Dans la rue Plaisance, en Avignon, s’élevait en 1749 l’hôtel du vieux marquis Gaspard de Mérindol.
Il était situé dans cette petite ruelle qui existe encore, et qui, parallèle à la rue du Mail, va de la rue Joseph-Vernet, avec laquelle la fait communiquer un passage voûté, au rempart de l’Oulle, jadis appelé l’allée des Veuves. Entre les rues Plaisance et du Mail, se trouvait, rue Calade (Joseph-Vernet aujourd’hui), la chapelle de Notre-Dame-de-Lys, bâtie sur l’emplacement où fut depuis la maison des hoirs Morel. Les derniers vestiges de cette ancienne église ont disparu en 1883.
Lorsqu’on passe dans ces deux petites rues solitaires, où l’herbe pousse entre les pavés, et que séparent les murs élevés d’un jardin entourant une antique demeure, on est frappé du calme et du silence qui y règnent, à deux pas de cette rue Joseph-Vernet, une des plus animées de notre ville. C’est à croire que tous les bruits du monde viennent expirer à l’entrée de ce quartier tranquille et retiré ; on se figure presque être à la campagne et, comme le dit notre ami Paul Manivet dans son ouvrage Les Rues d’Avignon :
Coin d’autrefois, calme Plaisance,
Là, meurent les cris citadins.
Comme, le long de ces jardins,
On s’attarde avec complaisance.
Le marquis de Mérindol s’était fixé dans cette rue calme et déserte pour y finir les dernières années d’une existence plus qu’agitée. En effet, le vieux gentilhomme avait autrefois brillé à la Cour des vice-légats, Rainier d’Elci (1719-31) ; Bondelmonte (1731-39) ; Lercari (1739-44) ; et on parlait encore sous Mgr Aquaviva, le vice-légat d’alors (1744-54), de ses prodigalités, de sa richesse immense, des scandales dont il avait été le héros, de ses bonnes fortunes inouïes, de ses duels sensationnels, bref, de la vie de bâton de chaise qui, si longtemps, avait été la sienne. On allait même jusqu’à dire que, bien qu’il fût terré dans son hôtel, il avait parfois de tardifs revenez-y, et ne renonçait pas encore tout à fait à Satan, à ses pompes et à ses œuvres.
C’est avec admiration qu’on racontait tout bas, en le voyant passer dans la rue Calade, droit comme un I, souriant, et regardant les jolies femmes, en secouant son jabot couvert de tabac d’Espagne, c’est, disons-nous, avec admiration qu’on disait que les plus belles dames d’Avignon avaient jadis été ses victimes. Le vice-légat d’Elci lui avait infligé, racontait-on, un mois d’arrêts pour avoir tué en duel, au pied de la tour de l’escoute, près Champfleury, le baron de Puyméras, dont il venait d’enlever la femme après lui avoir gagné mille louis au pharaon. À son tour, il avait eu un poumon traversé par le baron de Sérignan, dont la femme sortait de chez lui un matin à 9 heures. Soutenant le pari qu’il triompherait de la vertu des femmes de tous les officiers de la garde suisse, le marquis le gagna avec une incroyable audace, ci cinq duels, dont deux lui rapportèrent de superbes coups d’épée. Bref, marquises, duchesses, comtesses, baronnes, comédiennes du théâtre, alors installé au jeu de Paume de la rue Victoire, lavandières et blanchisseuses du Rhône, fermières de la Barthelasse, arlésiennes au type sarrasin et à la noire chevelure, tout lui était bon, et il pouvait passer pour un fervent serviteur du petit dieu Cupidon.
Un beau soir de 1749, le vieil hôtel de Mérindol s’anima plus que de coutume ; la comtesse de Sivergues, nièce du marquis, venant de Provence et retournant à Carpentras, où son mari était secrétaire du vice-recteur du Comtal, François Esbérard (il y eut deux vice-recteurs, Esbérard (1746-55) et Proyet, l’année 1755), passait quelques heures chez son oncle qui lui offrait la plus fastueuse hospitalité.
C’était une haute et puissante dame que Gabrielle de Sivergues, dont l’écu portait six verges d’or, d’après le cartulaire de l’abbaye St-Victor de Marseille. Elle était gaie, jolie, aimable, et, en descendant de son carrosse, tendit gentiment sa blanche main à son oncle qui la baisa avec galanterie. Puis elle monta les marches du perron au milieu d’une double baie de laquais portant des torches (c’était par une soirée d’hiver) et s’assit face au marquis, devant une table somptueusement servie.
M. de Mérindol céda à sa nièce sa propre chambre, admirablement exposée au midi, passa avec elle une partie de la soirée, puis la conduisit lui-même à son appartement, lui souhaitant bonne nuit et l’embrassant paternellement sur le front.
Marion, la camériste de Madame de Sivergues, la déshabilla lestement, et la jeune femme se glissa dans le grand lit aux épais rideaux surmontés d’un lourd baldaquin. Elle regarda quelques minutes la chambre à la tapisserie aux grands ramages, et s’endormit au bout d’un moment, fatiguée qu’elle était du voyage. Jamais d’ailleurs la comtesse n’avait rencontré meilleur lit, matelas et oreillers plus doux, plus mœlleux, dans lesquels s’enfonçait voluptueusement son joli corps d’une blancheur de satin.
Elle fut bercée d’un songe étrange ; de nombreuses femmes, en robes de soie avec paniers et falbalas, poudre et mouche assassine, voltigeaient autour d’elle, en lui souriant gracieusement. D’autres, à la mise moins élégante, se joignaient aux premières, s’entortillaient dans les rideaux et dans le ciel-de-lit, et s’asseyaient sur le baldaquin ; toutes avaient des ailes de papillon. Et ces jolies dames, le sourire aux lèvres, semblaient lui souhaiter la bienvenue, tenant à la main quelque chose de long, mince, soyeux, de nuance plutôt sombre, et qui flottait en même temps qu’elles. Une charmante femme blonde, dont le seul costume consistait en ses ailes diaprées de rouge et de noir, agitait elle aussi un objet du même genre, que Madame de Sivergues reconnut pour une longue tresse de sa chevelure blonde comme celle de Vénus.
Le lendemain matin, la jolie comtesse raconta à son oncle son rêve qui, loin de l’effrayer, l’avait beaucoup divertie ; elle s’était trouvée très bien au milieu de ces belles et gracieuses dames planant comme des sylphes autour de sa couche, et en fit au marquis un récit détaillé. Celui-ci se mit à rire, en montrant sa mâchoire édentée.
« Ma chère enfant, dit-il, cela me prouve que ceux-là ont raison qui disent que ma chambre est hantée ! Ne vous effrayez pas, ajouta-t-il, en voyant la comtesse faire un mouvement de surprise, je veux dire hantée dans le sens agréable du mot. Ces dames que vous avez vues sont les ombres de mes anciennes amies, qui reviennent la nuit voltiger autour de mon lit, attirées qu’elles sont par le souvenir de chacune d’elles qu’il contient.
Oui, continua-t-il, j’ai coupé à chacune de mes maîtresses une longue natte ou une tresse de cheveux ; je les ai mises de côté, et, à la fin de ma vie, ai voulu m’en faire un oreiller pour que ma tête reposât sur ce qui avait été l’ornement de leurs têtes charmantes, de façon à me rappeler de ravissants souvenirs. Mais il y avait tant et tant de cheveux, de nuances différentes et en si grande quantité, que mon marchand a eu de quoi faire non seulement l’oreiller, mais encore deux matelas sur lesquels je m’étends avec joie et bonheur, et qui ont servi cette nuit à reposer vos membres fatigués. Oui, ma chère enfant, votre belle chevelure, vos épaules, vos reins, etc., etc., ont frôlé la toison des plus jolies filles d’Avignon et du Comtat, qui ont doucement, délicieusement plié sous le poids adoré de votre joli corps ! Elles vous ont souri et sont venues vous voir comme elles le font pour moi, et, ainsi que Don Juan, j’ai chaque nuit la visite de mes… victimes, qui, vous avez pu le voir, ne me veulent aucun mal. Elles me sourient gracieusement depuis l’au-delà, en attendant de nous trouver réunis dans un monde meilleur ! »
La comtesse ne répondit rien, mais, le soir même, elle repartait pour Carpentras, où elle arriva furieuse du sans-gêne de son vieux muffin d’oncle, qui l’avait fait coucher dans une chambre hantée, et sur des oreillers et matelas faits avec les cheveux des trop nombreuses dames qui l’avaient précédée dans ce lit. La pensée que son corps n’était défendu que par quelques épaisseurs de toile, des nombreuses tignasses des maîtresses du marquis, lui était désagréable au possible. Dans son hôtel voisin de la Rectorie, il lui sembla que son matelas était aussi doux que le chevelu matelas du marquis, et souvent elle vit en rêve toutes les dames avec leur sourire et leurs ailes de papillon, au milieu desquelles trônait son oncle avec des jambes de satyre et des ailes de chauve-souris.
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(Amédée Gros, « Contes historiques, » in La Semaine d’Avignon, trente-cinquième année, n° 2073, mercredi 10 novembre 1915 ; John Everett Millais, « The Bridesmaid, » huile sur panneau, 1851 ; Dante Gabriel Rossetti, « Lady Lilith, » huile sur toile, 1866 ; « Woman Combing Her Hair, » aquarelle, 1865)