La neige avait cessé de tomber ; le soleil en faisait fondre déjà les couches menues et la plaine de glace luisait, nette et brillante comme une merveilleuse piste de blancheurs. Prêts, sur le siège de l’Autopolaire, Jean de Tresmes et Lionel Strattfort jetèrent un dernier coup d’œil au brick l’Alcyon, dont les mâts « dépassés » faisaient dans la brume grise l’illusion de deux croix noires plantées sur le calvaire livide de la coque chargée de frimas.

Une fumée s’élevait du navire, vivait, toute droite entre les vagues, et une lueur rouge, dans le hublot d’un sabord, indiqua le « carré » chaud où l’on buvait du thé en piquant des cartes antarctiques. À travers leurs masques, les deux aventuriers se sourirent et ils dirent en même temps : « En route ! »

L’auto vola sur la surface lisse, dans un élan de vitesse légère ; la brume qui flottait encore s’écarta, se releva en écharpes grises ; et ils se sentirent, avec une ivresse sacrée, s’enfoncer dans le silence et la solitude du pôle. La plaine de glace s’étendait à l’infini dans une uniformité si grande qu’ils auraient parfois douté d’avancer si le ronflement continu du moteur et le bruit frais de la glace fêlée par les pneus ne les eussent avertis de leur marche. D’ailleurs, au loin, commençaient à se dessiner sur le ciel bas des hauteurs neigeuses ; Tresmes, les montrant, murmura :

« Déjà les monts de la Terre Victoria ! nous avons fait plus de cent milles.

– Et comme nous les rangeons à gauche, nous allons traverser le quatre-vingtième parallèle. »

L’icefield qui s’étalait devant eux se modifia ; ils notèrent ces surfaces largement ondulées qui donnaient parfois à leur vitesse le balancement allongé d’un tangage de navire et l’élargissement de l’horizon, malgré la bassesse du ciel sous l’épaisseur des brumes, produisant une sensation d’espace et de liberté.

« On dirait, souffla Strattford, que nous avons quitté la terre ferme ; vois comme la glace a des teintes plus vertes et comme ses renflures que broient nos roues sont crêtées ainsi que des vagues.

– Ross croyait à la mer libre au Sud. À la débâcle, nous serions au milieu de l’eau.

– Ou dessous, avec le Polaire. »

Leurs propos étaient brefs, heureux, un peu tremblés comme dans l’émotion et dans l’attente du succès. S’ils continuaient à cette vitesse, si nul obstacle ne s’élevait, en dix heures ils seraient au pôle, les premiers ayant atteint ce point du désir et du mystère des hommes.

Pourquoi pas ? Leur machine se révélait admirablement sûre ; ils savaient leur provision d’essence largement suffisante ; un terrain merveilleux se dérobait sous leur avance. Tresmes remplaça à la direction Strattford, qui s’ensevelit pour dormir sous ses fourrures baissées. Sans un mot maintenant, presque sans bruit au milieu des blancheurs, l’auto roulait, vertigineuse, parmi cette nuit de fantômes.
 

*

 

Une secousse brusque d’arrêt tira l’Anglais de son rêve ; il leva sa visière de renard bleu et se dressa tout droit ; Jean de Tresmes n’était plus à ses côtés. Quelque temps, de ses yeux éblouis par le soleil, Strattford chercha son compagnon ; il le vit enfin à terre, à quelques pas de l’auto, dans une pose d’attention et de surprise, et le rejoignit d’un bond.

Une mer bleue se jouait à leurs pieds, d’un bleu rendu plus profond et plus pur par la nette et blanche cassure de la glace. Les bords de cette glace s’étendaient au loin en un cercle éclatant entourant, comme les parois d’une coupe d’albâtre, une onde remuée de saphirs et d’opales ; les rayons de l’astre, en se jouant parmi ces flots, les striaient de veines d’or, jaspures fluides et fuyantes qui glissaient dans la profondeur comme des poissons aux écailles brillantes. La vapeur légère, d’un bleu et d’un rose gazé de mauves, qui s’élevait au-dessus de cette nappe laissait l’horizon voilé d’inconnu.

« La mer libre ! s’écria Tresmes ; sous cette latitude, en cette saison !

– Ross avait raison ! murmura Strattford près de lui.

– Mais comment cela se fait-il ? Quels prodiges se jouent au pôle du monde ?

– Oh ! une barque, une barque, pour forcer le mystère. »

La pensée qui leur jaillit en même temps des yeux les effraya par sa concordance et la fatalité qu’elle imposait.

« À la nage, à la nage, » dirent-ils en même temps, se saisissant la main rudement l’un l’autre.

Ils jetaient sur la glace leurs pelisses lourdes, leurs vêtements marins, les bottes aux cuirs épais, se trouvèrent presque nus sous leurs buffles collants et souples, seconde peau imperméable, conservatrice de chaleur et d’énergie ; la mer reçut leur jetée, s’amollit autour d’eux en neiges d’écume, et ils commencèrent à s’avancer d’une coupe régulière et lente, écartant l’effort et la masse des eaux de leurs bras, comme des ailes. Au lieu du froid aux dents de scie dont ils avaient redouté la morsure, ils se jouaient dans un flot presque tiède, si léger et si dense à la fois qu’ils y sentaient leurs mouvements plus libres et leur corps comme porté.

Parmi le grésillement infini des petites vagues, leurs paroles coururent.

« L’eau est bonne, soufflait Strattford, comme celle de la Tamise, l’été, à Eton.

– Quelle source de chaleur inconnue la réchauffe ? » murmurait Tresmes, inquiet.

Et soudain ils s’interrompirent, dressant au-dessus de la face des eaux leurs nuques raidies par le miracle.

Le voile de la brume venait de s’ouvrir au fond du ciel, refoulé par le jaillissement immense d’un geyser prodigieux surgi de l’abîme. En gerbe la colonne d’eau fumante s’élevait, couronnée de vapeurs bouillantes et sulfureuses, avec des sifflements, des détonations, des rumeurs profondes ou hautes, retombait parfois d’une blancheur d’argent, parfois fulgurée de lueurs bistres, irisée par moments d’azur, épaissie à d’autres de boue.

Les quelques brassées que firent encore les aventuriers les portèrent dans un centre de chaleur si forte qu’ils sentirent passer sur leurs fronts une haleine humide d’étuve, s’imbiber leurs vêtements de cuir d’une eau brûlante dans laquelle leurs muscles et leurs nerfs contractés par l’hivernage se détendaient et se fondirent.

Jean cria, haletant, parmi les vapeurs effervescentes :

« Il faut retourner ; nous bouillons. »

Mais, dans l’instant qu’ils suspendaient, au moment de virer, leur nage, ils crurent voir la trombe d’eau se fendre comme si les rais du soleil étaient des doigts pour les écarter, s’ouvrir en arche bleuâtre, et quelque chose comme les étages blancs d’une ville de rêve aux aiguilles, aux dômes, aux terrasses de marbre, comme des coteaux de verdure chargés de palmiers et de chênes apparaître. De grands vols d’oiseaux tournoyaient en guirlandes nouées et dénouées dans un coin du ciel bleu.

Une vague immense et chaude passa sur leur tête et, tournant brusque dans son élan même, les intrépides s’enfuirent.
 

*

 

Rhabillés en hâte, à l’abri sous les fourrures et les masques, heureux de frapper le sol de gel et de réalité, Jean et Lionel apprêtaient l’auto ; le moteur chanta dans la vitesse accrue.

Et, sans regarder derrière eux, éclairés cependant par la violence lointaine des flammes soufrées, ils fuyaient, ils fuyaient le lieu de mystère, la ville intangible et redoutable qui vivait peut-être dans la chaleur torride du Pôle.
 
 

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(François de Nion, in L’Auto, sixième année, n° 1604, mardi 7 mars 1905 ; « Un Conte par jour, » in La Dépêche, journal de la démocratie, quarante-deuxième année, n° 15555, mardi 21 février 1911. François-Auguste Biard, « Vue de l’Océan Glacial, pêche aux morses par des Groënlandais, » huile sur toile, 1841)