Vous savez comment cela se passe. Coude à coude sur cette flottante île déserte appelée paquebot, si réservés soient-ils à leur ordinaire, ils finissent, n’est-ce pas, par engager conversation – du moins ceux de la même classe.
Ici, les liaisons s’étaient faites d’autant plus vite qu’au départ de Marseille on n’avait, en premières, chargé que des gens de lettres.
Cette mission française allait joyeusement, sur un lac d’huile bleue, vers l’Égypte, le soleil et les discours.
Même ceux qui prenaient la mer pour la première fois ne songeaient pas à être malades sur une eau plus tranquille que de l’air. Couvert de chaises longues où se prélassait la mission, le pont, assourdi de conversations et caqueteries, semblait une longue terrasse en fête où les fleurs mêmes figuraient, les dames romancières ayant reçu des corbeilles au moment d’embarquer. Elles n’étaient que six parmi le flot masculin, et chacune eût souhaité, c’est certain, être la seule. Nombre de célibataires ou maris sans leurs femmes ne demandaient qu’à coqueter avec la moins décorative ; car une traversée, quand elle est douce, outre qu’elle constitue un long désœuvrement, incite les âmes les plus dénuées de romanesque à rêver d’aventure et d’amour. Solution de continuité dans la vie courante, une traversée donne l’impression que tout ce qui se passe à bord ne compte pas. C’est pourquoi l’on y voit tant d’audace se manifester, même de la part des moins effrontés.
Au bout de quatre heures de mer, déjà s’étaient formés des groupes nettement séparés les uns des autres et décidés à rester agglutinés jusqu’à la terminaison du voyage. Chacune des femmes de lettres, même les deux rosettes de la Légion d’honneur, grisonnantes comme il faut nécessairement l’être pour arborer cette distinction, avait sa cour de jeunes et de vieux, copieux troupeau dont elle était la bergère charmée, six bergères qui ne demandaient qu’à voir toute la vie durer un tel succès. Mais la plus entourée était cette petite poétesse si jolie, une toute jeune orpheline qu’avait emmenée son vieil oncle l’académicien.
Du côté féminin, les cinq rivales murmuraient qu’au lieu de cette morveuse, il eût mieux valu prendre quelqu’une de leurs collègues et contemporaines dont l’absence était regrettable.
Du côté mâle, les rares « moins de trente ans » de la fournée disaient : « Quel dommage qu’elle écrive ! » Car le premier livre de vers de la petite avait eu du succès.
Entourée de ces dépits obscurs, l’innocente croyait sa ravissante jeunesse agréée de tous, croyait offrir sans ombres à ses compagnes et compagnons de voyage, don divin, la grâce de son sourire, la douceur de sa voix, l’harmonie de ses gestes, la première fleur de son petit génie émouvant.
Elle avait, en plus du reste, le charme étonnant d’être simple jusqu’à la naïveté, modeste jusqu’à la gêne. On l’avait élevée, seule de son espèce, loin de l’outrecuidante jeunesse d’aujourd’hui. Cette croisière dont elle faisait partie représentait la récompense due à son effort littéraire.
Pour une fois peu académique :
« Si tu es capable, avait dit le vieil oncle, de me torcher un volume de vers sans bolchévisme dans la forme, je t’invite à la tournée égyptienne. »
Et cubisme, dadaïsme, toutes les tentations repoussées, la petite était restée classique dans sa fraîche nouveauté. N’ayant même pas, dans ces poèmes, introduit l’e muet sans élision ni fait rimer les singuliers avec les pluriels, elle était allée jusqu’à conserver la consonne d’appui, ce qui n’avait rien gâté, tout au contraire ; car on ne fera croire à personne que les brouillons actuellement publiés sous le vocable vers soient autre chose que de la paresse et de l’ignorance, l’une étant la conséquence de l’autre.
« Nouvelle étoile ! » disait en substance le chœur des journaux. L’académie patronnant la jeune fille avait fait plus de la moitié de son triomphe, cela va de soi : l’oncle était une puissance à Paris ; et le talent tout seul, surtout représenté par un être jeune et beau, court le risque d’être soigneusement étouffé, si les salons n’ont pas intérêt à veiller sur lui. À vingt ans, on ne sait pas cela. La fragile inspirée croyait que les humains étaient des poètes comme elle, c’est tout.
*
Au premier crépuscule de la traversée, elle chercha sans y parvenir à rester seule dans ce coin de bastingage d’où elle eût si longuement regardé l’horizon rond de la pleine mer et, de plus près, les dessins d’écume formés par la calme Méditerranée autour du bateau.
À l’instant rejointe par huit ou dix hommes, elle dut faire partie d’une discussion littéraire. Elle espérait que sa cour se coucherait tôt. Mais il lui fallut descendre à sa cabine sans avoir obtenu cinq minutes d’isolement.
Après le thé du second jour, des petits cris féminins signalèrent des marsouins à bâbord.
Ces dames de lettres croyant à des requins, puis à des dauphins, un érudit vint pour elles développer son savoir. Quand le sujet fut épuisé, les gros poissons étaient loin.
« Moi, dit la jeune fille, jusque-là muette, je crois que c’étaient des sirènes.
– Naturellement !… fit une voix pincée de femme.
– Elle a vu les marsouins avec ses yeux de poète… » remarquèrent les hommes d’âge, assez charmés.
Et l’érudit disserta sur les sirènes qui, dans la conception des Grecs, étaient plutôt des sortes d’oiseaux.
La petite fut scandalisée.
« J’aime mieux celles d’Andersen !… » s’écria-t-elle.
Personne ne la contredisait. Elle était le bébé de la compagnie.
« Depuis que je suis toute petite, je les aime, confia-t-elle. Je les cherchais dans les flaques, à Villerville. Un jour, on a dit qu’il y en avait une au Havre, chez des montreurs. J’ai pris le bateau avec ma gouvernante. Nous avons eu tant de peine à la trouver ! C’était dans l’arrière-boutique d’un marchand de vins. On nous a ouvert un long, long cercueil, et, pour vingt sous par personne, on nous a montré un affreux lamantin empaillé, avec des colliers de verre autour des ouïes. Je n’ai jamais été si déçue !
– Qui est-ce qui a entendu parler de celle du graveur Ciolkowski ? » demanda la moins jeune des romancières, ramenant avec vigueur l’attention sur elle.
Et l’histoire fut tout au long racontée par cette dame, et commentée par tous.
Ensuite, on parla des curieuses fabrications japonaises qui imitent si bien la toute petite momie d’une dame-poisson. Au moment où fut sonné le dîner, on venait de quitter les sirènes pour aborder le serpent de mer. On le continua par petites tables. La jeune poétesse ne disait plus rien.
Troisième jour de navigation, troisième soleil couchant.
Amassés devant le grand théâtre de l’horizon, les écrivains regardent le soleil descendre dans la mer, y disparaître, on dirait, pour toujours.
Comme des peintres devant le même modèle, chacun essaie, dans son esprit, de copier avec des mots le spectacle d’azur sombre et de rouge clair. Des pages de roman, des chroniques de journaux, des articles de revue se préparent dans leurs esprits. Mais aucun n’a garde de parler, par crainte de se voir voler ses trouvailles.
C’est à ce moment que la petite poétesse, à son aise entre chien et loup pour rougir sans qu’on la voie, se met, sans préambule, à dire les vers qu’elle a écrits la veille au soir dans sa cabine. Sa voix légère de jeune fille monte dans le silence, soutenue par le ronronnement de la machine, le bruit de soie de l’eau calme écartée au passage.
C’est un poème sur les sirènes qu’elle a vues hier, tandis que les autres ne voyaient que des marsouins.
Son désir ingénu des jeunes filles écailleuses est véhément comme ses vingt ans, harmonieux comme sa silhouette, ombre chinoise dont les mains se tordent dans l’ardeur du lyrisme.
Une émotion passe, malgré les jalousies. L’appel éloquent de cette enfant, appel au mystère de la mer, est, pendant un instant, ratifié par tous les cœurs.
Quand elle a terminé ses strophes, une sorte de sourd et long soupir collectif, au lieu de battements de mains, salue la beauté charmante du poème et de la poétesse. Des gestes se tendent vers elle. Le brouhaha des félicitations commence.
La cloche du dîner…
*
À tribord, un bruit mouillé se plaque contre le flanc du navire. Un sabord est ouvert sur une cabine vide. Tout le monde est à table. Une forme singulière se glisse, onduleuse et phosphorescente, à l’intérieur du paquebot déjà nocturne, et tombe sur la couchette, nudité de nacre, enveloppée, couleur d’algue, d’une chevelure lourde et trempée.
*
La nuit était parfaite. Le ciel, un océan noir au-dessus des vagues noires, montrait des étoiles moins lumineuses que les feux du bord.
Tout en remontant sur le pont, les hommes allumèrent cigares et cigarettes, autres étoiles. Quatre des dames se mirent à fumer aussi. Chaque groupe se reforma dans les mêmes coins, comme mené par une vieille habitude.
Ce fut un « moins de trente ans » qui découvrit sa chaise longue occupée par une dame, septième représentante du sexe, passagère jusque-là restée dans sa cabine, évidemment, puisqu’on ne l’avait encore aperçue nulle part.
Une malade, à en juger par les couvertures qui l’enveloppaient, le manteau lourd qui couvrait ses épaules, le négligé de sa coiffure. Tordues par l’ondulation naturelle, des mèches luisantes descendaient le long de ses joues, se perdaient dans les ombres du manteau. La lumière douteuse du pont ne permettait pas d’enregistrer de plus précis détails.
Le jeune homme lésé n’osa tout de même pas réclamer sa chaise-longue. Mais il alla du côté des camarades et demanda tout bas :
« Qui est-ce ? »
Les têtes se tournèrent. Au bout de moins d’une minute, un chuchotement unanime courut :
« Qui est-ce ?… Qui est-ce ?… »
On conclut dans tous les groupes, pour finir, qu’il ne pouvait s’agir d’une littératrice. La liste des membres de la mission était là pour le prouver. Une simple voyageuse, présence hétéroclite, introduite dans le flot des écrivains ?
Intrigués, tous, maintenant, n’avaient plus d’yeux que pour l’inconnue. Leurs regards, petit à petit accommodés à la pénombre, commençaient à découvrir comme elle était mortellement pâle, à découvrir sa beauté presque terrifiante.
« Il faut trouver moyen de lui parler ! »
Ce n’était pas si difficile que cela.
« Moi, j’irai bien… » dit la petite poétesse, plus fascinée que les autres.
Mais, avant elle, un journaliste fut près de la chaise-longue impressionnante.
« Toutes ces cigarettes vous incommodent peut-être, madame ? »
Un silence général s’était fait. La réponse tardait à venir. Elle ne vint pas. L’inconnue tourna la tête vers l’interlocuteur et elle sourit. Rien d’autre.
Une étrangère ?
Il y eut huit hommes et deux dames pour se rapprocher avec empressement. En anglais, puis en allemand, la même question fut posée. Tous s’entre-regardèrent. L’étrangère souriait toujours, mais elle n’avait rien compris.
Un neuvième écrivain s’avança, qui savait un peu de russe. N’ayant rien obtenu de plus que les autres :
« C’est une Égyptienne, » déclara-t-il.
Et l’intérêt grandit à ces mots, car les Occidentaux qui n’ont jamais voyagé pensent que tout ce qui vient de l’Égypte est enveloppé de sortilèges pharaoniques.
La nouvelle se répandit d’un bout à l’autre du pont. Le rassemblement autour de l’énigmatique passagère se faisait de plus en plus dense. Et, puisqu’elle ne comprenait aucun langage connu, les gens se mirent à parler sans se gêner.
« Elle a l’air d’avoir les yeux bien clairs, pour une Égyptienne !
– Vous avez vu ses mains ?
– Elle a une peau !… C’est de la perle ! C’est orienté. Ça brille dans l’ombre, on dirait.
– Moi, dit la doyenne des romancières, ce que je trouve le plus curieux, c’est que son manteau et ses couvertures sont exactement pareils aux miens. C’est à croire qu’elle a pris tout ça dans ma cabine !
– Oh ! moi, fit la petite poétesse, ce que je trouve extraordinaire, c’est sa chevelure. Et puis ses yeux !… Et sa bouche ! Et tout !… Qui est-elle ?… Elle est peut-être muette ?… »
L’étrangère écoutait les voix. Elle sembla si charmée par celle de la jeune fille qu’elle allongea les doigts vers elle. Surprise ! Sous le manteau, ses bras étaient nus.
Un matelot passait.
« Qui est cette dame ?… questionnèrent une dizaine de personnes.
– On ne sait pas !… répondit l’homme. Sans doute une infirme. Elle a sonné pendant le dîner des premières et s’est fait monter sur le pont par signes. »
Cette réponse fit sensation.
« Si nous interrogions le commissaire du bord ? proposa quelqu’un. Il doit savoir. »
Il fallut aller le chercher, ce qui demanda quelques moments pendant lesquels les commentaires continuèrent. De plus en plus rapprochée, la mission se passionnait. Le sphinx humain souriait toujours, nullement incommodé par cette grandissante et admirative curiosité.
« Voilà le commissaire ! »
Il toucha sa casquette marine, cligna des yeux.
« Ça, c’est bizarre !… grommela-t-il. Cette dame-là n’est pas mentionnée au départ. »
Il se rapprocha d’un pas.
« Quel est le numéro de votre cabine, madame ?
– Inutile !… lui cria-t-on de toutes parts. Elle ne comprend pas. »
Il appela :
« L’interprète ici, tout de suite !
– Enfin ! On va savoir ! » murmura d’une seule voix le chœur. Et bientôt, la petite foule s’écarta pour laisser passer l’interprète.
« Parlez-lui arabe ! C’est une Égyptienne ! »
L’interprète parla arabe. Ce fut une désillusion. Elle n’était pas égyptienne. Elle ne comprenait pas mieux qu’en anglais, en allemand ou en russe.
Quelques mots d’italien, d’espagnol, de hongrois, de roumain, de serbe, de grec, restèrent sans nulle réponse.
« Ça, c’est fort ! » gronda le commissaire en tapant du pied.
Il s’avança, criant comme à une sourde, et faisant des gestes explicites :
« Vos papiers !… Montrez vos papiers !.. »
Elle devait sentir, voir l’excitation qui s’amplifiait autour d’elle. Son sourire se répandait sur tous. Elle se souleva, le menton haut, ferma ses yeux démesurés et se mit à chanter.
Il n’y avait pas de paroles. À la première note, un frisson immense courut. Les quelque quarante humains présents firent, malgré eux, un pas en avant. Cependant, le commissaire eut le courage de murmurer : « C’est une folle ! »
Il se tourna vers le commandant qui paraissait, prévenu par un matelot, peut-être, ou attiré contre son gré par un chant qui commençait à remplir la nuit.
« Commandant, il nous en arrive une bonne ! Voilà une passagère non signalée, qui ne veut pas répondre, qui ne veut pas montrer ses papiers !
– Pas montrer ses papiers ?… » s’exclama le commandant.
Et la colère de ces deux hommes était si manifeste que la chanteuse se tut.
On eût dit qu’une lumière venait de s’éteindre.
« Qu’est-ce que c’est que cette aventurière-là ?… continua le commandant. Comment est-elle à bord ? Ah ! commissaire, c’est une drôle d’histoire pour vous ! »
Un chuchotement universel se propagea :
« C’est une aventurière ! Une aventurière ! Elle n’a pas de papiers !… Pas de papiers !… »
Et le commissaire, blême de peur et de colère, osa secouer le bras nu de la créature indéchiffrable.
« Vos papiers, entendez-vous ? Vos papiers !…
– Vos papiers !… répondit en écho l’assistance.
– C’est une espionne !… » dirent plus haut les romancières.
Mais la petite poétesse, effondrée au pied de la chaise-longue, sanglotait.
« Elle va voir à l’arrivée !… menaça le commandant. À Alexandrie, nous allons rire !
– Nous allons rire !… » répéta le chœur en courroux.
Des gestes violents se rapprochaient. Le commandant à son tour fut près de l’inconnue.
« Madame… » commença-t-il sur un ton injurieux.
Mais il n’en dit pas plus long. Rejetant couvertures et manteau, d’un seul coup elle apparut, le buste entièrement nu, les seins lumineux, fit un signe incompréhensible à tous ceux qui l’entouraient, un grand signe où l’on devina le mépris le plus passionné. Puis, glissée de sa chaise-longue, avec le bruit et les mouvements que font les phoques quand ils sont hors de l’eau, serpentant et rampant sur sa queue phosphorescente, avant qu’un geste eût eu le temps de la retenir, elle parcourut les planches du pont, saisit à deux mains le bastingage, et, suivie de sa chevelure gigantesque et tordue, plongea dans la mer nocturne qui se referma sur elle avec mille éclats de feu.
Il fallut un instant pour que le cri sortît de toutes les poitrines :
« Un sirène ! C’était une sirène ! »
Alors, véhémente, la petite poétesse se releva du fond de ses sanglots.
« Une sirène !… » répéta-t-elle à son tour. Et un rire d’horreur secoua ses épaules.
Celle qu’elle avait appelée dans ses vers et qui était venue, au lieu de l’écouter chanter, absurdes et impitoyables, les humains lui avaient demandé ses papiers !
À son tour, elle alla vers le bastingage. Et, penchée sur le mystère refermé des eaux, ses larmes tombaient dans la mer, une à une, comme des perles douloureuses.
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(Lucie Delarue-Mardrus, in Candide, grand hebdomadaire parisien et littéraire, cinquième année, n° 235, jeudi 13 septembre 1928. Illustration de couverture de La Vie parisienne, soixante-troisième année, n° 31, samedi 1er août 1925 ; « La Sirène d’Aden, » carte postale photographique, Hôtel de l’Europe, Oriental and General Stores, I. Benghiat Son, c. 1910 ; « Conseils à la nouvelle, » illustration de Georges Léonnec pour La Vie parisienne, soixante-troisième année, n° 26, samedi 27 juin 1925 ; « La Ruse d’une sirène, » illustration de Chéri Hérouard pour La Vie parisienne, 1921)