CHAPITRE II

L’ORGANISATION DU BONHEUR

 
 

Quand, après un mois d’un labeur acharné, Glaber, suivi de sa fille et de Barrel, débarqua sur le quai de Montélimar, il perçut aussitôt la transformation décisive qui, en quelques jours, avait métamorphosé la petite ville. Des gens qui attendaient des trains se bousculèrent pour le voir. Dans la cour, sous les platanes qu’éventait le mistral, une foule s’affairait. Car, en quelques jours, la population de la ville s’était élevée à 20.000 âmes. Non seulement des environs, – c’eût été peu de chose ! – mais de la France entière, de toute l’Europe et des autres parties du monde, des hommes d’État, des délégués officiels, des savants et de simples curieux affluaient à Montélimar. Des trains spéciaux les vomissaient en tas sur les quais du P.-L.-M., qu’il avait fallu agrandir d’urgence et qui étiraient au-delà de la minoterie Hygonet leur ligne d’asphalte brûlée de soleil. Les hôtels submergés fonctionnaient à plein. Même, ils ne suffisaient plus. La municipalité avait fait établir des baraquements qui encombraient toute la superficie du Champ-de-Mars et dans les prés, entre les routes de Rochemaure et du Teil, on édifiait en hâte d’immenses caravansérails.

Le spectacle des rues de Montélimar était fabuleux. Une foule s’y agitait où l’on parlait tous les dialectes du monde. Les envoyés du Négus d’Abyssinie, dans leurs burnous à broderies ocres, et ceux des maharadjas hindous aux épais turbans de flanelle avaient envahi l’hôtel de la Croix d’Or. À l’hôtel des Princes s’entassaient les Chinois, de petits hommes sournois aux yeux bridés, et les Américains du Sud, bruyants, bavards, étincelants de bagues et de diamants. On se précipitait à l’hôtel du Louvre pour voir des Espagnols noirs et basanés fraterniser avec des Scandinaves flegmatiques et blonds et, à l’hôtel de la Gare, on se montrait le professeur Grumblerkartoffel de l’Académie de Berlin qui, derrière ses lunettes d’or, jetait des regards féroces au docteur Stick de l’Académie de Londres. Et les autorités cherchaient en vain une petite place pour les délégués bolcheviks qui débarquaient de Moscou.

Glaber, qu’accompagnait déjà tout un cortège, prit au travers des allées. Et, brusquement, une stupéfaction le cloua au sol. À la place du tapis vert rasé, une statue s’érigeait vers le ciel, un bloc de bronze massif qui dépassait le fronton du théâtre, dressant en plein soleil une effigie humaine. Et cette effigie, c’était celle même de Glaber. Le prophète des temps nouveaux se dressait, solennel et hautain, dominant la houle mouvante des platanes, regardant par-delà les toitures, par-delà la ville, vers la courbe illimitée de l’horizon…

Glaber ne put s’empêcher de sourire, d’un sourire un peu mélancolique. Vraiment, ce n’était pas pour être coulé en bronze qu’il avait consacré sa vie à la science. Maintenant qu’était tombée la première fièvre du triomphe et des célébrations officielles, il redevenait l’homme simple, courageux jusqu’au martyr devant les idées, mais presque effacé dans la vie quotidienne. Il songeait à sa fille et à Barrel, dont ces événements fantastiques retardaient le bonheur. Et il éprouva une tristesse vague ; il sentit lui remonter aux lèvres cet arrière-goût d’amertume que laissent à ceux qui réfléchissent les choses les plus prestigieuses d’ici-bas.

Il se hâta de poursuite sa route, constatant à chaque pas la différence entre la petite ville qu’il avait laissée somnolente au pied de son coteau paisible et la ruche bourdonnante d’aujourd’hui.

Sur toute la longueur des allées, des établissements de plaisirs avaient remplacé les modestes cafés d’autrefois. Car on pouvait aujourd’hui se livrer au plaisir sans que l’arrière-pensée de la mort vînt corrompre le cours des jouissances humaines. Des maisons de danse, des maisons de thé, des salles d’auditions musicales, ouvraient, en une imposante enfilade, leur façades clinquantes au luxe criard, au dorures lourdes. Plus loin, un quartier tout entier était abattu. Sur l’emplacement s’édifiait une énorme bâtisse : c’était un théâtre nouveau que l’on avait voulu digne de l’ère de gloire et de prospérité ouverte à Montélimar par Frédéric Glaber. Et, de toute part, la ville, comme un décor qu’un ingénieux mécanisme change et déplace devant les yeux mêmes des spectateurs, se muait d’heure en heure en une cité nouvelle : la ville même de la joie, de la fraternité, du bonheur !

À Montélimar, comme dans la France entière, on avait procédé à l’application du grand principe, à la régénération de l’espèce humaine par Alpha et Oméga. Les médecins avaient été chargés de ces opérations longues et délicates. Bien plus, ils en avaient été investis du monopole d’application : ne fallait-il pas, en effet, leur donner une compensation, dès lors qu’ils ne tiraient plus leur subsistance de la maladie et de la mort ? Aux termes des dispositions légales, tout enfant nouveau-né recevait le précieux principe. En outre, son application, afin de donner toute sûreté, devait être renouvelée tous les 5 ans. Les médecins se mirent donc à l’œuvre. Selon la plus sûre technique, sous les indications de Glaber, – qui gardait d’ailleurs le secret fondamental de sa découverte, – ils répandirent parmi le monde le don de l’immortalité. On cessait de mourir ! Une joie absolue, complète, définitive, inondait les hommes. La nouvelle félicité traversait la vie comme un arc-en-ciel frais et lumineux traverse un ciel pur, après l’orage. Les vieilles nuées de la peur, de l’ignorance, de l’angoisse, étaient à jamais dissipées. L’air était plus léger, le vent plus doux, le soleil plus heureux. On goûtait la vie comme un nectar divin dans l’or ciselé des coupes !

La conquête du bonheur ! C’était ce sentiment que reflétaient tous les visages, c’était lui qui animait tous ces hommes allant et venant dans l’agitation joyeuse de la ville. D’ailleurs, toutes les formes de la joie étaient admises. Sur la place d’Armes, des groupes de pochards se cognaient aux arbres, éjectaient des refrains absurdes, en envoyant dans la poussière des filets de vins et d’alcool repris par le suc gastrique. Barrel haussa les épaules avec dégoût. La merveille ne servirait-elle qu’à éterniser la bêtise et la laideur ? Certes, si tous les hommes étaient intelligents et beaux comme des dieux, il vaudrait la peine qu’ils s’immortalisent. Mais ils n’étaient jamais que des hommes, et ils restaient soumis à la même médiocrité, esclaves des mêmes vulgarités et des mêmes instincts.

Au milieu de ces manifestations brutales, Barrel fut heureux de rencontrer l’abbé Ligès, vicaire à Sainte-Croix : prêtre exemplaire, d’une bonté et d’un dévouement inépuisables, il considérait cette foule en tumulte avec un mélange de tristesse et de pitié. Barrel, en religion, était sceptique, mais il l’était avec politesse et bon goût ; il aimait et respectait l’Église où il voyait une force morale et sociale prodigieuse. Abolir la mort était, certes, une grande œuvre, mais combien elle paraissait brutale, et pour ainsi dire simpliste, en présence des magnifiques floraisons de vertus d’art, de grandeur et d’héroïsme qui s’étaient épanouies au cours des siècles dans l’ombre majestueuse des cathédrales ! Cependant, Barrel s’informa : les vieux dogmes n’étaient-ils pas périmés, puisque les hommes étaient maintenant maîtres de la vie et de la mort ? Ne croyait-on pas entendre le pas des suprêmes fossoyeurs qui portaient dans le tombeau de l’histoire le cadavre du dernier dieu ?

« N’en croyez rien, répondit l’ecclésiastique. La science humaine est trompeuse. Elle se contredit incessamment. Bientôt, on découvrira que la découverte de Frédéric Glaber n’a pas les mérites absolus qu’on lui confère. Souffrez que j’éclaire ma pensée par un exemple : toute l’antiquité et tout le moyen âge ont vu le monde à travers le système de Ptolémée : il constituait le dogme scientifique. Puis Galilée enseigna le contraire et la science proclama la nouvelle formule avec autant de conviction et d’ardeur qu’elle en mettait précédemment à enseigner le système de Ptolémée. Pendant des siècles, on fut persuadé que le Soleil tournait autour de la Terre. Après Galilée, on promulgua comme une irréfutable vérité que c’est la Terre qui tourne autour du Soleil. On fulmine cette « vérité » dans les manuels. Mais voici qu’Herbert Spencer a mis en doute le mouvement de la Terre et que l’un de nos plus grands savants, Lucien Poincarré, a fait ressortir que la rotation de la Terre ne serait jamais qu’une hypothèse puisqu’elle échappe à notre vérification directe et qu’il ne fallait pas dire : « La Terre tourne, » mais : « Tout se passe comme si la Terre tournait. » Entre les deux formules, il y avait plus qu’une nuance.

– Cependant, objecta Barrel, les faits sont les faits et vous ne sauriez les nier sans inconséquence. Or, on se meurt plus, c’est un fait. »

L’abbé attendit un instant pour laisser passer un cortège maçonnique : des hures et des trognes échauffées derrière une ferraille brinquebalante de triangles et d’équerres, et reprit :

« C’est là le triomphe éphémère de l’esprit des ténèbres. Dieu permet parfois que Satan paraisse l’emporter et asseoir son empire, afin de mieux faire éclater son éternité et sa vérité. La mort n’est pas vaincue ; elle ne peut pas l’être. Elle est voulue par Dieu qui lui a assigné son rôle dans l’économie générale de l’univers. Elle y a sa raison profonde : « La mort, disent nos Écritures, est le châtiment du péché, » et St-Paul dit aussi : « C’est par le péché que la mort est entrée dans l’univers. » La grandeur de l’homme, c’est précisément d’accepter la mort comme un sacrifice et comme une expiation. N’en doutez pas, rien ne prévaudra contre Dieu et son Église. Glaber et son invention finiront dans un châtiment terrible. Je suis assuré du triomphe final, au jour suprême où Dieu jugera toute chose à son terrible tribunal. »

Il s’éloigna, pensif. Sa silhouette noire se perdit dans la foule. Barrel attendit près de la fontaine. Jeanne Glaber devait l’y rejoindre. Elle vint, blanche et blonde dans le soleil qui, déjà bas, s’écoulait en nappes obliques dans les platanes. Son regard l’enveloppa, comme une caresse. Elle était souple et jeune. Il semblait que toute l’éternelle jeunesse de la Terre fût en elle, et toute l’éternelle jeunesse de l’Amour. Il ne vit qu’elle, elle seule, dans le tumulte de la foule mouvante. D’un accord tacite, ils voulurent échapper à la ville bruyante. Ils remontèrent la Grande-Rue où flottait les drapeaux et les oriflammes des perpétuelles fêtes qui célébraient l’hégire du bonheur. Bientôt, par la montée ombragée qui tourne en lacets sous les arbres, ils atteignirent au-dessus de la ville le plateau de Narbonne. C’était le soir.

L’immense horizon développait devant eux son décor bigarré de plaine et de montagnes. Nul bruit ne montait vers le petit mur de pierres, au rebord du plateau, d’où ils contemplaient la nature développant la luxueuse multiplicité de ses formes. La vieille citadelle des Adhémar haussait le profil rébarbatif de ses murs aveugles. À l’angle de la courtine, une échauguette dominait la place vide et solitaire où seuls quelques acacias ébouriffaient leur chevelure verte. Et, en face, c’était le vaste déroulement de la plaine dont la perspective allait brusquement se briser au pied des montagnes de l’Ardèche. Rochemaure s’estompait dans la lumière affaiblie du soir. Le Rhône, invisible derrière les lignes de verdure, roulait ses flots lourds au pied de l’énorme falaise basaltique.

L’agglomération se tassait au bas du coteau et, dans l’enchevêtrement des toitures, ils distinguaient à peine le lacis des quartiers et des rues. Le fronton de la porte Saint-Martin émergeait de cet ensemble anonyme, à demi masqué par les arbres. Plus loin, c’était le tympan des Visitandines où l’on déchiffrait l’invitoire latin : Venite. Plus à gauche, le campanile de Sainte-Croix érigeait son architecture grêle, diminuée par la distance, perdue dans la houle montante des toitures.

L’immense apaisement des jours qui finissent descendait avec tendresse sur la plaine et la ville. Une mélancolie très douce enveloppait les choses pendant ces minutes crépusculaires, qui allaient mourir à leur tour dans le gouffre du temps où glissent à jamais les minutes les plus adorables et les plus belles… Eux aussi mourraient un jour… Mourir ? Pourquoi cette perspective funèbre leur vint-elle à l’esprit alors qu’ils n’avaient qu’un mot à dire, un geste à faire pour goûter à jamais l’ivresse de leur corps et de leurs baisers ? La question fut sur leurs lèvres, mais ils ne la formulèrent pas. Qu’importait de mourir, si, avant de descendre dans la nuit sans aurore, ils avaient connu ce grand amour dont le souvenir, si quelque chose de nous-mêmes subsiste après le tombeau, doit suffire à embellir l’éternité funèbre des morts et à consoler les vivants de sa fatale échéance ?
 
 

CHAPITRE III

L’AMOUR ET LA MORT

 
 

Des haies vives s’ébouriffaient au long du chemin et ses gerbiers, haussant leurs cheveux d’or au-dessus des prés tondus par la faux, étiraient sur le sol leurs ombres coniques. La campagne se déroulait, laissant à droite des villas égrenées dans les jardins et courant vers l’horizon que les monts de l’Ardèche cerclaient d’une barrière bleue.

Barrel et Jeanne Glaber suivaient le chemin entre les haies et les chaumes. Souvent ainsi, quand ils pouvaient s’abstraire des devoirs que leur imposait leur situation auprès du maître, des réceptions, des discours, des cérémonies officielles, ils allaient à travers la campagne où leur cœur s’harmonisait à l’éternel renouveau des choses, à la sève invincible qui faisait sans cesse jaillir du sol les herbes et les arbres, la splendeur diaprée des fleurs, le glissement argentin des ruisseaux et des sources.

Ils s’arrêtèrent près d’un bouquet d’arbres. La brise courait dans les feuilles avec un bruissement monotone. Ils étaient seuls avec leur cœur – et leur amour.

Il y avait longtemps qu’entraînés dans le tourbillon de ces événements formidables qui retardaient sans cesse leur bonheur, ils ne s’étaient trouvés dans cette confiante et loyale solitude où ils recommençaient, après tant de générations humaines, le vieux rêve, le rêve éternel, d’aimer et d’être aimé…

Barrel s’approcha de Jeanne. Il l’entoura d’un geste infiniment tendre, infiniment chaste. Tout près d’elle, il vit ses boucles blondes, toutes folles sous la brise, ses yeux bleus où il y avait du ciel et de la mer. Il se pencha et dit tout bas :

« Je vous aime. »

Elle ne répondit pas. Seulement sa tête s’inclina vers lui, glissa sur son épaule. Elle sentit qu’elle était à lui pour toujours, au-delà même de la vie, dans la mort.

La mort ! La froide et funèbre vision lui vint à l’esprit. Le mot lui monta aux lèvres et elle crut soudain sentir dans sa bouche le goût triste et fade, l’odeur morte et désolée que l’on respire dans les cimetières.

Elle leva le bras et dit :

« Regardez… »

Il suivit son geste. Par-delà la route de Valence dont la ligne rigide passait à quelque distance à leur droite, sa main désignait, sur le renflement du coteau, un îlot d’un vert sombre dans lequel se piquaient, de place en place, des blancheurs. Le cimetière dormait sous le soleil et les sapins, avec la même indifférence ironique, berçaient au balancement de leurs ramures tous ces morts oubliés qu’ils accueillaient depuis des années dans leur ombre.

En silence, ils se regardèrent d’un long regard profond et droit. Un secret était entre eux, dont ils ne parlaient pas. Par une convention tacite, jamais ils ne s’entretenaient du Grand Œuvre, de la découverte de Frédéric Glaber.

Barrel regarda au loin vers cette campagne heureuse et calme, que coupaient, au travers des labours, des ligne vertes de peupliers et dit, sûr de répondre à leur secrète et commune pensée :

« Il vaut mieux s’aimer et mourir… »

Elle inclina doucement la tête et dit tout bas :

« Oui… »

Ils s’assirent dans l’herbe drue où pointaient les tiges coupées des blés, et Barrel reprit :

« Ils réclament l’immortalité…Quand ils l’auront, ils la verront sous son jour véritable… C’est un don terrible et funeste. Ce qui fait le prix de la vie, c’est qu’elle est courte ; c’est d’être transitoire qui lui donne sa pleine et pénétrante saveur – telles les roses dont le parfum embaume davantage et d’autant plus enivre qu’elles ne durent qu’un instant… Un jour, j’étais allé dans le vieux Rochemaure. J’entrai dans le cimetière dont les tombes d’autrefois s’effritent autour de la vieille église en ruines. Près de la porte, sur la tombe d’un enfant qui mourut ayant d’avoir connu le sens mélancolique des choses, une touffe de roses souriait de toutes ses corolles épanouies. Symbolisme puissant des roses sur la porte du cimetière, symbole de la vie humaine dont les instants s’effeuillent les uns après les autres dans l’oubli mélancolique des jours. Et je pensais qu’un jour viendra où s’effeuilleront les dernières minutes de notre vie ; alors, nos destinées seront closes et le grand oubli nous recevra. Et, comme nous, et plus vite encore, mourront les petites roses du cimetière. Leurs pétales flétris s’éparpilleront sur l’herbe : elles retourneront à l’universalité des choses dont elles s’étaient un instant différenciées. Mais, avant de défleurir, elles auront mis la grâce d’un sourire dans la tristesse de ce cimetière, et parce qu’elles n’ont à elles qu’une seconde de l’éphémère durée, elles se font plus enivrantes, plus parfumées, plus belles. Elles n’eussent point mérité d’être chantées par les poètes, si elles étaient éternelles. »

Il continua :

« C’est la mort qui règle la vie. Le sens de la mort, c’est de donner un sens à la vie et leur pleine valeur à tous les instants dont elle tisse sa trame. Dans un sens profond, on ne conçoit pas la vie sans la mort. C’est parce que nous devons mourir, ô mon amie, que nous goûtons la douceur de vivre. »

Elle le regarda de ses beaux yeux calmes où la lumière se jouait en petits points d’or. Qu’avait-il besoin de philosopher davantage ? Elle savait toutes ces choses, et elle savait aussi que toute théorie est grise, tandis que l’arbre de la vie est florissant et vert : beaux fruits dorés qu’il fallait cueillir dans le jardin du rêve et de l’amour, avant que la mort… mais elle ne haïssait plus la mort dont la pensée donnait tant de battements à son cœur, tant d’ardeur à son bel amour. Et, parce qu’elle l’aimait, elle écouta la voix de Barrel comme une tendre musique :

« La mort est un élément nécessaire de la vie, où tout ne s’anéantit que pour se renouveler sans cesse dans la trame mouvante de l’éternel devenir. L’Amour et la Mort ! Double évocation qui émeut en nous cet arrière-fond mystérieux et primitif par lequel nous sommes en contact avec la vie universelle, car ce sont là les deux ouvriers de l’éternelle nature, les deux enfants divins qui s’en vont la main dans la main à travers le rythme des phénomènes. Et si nous éprouvons avec une intensité presque douloureuse l’écoulement des choses, la rapidité du bonheur et de la joie brève des corps, la pensée de la mort inévitable et de la décomposition finale rend les voluptés humaines plus aiguës, plus poignantes et plus âpres !… Car la Mort et l’Amour, le dieu couronné de roses et la déesse vêtue de noir, se tiennent aux côtés de l’homme et chantent à son oreille des stances alternées qui nous disent que nos minutes d’ici-bas sont d’autant plus merveilleuses qu’à mesure qu’elles passent elles se flétrissent sans retour. Il est dans la cathédrale de Tolède une pierre tombale avec ces mots : hic jacet cinis, pulvis et nihil ; poussière, cendre et néant, oui, mais parce qu’un jour nous rentrerons dans la mort, parce que nos corps passeront et qu’il ne restera rien des formes les plus savoureuses et les plus belles, il n’est que plus doux de les aimer dans la lumière qui passe et ne brille que pour s’éteindre. »

Elle reprit :

« Les hommes ne comprennent pas ces choses. Ils veulent ne plus mourir…

– Ô mon amie ! répliqua Barrel. Sentez-vous cette chose terrible : les hommes sont désormais condamnés au bonheur. Jadis, le plus cruel châtiment que l’on ait infligé aux coupables, c’était de les condamner à mort. Aujourd’hui, les hommes sont condamnés à un plus affreux châtiment ; ils vont condamnés à la vie. On leur impose le bonheur. On les courbe sous le joug de ce nouvel esclavage, l’esclavage du bonheur. Ils sont murés dans la vie, comme dans un caveau sur lequel les années vont s’entasser tels des blocs successifs et étouffants de roc et de granit. Ils seront broyés sous le poids des siècles comme un insecte sous une avalanche. Et sous l’accumulation implacable du temps, l’ennui, un ennui frénétique, énorme, impitoyable, leur pèsera aux épaules comme une chape de plomb plus lourde de jour en jour… »

Jeanne cueillit un coquelicot qui flottait, comme un papillon captif, à l’extrémité de sa tige flexible, et dit :

« Ils auront l’éternité, mais elle sera vide… »

Il répondit comme un écho :

« Vide… vide… Tous les plaisirs, toutes les voluptés, toutes les joies leur deviendront insipides. Le bonheur cesse d’être le bonheur quand il est affecté du cœfficient de l’éternité. Il faut le respirer comme une fleur rare, qui ne s’épanouit qu’une heure : s’il s’éternise, on se lasse de son parfum…

Et un jour viendra où, après l’ennui, le dégoût s’assoira en souverain maître sur les âmes. Ils tourneront en vain, tels des damnés dans l’Enfer ou des fous dans leur cage, autour du cercle étroit des voluptés possibles. Ils les auront toutes épuisées. Ils seront las de tout. Et ils seront las de la vie, car il n’y aura plus de borne à la peine et plus de terme au travail…

– Des forçats… murmura Jeanne.

– Oui, des forçats ; le mot n’est que juste. Ils vivront éternellement, mais éternellement ils seront soumis à la dure loi du travail. Leur immortalité ne les aura pas divinisés. À jamais il leur faudra renouveler le même effort, subir les mêmes fatigues. Et cela, toujours, toujours, sans espoir que la mort, la mort salutaire, la mort bienfaisante, leur procure la détente des efforts accumulés dans la grande horizontalité blanche de la mort. « Invideo quia quiescunt : je les envie parce qu’ils reposent, » disaient Luther dans le cimetière de Worms. Les hommes condamnés à être immortels ne se reposeront jamais. Les tortionnaires les plus atroces, les bourreaux les plus raffinés n’eussent jamais inventé un plus implacable supplice… »

Ils se turent. Le grand silence de la campagne les enveloppait. Ils se sentaient en harmonie avec la grande nature qui pousse les êtres les uns vers les autres et fait de leurs désirs et de leurs étreintes le cycle même de la vie. Jeanne était contre lui et il lui semblait que tout l’amour humain vibrait dans son cœur. Toutes les strophes des vieux livres où chante l’éternel désir des hommes : le Ramayana, la Bible, le Cantique, montaient en lui comme une musique profonde… Jamais il ne l’avait tant aimée qu’en cette minute exquise où il éprouvait à vif l’impression de la fuite des choses et de leur irrémédiable dissociation par le temps. Il ne voulait pas éterniser son bonheur, sachant trop l’intime contradiction d’un bonheur qui s’éternise. Son amour n’avait de charme et de beauté qu’à l’unique condition de se resserrer dans les limites de la vie éphémère. Son grand amour ! Il jaillit soudain dans son cœur, telle une source d’eau vive, claire, lumineuse et belle, qui sourdrait comme un jet d’argent dans un rayon de soleil. La notion de la mort et de l’universelle fatalité le rendait plus passionné, plus sincère et plus ardent. Ceux-là n’ont pas aimé qui n’ont pas connu des ardeurs profondes qui enivrent, non à la façon d’un alcool grossier, mais comme un vin rare et subtil. Belle fièvre d’amour, si aiguë qu’elle fait presque mal, mais de quel adorable mal et de quelle souffrance aimée… mélange unique de tous les élans de l’amour et de la certitude de mourir, des chaudes ardeurs enlaçant les corps éphémères dans le sentiment de leur séparation inévitable… Il était auprès d’elle et il ne se lassait pas de regarder son profil aux courbes si pures qui ressortait sur le fond bleu du ciel. Un jour, il le savait, rien ne resterait de cette enfant exquise et belle que l’ironique et cruelle nature n’avait formée que pour la rendre au néant. Ses yeux, ses yeux où il y avait de la vague et du nuage, se fermeraient dans l’ombre funéraire. La soie dorée de ses cheveux se déliterait dans l’implacable nuit. Ce cœur ne battrait plus, dont il sentait la palpitation tiède à travers le corsage. Mais il aurait connu cette grande exaltation d’aimer, dont la mort est comme la rançon et que l’on ne peut connaître qu’à la condition de mourir. La découverte de Glaber le plaçait en face de ce terrible dilemme, qui n’était plus maintenant un jeu d’hypothèses, mais une réalité immédiate : il avait à choisir entre une vie sans fin, mais privée de toutes les ivresses du sentiment et de la pensée – ou une vie brève, mais que les émotions rares et les nobles ivresses des passions hautes embelliraient de leurs magnifiques joyaux. Il avait choisi et il sentit que celle qu’il aimait avait fait l’identique choix, le seul qui convienne aux grands cœurs. Dans la chanson du vent, dans le frisson des fleurs et des herbes, sous cet horizon où pointaient les ifs ombrageant les blancheurs des tombes, ils scellèrent le pacte dans un long baiser.

Ils revinrent par le sentier que ouatait la paix dorée du crépuscule. La ville, la ville nouvelle où avait éclaté l’Évangile du bonheur, s’excitait au plaisir de tous ses feux électriques, du déferlement de ses musiques, du tumulte de ses fêtes. Mais parmi ceux – en quel petit nombre ! – qui avaient signé le refus prévu par l’article 5 de la loi constatant qu’ils se refusaient « librement et spontanément » à recevoir l’immortalité, on releva les deux noms de Barrel et de Jeanne Glaber…
 
 

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(Henry Guenser, in Journal de Montélimar et de la Drôme, soixante-quatrième année, n° 30 et 31, samedis 23 et 30 juillet 1921 ; « La Panacée universelle, » illustration de Carlo Farneti pour la collection artistique des laboratoires Somnothyril, c. 1931-32)