J’étais venu passer une semaine à Fontainebleau, vers le milieu de l’été, pour y respirer l’air qu’on ne trouve que là. Bien que je connusse dès longtemps tous les cantons de la forêt, où j’aurais pu servir de guide, je ne me lassais point de la parcourir. Je recherchais de préférence les endroits les plus abandonnés, les landiers perdus où tout chemin s’efface, où l’on fait lever, avec fracas, d’entre les pierres roulantes, un beau cerf qui file au-dessus des roches, d’une coulée fantastique. Là, je m’enivrais tout à mon aise de sauvagerie et de solitude. Debout sur un promontoire, à la limite des grands bois, je voyais, au-delà d’eux, la mer bleuâtre des plaines, d’où jaillissaient des pitons qui en étaient les récifs. La nature m’enserrait de toutes parts : j’en éprouvais une espèce de peur voluptueuse.

C’est dans une de ces courses solitaires que la Dame immobile m’apparut.
 

*

 

La première fois, ce fut assez banal.

Je traversais un banc de rochers qui forme une avancée au-dessus des gorges de Franchard, pour gagner un point extrême d’où l’on peut les apercevoir tout entières. Le plateau était entièrement désert, comme il arrive en semaine. Cependant, j’aperçus à ma droite et me tournant le dos, à quelque distance, une femme en robe rose, qui était assise sur un pliant à dossier de toile.

Placée en face des gorges, elle devait les contempler avec une attention singulière, car lorsque je passai à sa hauteur, elle n’eut pas même un mouvement de tête machinal pour regarder l’intrus qui faisait irruption dans sa solitude. Rêveur moi-même, je respecte la rêverie des autres. Je dépassai la songeuse immobile sans chercher à voir son visage.

Puis je gagnai à travers bois la brousse du Rocher de Milly, dont l’incendie a fait une espèce de chaos lugubre et grandiose. Il n’y eut plus un être humain à portée de ma voix ni de ma vue : ce fut le désert absolu. Je m’y abîmai avec délice.

Je resongeai alors à la dame que j’avais vue tout à l’heure, immobile, comme pétrifiée, devant la vallée des pierres de Franchard. Sans doute celle-là devait être aussi une amoureuse du silence et de l’isolement. Je n’avais pas vu son visage, mais j’étais certain qu’elle était belle et malheureuse, mélancolique tout au moins. Je lui prêtai une âme intéressante ; je lui inventai tout un roman, plein de déceptions et de catastrophes sentimentales, après lesquelles, sans doute, elle ne daignait plus rien aimer que la nature.

Puis le mouvement de la marche me divertit de cette préoccupation, presque obsédante déjà ; j’eus à faire effort pour retrouver ma route, dont je m’étais écarté en rêvant ainsi. Le jour baissait assez rapidement ; je dus me hâter pour rentrer avant la nuit complète.

Le chemin que je pris me ramena vers Franchard, à la même place où j’avais vu l’apparition immobile. J’eus en approchant l’idée que j’allais la revoir. Idée très absurde, n’est-ce pas ? Comment imaginer qu’une personne, si distraite et si rêveuse qu’on la supposât, pût rester une demi-journée en extase devant le même paysage et s’y attarder jusqu’à la tombée de la nuit. C’était insensé de croire qu’elle serait encore là.

Elle y était.

Et – ceci était presque affolant – elle avait gardé la même attitude ! Sa tête restait tournée vers le même point de l’horizon.

Je murmurai, malgré moi, dans ma stupeur : « Elle n’a pas bougé. » Et il me fallut toute ma force de volonté pour ne pas courir à elle, pour ne pas la secouer par le bras afin de la réveiller, de l’arracher à sa songerie, à sa folie sans doute, et surtout à sa terrifiante immobilité.

La nuit suivante, j’eus le cauchemar.

Il plut pendant deux jours et je dus interrompre mes promenades en forêt. À Fontainebleau, pour tuer le temps quand il pleut, les ressources sont maigres. Je revis le château, que je savais par cœur, je relus de vieux livres que j’avais emportés. C’étaient des distractions assez minimes ; elles ne m’empêchèrent pas de m’ennuyer ni de penser à l’inconnue sans geste et sans voix qui m’était apparue sur le plateau de Franchard comme une statue de la solitude, un sphinx en robe rose à qui je regrettais maintenant de n’avoir pas arraché le mot de son énigme.

« Dès qu’il fera beau, me dis-je, je retournerai là-bas. »

Avais-je donc l’idée qu’elle y reviendrait comme à un rendez-vous que je lui donnais dans ma pensée ? Ou bien supposais-je encore plus follement qu’elle y était demeurée à m’attendre sous les intempéries ?

Or, le surlendemain, il fit beau ; je partis pour la forêt et je me dirigeai vers le plateau de Franchard, parce que (je le sentais bien) je ne pouvais pas faire autrement.

En approchant du but, je pressai le pas. Je me sentais attiré, aspiré en quelque sorte par une force contre laquelle je ne luttais pas : la force de l’inconnu. Je ne savais pas moi-même si je désirais ou non de retrouver la Dame immobile. Si elle n’y était plus, de toute la singulière aventure où j’avais cru un moment sentir passer le souffle du surnaturel, il ne resterait rien, que la lubie d’une personne bizarre qui s’était éprise d’un site célèbre de la forêt an point d’en oublier, dans sa contemplation, la marche des heures. Ensuite, elle serait rentrée dans la vie ordinaire en revenant à son hôtel. Et j’en étais pour mes frais d’imagination.

Mais si, par impossible, elle y était encore ?

Alors, ce serait à devenir fou.

Comme je me disais cela, je l’aperçus toujours à la même place et toujours immobile. À ce moment-là, bien certainement, la folie que je craignais m’effleura.

Je ne sais plus ce que je faisais. Je l’appelai : « Madame ! » Il me fallait absolument entendre une voix sortir de ce fantôme en rose. Elle ne répondit pas.

Mais je courais à elle, à elle insensible et sourde. Quand je fus près d’elle, je m’arrêtai sur place, en jetant un cri. J’étais devant une morte. Sous le clair chapeau d’été, le visage se décomposait, assailli par un nuage de mouches.
 

*

 

On a fait l’autopsie : cette femme avait été empoisonnée. Les tenanciers d’une guinguette en plein bois la reconnurent : elle s’y était arrêtée quelques jours auparavant avec un jeune homme, son amant ou son mari. Bien entendu, la justice ne le retrouva jamais. Et l’on n’a pas su davantage si la malheureuse avait été immolée à la jalousie, à la vengeance ou à l’intérêt.

Mais moi, je verrai toujours, devant Franchard et ses abîmes, le spectre rose de la Dame immobile.
 
 

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(Maxime Formont, « Nos Contes, » in L’Avenir de Paris, deuxième année, n° 542, jeudi 14 août 1919 ; Frederick Goodall, « Rebecca at the Well, » huile sur toile, 1858)