réveil de ses jeunes maîtres pour les conduire auprès de leur parent, qui commençait à être quelque peu inquiet de leur absence.

Honteux du rêve qu’il venait de faire, Edouard, plein de rancune, ne put s’empêcher de dire, en passant devant les ptérodactyliens en ciment :

« Oh ! les sales bêtes. Elles n’ont même pas de poil aux pattes ! »

Soulagé par cette vengeance bien anodine, notre petit bonhomme suivit alors Henry, qui lui-même suivait Josuah, et n’eut rien de plus pressé que de raconter à son oncle l’étrange rêve qu’il venait de faire.
 
 

 

_____

 
 

(Gaston Bertrand, « La Page des enfants, » in Le Petit Courrier, quotidien républicain régional, quarante-quatrième année, n° 238, jeudi 26 août 1926 ; Alberto Savinio, « Souvenir d’un monde disparu, » huile sur toile, 1928 ; gravure d’Adolphe-François Pannemaker, « Le Monde primitif, » 1857)