Longtemps avant que les chevaliers teutoniques songeassent à conquérir la Pomerellie, on voyait sur les bords de la mer profonde qui baigne cette belle contrée, un énorme rocher haut de plus de trois cents coudées. Et sur le sommet de ce rocher presque inaccessible, s’élevait un superbe château, dont les gigantesques tours semblaient se perdre dans l’azur du firmament.
Au pied du rocher et sur le sable doré de la plage se dressait une humble cabane, couverte de varech et d’algues marines, que venaient baiser en murmurant les flots écumeux de la mer agités par la brise.
La cabane était le refuge d’un jeune et beau pêcheur, et, dans le château magnifique, vraie résidence royale, habitait une jeune et belle princesse de vingt ans.
Un jour, la princesse descendit de son manoir et rencontra sur la plage le jeune pêcheur occupé à préparer ses filets pour la pêche de la nuit. Elle s’approcha de lui et lui parla avec bonté. Le pêcheur tressaillit à l’accent de cette voix douce comme celle d’un ange ; et la princesse l’ayant fixé de ses regards fascinateurs, il se sentit en proie à son indicible beauté. Il aimait déjà la belle princesse et il lui semblait qu’elle l’aimait à son tour.
Il en perdait le sommeil, et il avait beau se dire que la fille ou la nièce ou la sœur d’un roi, ne consentirait jamais à devenir l’épouse d’un pauvre pêcheur, il lui semblait entendre à chaque instant une voix mystérieuse qui lui murmurait : « Aime la princesse, parce que la princesse t’aime ! »
Or, une nuit pendant que le jeune pêcheur veillait dans sa modeste demeure, l’esprit et le cœur pleins de son amour, il arriva que la belle princesse mourut subitement dans son magnifique château.
À cette terrible nouvelle, le pauvre pêcheur atterré faillit mourir de douleur. Son chagrin fut si réel, si profond, qu’il ne lui permit pas de se remettre au travail. Il pleura tout le jour, il pleura toute la nuit et, le lendemain dès l’aube, il regardait, les yeux inondés de larmes, le beau château où tout lui retraçait ses trop douloureux souvenirs ; et c’est la mort dans l’âme qu’il entendait les chants que psalmodiaient, auprès du lit funèbre de sa bien-aimée, les moines à longues barbes et les vieilles femmes aux yeux caves et éplorés.
Le second jour et la seconde nuit, le pêcheur se mit à prier pour celle qu’il avait tant aimée et qu’il ne croyait plus revoir et, tandis qu’il priait, les servantes du château habillèrent la princesse défunte et la revêtirent d’un long voile et d’une robe dorée. Puis on enferma son corps dans un cercueil de cristal qu’on déposa dans les caveaux mortuaires de la chapelle du château.
Et le cercueil fut recouvert d’une large et lourde dalle, qui fut scellée du sceau royal.
Pendant la troisième journée, le pauvre pêcheur se croisa les bras, s’assit au bord de la mer, mais il ne jeta pas les filets, et ne regarda pas même sa barque, amarrée à quelques pas de lui et qui, se berçant mollement sur les flots, semblait cependant l’appeler à elle.
La nuit suivante, comme le pêcheur était couché et qu’il ne dormait pas, toujours en proie à sa douleur immense, à l’heure juste de minuit, la porte de sa chambre s’ouvrit comme d’elle-même ; et une femme pâle et tremblante, vêtue d’une robe dorée, entra : c’était la princesse, sa bien-aimée, qu’il pleurait encore, qu’il pleurait toujours.
Et comme il tendait les bras vers elle, la princesse lui demanda :
« M’as-tu véritablement aimée, pêcheur ?
– Comment ne t’aurais-je pas aimée, lui répondit-il, puisque la mort t’a frappée et que je ne suis pas effrayé à la vue de ton cadavre !
– Merci, pêcheur, » soupira la princesse, et, s’approchant de son lit, elle lui écarta les cheveux et lui donna un tendre et long baiser sur la tempe droite.
Et il en fut ainsi, la nuit suivante, et encore la suivante et toutes les nuits, pendant trois années entières.
Et pendant ce temps, et graduellement, le visage du pauvre pêcheur se fondait et devenait blême. Ses forces s’épuisaient, ses bras s’affaiblissaient, ses jambes se paralysaient au point qu’il ne dépassait plus le seuil de sa cabane, qu’il ne venait plus s’asseoir en pleurant sur le rivage et qu’enfin il ne se levait plus de son lit.
Un jour, un prêtre vint le trouver et, le voyant en si piteux état, lui dit :
« Fais-moi ta confession, pauvre jeune homme, car ta derrière heure est proche. Je le vois ! »
Mais le pêcheur mourant lui répondit d’une voix éteinte, avec un singulier sourire et en mettant sa main sur son cœur :
« Pas encore, père ! j’ai six nuits de répit, je le sais et je le sens ; venez me revoir la septième nuit et je vous ferai ma confession !
– Bien ! mon enfant, répliqua le prêtre, je reviendrai à l’heure dite ! »
Et, selon sa promesse, le prêtre revint la septième nuit à la cabane du pêcheur ; cette fois, il était suivi d’un jeune servant, portant un cierge allumé, les saintes huiles, l’eau bénite et l’aspersoir.
Mais, en entrant, le prêtre et le jeune servant virent qu’auprès du lit du pêcheur, se détachait comme une ombre de femme revêtue d’un voile et d’une longue robe dorée, et cette forme semblait fixer le pêcheur étendu sur sa couche pâle, inerte et sans respirer.
Ce que voyant, le prêtre et le jeune servant se signèrent ; l’apparition s’évanouit, mais le pêcheur avait cessé de vivre. Son corps était blanc et froid comme un marbre. Alors, le prêtre remarqua que, sur la tempe droite du mort, les cheveux avaient été écartés et qu’un signe rouge comme la piqûre d’une épingle marquait la peau à la naissance du sourcil.
Le prêtre effrayé, car ce stigmate annonçait la venue d’un vampire, courut au château, appela le châtelain et tous les serviteurs. Puis, tous ensemble descendirent dans les caveaux mortuaires du château. Arrivés à la pierre tombale de la princesse, ils s’aperçurent qu’elle était brisée dans toute sa longueur et que les scellés royaux avaient été rompus.
La pierre fut aussitôt enlevée, et l’on vit, couchée dans son cercueil de cristal, la belle princesse, fraîche, comme endormie et semblant suivre un rêve délicieux.
Seulement, les assistants remarquèrent avec stupeur que sur sa bouche brillait, comme un grain de corail, une toute petite goutte de sang.
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(Anonyme, « Légendes polonaises, » in Le Petit Caporal, journal impérialiste quotidien, vingtième année, n° 22, jeudi 24 janvier 1895 ; repris dans La Souveraineté nationale, dixième année, n° 2817, vendredi 25 janvier 1895 ; Le Constitutionnel, quatre-vingt-et-unième année, n° 29290, samedi 26 janvier 1895 ; L’Étendard, journal du soir, treizième année, samedi 26 janvier 1895 ; Le Libéral, journal quotidien politique, samedi 26 janvier 1895 ; Le Pays républicain, cinquantième année, n° 17896, samedi 26 janvier 1895 ; L’Ordre et l’Union française réunis, journal du soir politique quotidien, dix-huitième année, n° 23, dimanche 27 janvier 1895. John Collier, « The Sleeping Beauty, » huile sur toile, 1921)