Le préfet frappa violemment sur un timbre.
Un huissier surgit au seuil du vaste cabinet.
« Dites à Glary de venir me parler tout de suite… »
Tandis que l’huissier se hâtait par les couloirs, le haut fonctionnaire, brusquement sorti de son fauteuil, se mit à marcher de long en large avec tous les symptômes d’une contrariété fébrile.
Il y eut un frappement discret à la porte, puis celle-ci s’entrebâilla pour laisser le passage à un jeune homme d’une tenue aussi correcte que recherchée.
« À vos ordres, monsieur le préfet.
– Je suis très mécontent de vous, Glary. Malgré vos promesses, cette histoire s’éternise sans solution et la presse ne nous ménage pas. Avec raison, d’ailleurs. Les journaux de ce matin renchérissent sur ceux d’hier… Au fond, cela m’importerait peu si le ministre ne s’en mêlait aussi. Or, Son Excellence m’a décoché hier, au bal des Tuileries, de mordantes épigrammes qu’on a répétées, chuchotées sur mon passage, avec des sourires qui ne me plaisaient qu’à demi… D’autre part, l’empereur lui-même m’a touché deux mots de l’affaire… J’ai compris qu’il avait mis sa contre-police particulière en mouvement… Nos situations sont en jeu, Glary…
– Avec cette différence, monsieur le préfet, que vous aurez une ambassade et que je serai purement et simplement cassé aux gages, n’est-ce pas ? répliqua Glary, avec le plus enjoué des sourires.
– Où vous ne perdrez que trois mille francs, j’en perdrai dix fois plus et une situation unique, monsieur Glary… Au surplus, il faut en finir. Faisons taire les journaux ou trouvons. On nous paie l’un et l’autre pour cela…
– Je vous demande trois jours encore…
– Va pour trois jours ! mais pas une heure de plus… »
Il s’agissait d’un de ces événements inexpliqués comme il en surgit parfois au milieu de la vie parisienne, si effroyablement matérialiste, et qui viennent rappeler qu’il y a peut-être un au-delà en communication constante avec ce monde : les étranges manifestations d’une maison hantée.
On ne parlait depuis quinze jours que de ce mystère de la rue des Saules, un coin perdu de Paris, là-bas, derrière la Butte, banlieue presque encore, malgré son incorporation dans l’enceinte de la capitale ; un coin bizarre de petites habitations noyées au milieu de terrains vagues surplombant la base Nord de la colline des Martyrs. Là, par on ne sait quel caprice, un fantasque personnage avait bâti un somptueux castel qu’entourait un parc immense clos de hautes murailles. La nuit venue, ce quartier, à peine éclairé par de rares et antiques réverbères, aux lueurs fuligineuses, était un véritable désert. Un silence de tombe y planait d’habitude, silence que, depuis quelque temps, venaient troubler des plaintes déchirantes qui semblaient partir de la grandiose bâtisse écrasant les masures voisines de toute sa hautaine majesté…
« Au fait, reprit le préfet, j’aime à croire que votre demande se base sur une donnée quelconque et que vos précédentes investigations ont amené un résultat, si minime soit-il.
– Assurément, monsieur le préfet. Elles ont établi l’absolue certitude que les bruits étranges, les clameurs en question, partent bien du castel Wacondah… et ne peuvent être attribuées ni à des mauvais plaisants, ni aux rôdeurs, ni aux animaux errants qui pullulent en ces parages.
– Alors ?…
– Alors, j’ai l’honneur de vous répéter qu’il me faut trois jours que je compte employer à parcourir en tous sens la villa mystérieuse en compagnie de ma brigade. Et je vous jure, monsieur le préfet, qu’il faudra vraiment que le diable s’en mêle si nous ne trouvons rien…
– Comment avez-vous l’intention d’agir ?…
– Je l’ignore. Cela dépendra des circonstances. Je vous demande carte blanche…
– Faites donc ; mais ne revenez pas bredouille, Glary. Il y va de notre honneur et de notre situation à tous deux, ne l’oubliez pas…
– Je n’aurai garde, monsieur le préfet… »
*
Cependant, les racontars allaient leur train.
Bien que l’information fût alors encore loin de la prodigieuse ubiquité qui fait d’elle aujourd’hui le magique miroir aux facettes sans nombre où viennent se refléter quotidiennement tous les événements du globe, petits ou grands, comiques ou tragiques, importants ou mesquins, – le public avait appris d’elle de quoi donner pâture à sa curiosité.
En premier lieu le nom du possesseur de la mystérieuse demeure :
Le prince Wacondah, radjah de Selangor.
Par la même occasion, on avait appris plus ou moins vaguement ce que c’était que Selangor…Île perdue de l’Océan indien sur laquelle le lion britannique avait étendu sa griffe… Merveille de végétation, terre promise du spéculateur où les rocs d’apparence aride étaient sertis de pierres précieuses comme des mitres et des couronnes. Dépossédé de son domaine, le prince Wacondah était venu chercher à Paris l’oubli du désastre qui le frappait. Là, parmi les palais qu’il s’était fait bâtir dans la capitale, il avait eu l’idée baroque de construire dans cette rue lépreuse et triste cette résidence isolée.
Pourquoi ?
La méchanceté humaine, invinciblement entraînée à soupçonner le mal dans toutes les actions qui sortent de la banalité courante, avait généreusement octroyé au prince Wacondah ses plus perverses hypothèses.
On l’accusa d’abord d’y séquestrer l’inévitable harem que tout prince exotique qui se respecte est censé traîner après lui. Les plaintes étaient celles des infortunées captives… Puis on surenchérit là-dessus. On l’accusa d’égorger sans vergogne celles qui lui déplaisaient ; on raconta que le mystérieux personnage les remplaçait au fur et à mesure par des jeunes filles enlevées par ses émissaires au cœur de Paris. Des commères affirmèrent avoir vu, au crépuscule, des hommes noirs introduire dans la propriété maudite des sacs de forme suspecte d’où partaient des gémissements, si bien qu’à la nuit tombée, personne n’osait plus se risquer à sortir aux environs.
Toutes les disparitions féminines, et elles étaient nombreuses dans une ville dont la population atteignait déjà presque deux millions d’habitants, furent libéralement attribuées au radjah de Selangor, qui devint bientôt, pour la moitié de Paris, un abominable émule de Barbe-Bleue et de Croquemitaine.
Rapport de l’inspecteur principal Glary à Son Excellence monsieur le préfet de police.
« Monsieur le préfet,
Ainsi que vous m’y aviez autorisé, j’ai pénétré hier dans la propriété mystérieuse de la rue des Saules, à dix heures et demie du soir, heure à laquelle les bruits suspects signalés à votre attention se sont fait entendre.
J’étais accompagné de mes quatre meilleurs agents, et, pour la circonstance, nous avions pris le costume et l’allure des rôdeurs du quartier.
Afin de rester dans notre rôle, nous avons franchi par escalade les murs de clôture qui entourent la maison suspecte. Nous étions armés de manière à n’avoir rien à craindre de qui que ce fût en cas de surprise.
Mais, contrairement à notre attente, rien ne vint s’opposer à notre incursion dans le domaine du prince Wacondah… Pas de surveillants, pas de chien de garde.
Nous n’avions qu’à nous orienter dans la direction des bruits mystérieux, ce qui fut fait rapidement. Nos recherches aboutirent à la découverte d’une vaste serre d’où partaient les plaintes.
Afin de ne point commettre d’erreur, afin de ne pas laisser place au moindre doute, j’ai fait signe à mes hommes de s’arrêter aux portes de cette serre et de garder le plus profond silence. Alors, nous avons distinctement perçu des cris déchirants, des appels désespérés, des râles entrecoupés de hurlements, dont la nature n’était que trop certaine pour des gens habitués comme nous aux clameurs des rixes et des guets-apens nocturnes. C’étaient les voix de personnes que l’on martyrise ou que l’on égorge.
Il y avait urgence… Laissant deux de mes hommes à la garde de la porte principale, je crochetai adroitement la serrure et pénétrai avec mes deux autres agents dans la serre, brusquement inondée des lumières de nos lanternes aux puissants réflecteurs.
Il s’y était fait instantanément un silence de tombeau. Autour de nous, des fleurs, des plantes merveilleuses, comme nous n’en avons vu nulle part. Une odeur âcre nous prenait à la gorge. Sans le courant d’air venu de la porte entrouverte, nous n’aurions pu résister à cette atmosphère lourde et asphyxiante. Nous avançâmes néanmoins, résolus à tout plutôt que de laisser échapper l’occasion… Rien n’attira notre attention. Aucun bruit suspect ne se fit entendre entre les feuilles. Je sondai moi-même tous les espaces séparant les caisses de plantes sans y rien découvrir. Notre perquisition dura près de deux heures. Un de mes premiers soins avait été de m’assurer du nombre des issues de la serre. Elle n’en avait qu’une, la porte par laquelle nous étions entrés. Sa toiture vitrée était en parfait état et hermétiquement close.
Afin de contrôler l’opération, j’ai fait relever les agents de faction à la porte par ceux qui m’avaient accompagné, et j’ai recommencé avec mes nouveaux auxiliaires l’examen du local. Cette nouvelle recherche est demeurée aussi infructueuse que la précédente. J’ai décidé alors que nous passerions la nuit dans la serre. À l’aube du jour, rien de nouveau ne s’étant produit, nous avons regagné la rue en escaladant de nouveau les murs.
Je recommencerai demain l’épreuve, et je compte vous donner satisfaction dans le délai prévu.
Daignez agréer, etc… »
*
Le cabinet de l’empereur.
Par les hautes fenêtres, on aperçoit au-delà du jardin des Tuileries la perspective des Champs-Élysées, que coupe l’Obélisque et que termine l’Arc de Triomphe de l’Étoile, massif et formidable à l’horizon.
Un huissier annonce :
« Son Excellence, monsieur le préfet de police… »
Un homme entre, craintif, embarrassé, murmurant :
« Sire !… »
L’empereur, un ironique sourire aux lèvres, lui fait signe de s’asseoir et, bien que le nouveau venu s’en défende, l’oblige à prendre un fauteuil en face de lui.
« Asseyez-vous, je vous en prie, monsieur le préfet… L’explication que nous allons avoir doit être longue… Il s’agit, vous vous en doutez bien un peu, de l’affaire de la rue des Saules… Or, savez-vous ce que le parquet, qui vous trouvait trop long à agir, sans doute, a découvert ?… »
Le malheureux fonctionnaire regarde avec angoisse son souverain.
L’empereur continue :
« D’abord, un triple assassinat. Celui des concierges et du chef jardinier du prince Wacondah… Je vous excuse de n’avoir point trouvé cela puisque, – c’est entendu, – la demeure en question se trouvait sous une sauvegarde diplomatique, considérée en quelque sorte comme un territoire étranger… Mais ce que je ne saurais admettre, c’est que les malandrins, auteurs présumés du crime, soient vos propres agents.
– Sire !…
– Vos propres agents, que le commissaire aux délégations, assisté du commissaire de police du quartier, n’a eu qu’à faire cueillir par les agents qui cernaient la villa, au moment où ils essayaient d’en sortir en escaladant les murs… Je ne puis, bien entendu, me prononcer sur le mobile qui les amenait là si mal à propos… J’en suis réduit aux conjectures… Mais la malveillance et la calomnie ne manqueront pas de s’emparer du fait pour accuser mon gouvernement des horreurs…
– Hélas ! sire… Il y a malentendu…
– Il est trop tard pour dire « hélas » ! À l’heure qu’il est, tout Paris connaît l’histoire. Les ennemis de l’ordre en tireront parti, quoi que vous fassiez désormais. Et, le pis, c’est que tout cela ne nous donne pas la clef de l’énigme, car, avec la meilleur volonté du monde, les trois assassinés de la rue des Saules n’ont pu, pendant quinze jours, proférer les plaintes dont le scandale émeut les Parisiens. J’espère que vous en convenez…
– Ce n’est que trop vrai, sire… J’expie la maladresse de mes agents… J’ai l’honneur de vous remettre ma démission…
– À quoi bon ? demanda le souverain avec un haussement d’épaules. Cela n’empêchera pas ceux qui me haïssent de parler et d’écrire… »
*
L’empereur avait raison, en sa philosophie pessimiste. Pendant un mois, on écrivit chaque jour dans les journaux de l’opposition un effroyable roman relatif au mystère de la rue des Saules, dans lequel il jouait tour à tour les rôles de Néron, de Torquemada, de « Mandrin couronné » et de « Lacenaire impérial… » puis tout se tut. Le silence qu’amène le temps se fit de lui-même sur la ténébreuse histoire. Le parquet, incapable de retrouver les véritables auteurs du meurtre, relâcha les policiers maladroits qui s’étaient laissés prendre dans ses filets et classa définitivement l’affaire…
*
Entre-temps, cependant, avait paru dans un journal scientifique une note qui, pour un observateur attentif, eût soulevé le voile du mystère. Mais qui se préoccupait en l’occurence de ce qui pouvait passer dans le Botaniste européen ?…
Voici le texte de cette note :
« Hier, à la Société des Hautes études botaniques, M. le directeur des serres impériales a fait part en ces termes à ses confrères de l’irréparable perte que la botanique vient de faire en des circonstances aussi tragiques qu’imprévues.
« Rudja-Sing, jardinier en chef du radjah de Selangor, et correspondant de la Société dans l’Inde, avait profité, messieurs, de l’établissement de son maître à Paris pour transporter dans de vastes terrains de la rue des Saules, mis à sa disposition, de nombreux spécimens de la flore de son pays.
De ce nombre faisait partie la célèbre fleur-écho de Selangor, dite aussi « fleur qui parle » ou « fleur qui chante. » Comme sur la mandragore de nos ancêtres, les plus incroyables légendes circulent sur cette plante, dans son pays d’origine. On y affirme notamment qu’elle enregistre les bruits qu’elle entend et que, dans le silence des forêts, elle les reproduit par les ténèbres nocturnes avec une effrayante fidélité… Nous avions espéré, grâce au bienveillant concours de Rudja-Sing, vous soumettre quelques observations prises par nous-même sur les fleurs qu’il mettait si gracieusement à notre disposition. Le crime odieux de misérables assassins ruine à jamais nos espérances. Les fleurs-échos, qu’il avait réservées et plantées à notre intention dans les serres du prince, privées de soin, abandonnées par suite de sa mort inopinée, se sont flétries sur leur tige sans espoir de résurrection.
Nous vous proposons, messieurs, comme un hommage bien dû à la mémoire de cet homme de bien, si tragiquement enlevé à la science, de lever la séance en signe de deuil… »
… Pour saisir le rapport intime de cette note avec l’affaire de la rue des Saules, les botanistes étaient trop peu policiers, les policiers trop peu botanistes…
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(Paul Nagour, in Le Petit Journal, supplément illustré, onzième année, n° 522, dimanche 18 novembre 1900. Pol Noël, « Serre tropicale, » huile sur toile, sd ; « La Nouvelle Serre du Muséum, au Jardin des plantes, » gravure de S. Hugard extraite de L’Illustration, deuxième semestre, n° 20, 1889 ; Paul Delvaux, « L’Hiver (Squelette dans une serre,) » aquarelle et encre de Chine sur papier, 1952)