En Irlande, il y a beaucoup de choses,

dont il n’y a pas à rire.

 
 

Très tôt, ce matin, vigile de la Saint-Jean, vieille fête de Beltane avec ses feux de Baal, Katty Flinn descendit avec l’âne à la tourbière. Flinn n’avait pas pu finir sa coupe de mottes avant de partir pour l’Écosse. Il était parti, avec presque tous les hommes du pays, se louer pour les foins et la moisson : cinq mois d’absence et de travail pour gagner peut-être dix livres, et pouvoir payer l’épicier.

Katty laissait sa maigre vache noire rôdant autour de la cabane, à la recherche d’une pâture, et les huit petits Flinn jouant ensemble avec les poules et le cochon, entre le vieux tonneau et la meule de foin affalée sur ses pieux comme sur des béquilles.

Tous les petits Flinn étaient beaux. Mon Dieu, que sa mère était fière de Tim, le plus beau grawl de Killy Cross Hill !

Elle laissa mi-ouverte la porte de l’unique pièce de la cabane. La fumée de tourbe en sortait et, lourdement, montait lécher le toit de chaume rongé.

Comme toujours, Katty se signa devant l’épine noire magique, au milieu de la pièce de pommes de terre. Ce matin, elle pensait davantage aux fées, dont la demeure était là. C’était aujourd’hui la veille du plus grand de leurs trois grands jours.
 

*

 

Les fées dansent parmi les humains, avec eux, s’ils leur plaisent, le soir de mai, le soir de mi-été et le soir de novembre.

Le soir de mai, les fées, farfadets et lutins se disputent entre eux pour la moisson qui lève, pour les meilleurs épis futurs. Ils arrachent le chaume des cabanes. Les paysans voient des feuilles et des pailles tourbillonnant ; ils se signent et disent : « Dieu les bénisse ! »

Le soir de novembre, – premier soir d’hiver, selon le calendrier gaélique, – les fées dansent avec les revenants, retenus entre vie et mort par quelque désir, quelque devoir pas accompli, quelque colère, quelque tendresse. Il ne faut pas faire ce qui cause de la peine au mort aimé ; même, si vous vous lamentez trop pour lui, vous risquez de troubler son repos, de le livrer encore aux agitations de la terre.

Le soir de mi-été, quand les feux de la Saint-Jean, les vieux feux de Beltane sont allumés, quelquefois une fille des collines suit un lutin, ou un garçon la reine des fées.

Plus souvent, ce sont les enfants que volent les fées. Là où elles les emportent, ils peuvent vivre trois mille ans. Mais si, nostalgiques, ils reviennent chercher leurs parents, à l’instant où leur pied touche terre, leurs trois mille ans retombent sur eux, et ils s’évanouissent pour toujours en écume, fumée ou poussière. Quand ceux ou celles du « petit peuple » volent un enfant, quelquefois ils laissent une bûche dans le berceau, ou encore un enfant qui a tout l’air de celui qu’ils ont pris.
 

*

 

La cabane des Flinn se trouvait loin du hameau, à mi-chemin entre Killy Cross et Killy Green, très solitaire, à un endroit où le chemin se cachait dans les vagues de pierres et de genêts.

Les tinkers y passaient ce jour-là, venant des plaines de l’Est et allant vers la mer, petite bande égarée sans doute, qui cherchait à rejoindre sur la grand-route la tribu et les roulottes couvertes de toile, les ânes et mulets aux flancs osseux et les chiens squelettiques.

Ils n’étaient pas montés jusqu’au hameau, où il n’y avait rien pour eux qui en valût la peine.

Quelqu’un au travail, du côté du sentier, les avait vus et le racontait plus tard dans le hameau.
 

*

 

Qui sait ce que sont au vrai ces tinkers ? Ils ne sont pas semblables aux autres Irlandais. Sont-ils, comme certains le croient, les restes d’une tribu venue dans une Irlande vide après un des grands massacres ? Descendent-ils des Fir-Bolgs, qu’avait chassés le peuple de Dana ? ou des Danaans, chassés à leur tour par le peuple de Mil ? Viennent-ils du pays triple, ces pauvres tinkers, le pays sous l’eau, le pays de l’Horizon, le pays que désire le cœur, le Tir-na-n-og, le I-Brasil, le Moy-Moll ?

Le certain est qu’ils n’ont de rapport avec les tsiganes que d’être nomades comme eux et de mauvaise réputation.
 

*

 

Tout l’après-midi, à Killy Cross, vieux et enfants entassaient fagots, branches et mottes de tourbe, pour les deux feux de la fête, devant la fontaine et les pierres qui subsistent de la croix de saint Kilgaill.

Au soir clair, le soleil ayant fini sa journée comme les hommes, les travailleurs remontaient des tourbes et des champs, faux et fourche sur l’épaule, les bottes de foin enfouissant les ânes. Tous se pressaient à cause de la fête.

Dans la blancheur diffuse, qui est la nuit de mi-été du Nord, s’allumaient de loin en loin sur les collines les feux de Beltane.

Les feux de Killy Cross Hill rougeoyaient les cabanes chaulées et le peu d’eau laissé à la mare par la mi-été. Les fumées montaient droites et distinctes, en colonne. Dans le crépitement et le rougeoiement des deux feux dansaient les gens et leurs ombres.

Entre les deux feux, on poussait les bêtes apeurées, meuglant, grognant, bêlant, braillant, toutes les bêtes du hameau, pour que l’année leur fût bonne.

Les gens chantaient, riaient, criaient.

De partout montaient par les champs la frêle et triste musique à corde des sauterelles, et les voix rauques et lamentables des grenouilles des vallées.

Partout, la nuit se remplissait de la musique des fées, le céol sidhe, l’étrange musique à laquelle sont empruntés tant de vieux airs irlandais. Qu’on se garde bien, autour des raths et au bord des étangs, de siffler ces airs volés aux fées et à leur musique.
 

*

 

Paddy Flinn, avec le chien blanc et noir qui le suivait toujours, s’était affairé autour des bûchers depuis qu’on les avait allumés.

Il avait huit ans, des cheveux blonds comme la paille, des épaules carrées, des jambes solides et tannées qu’on voyait à travers les trous de son pantalon.

Personne ne s’occupait de lui, ni ne remarquait l’absence des autres Flinn.

Riant, sautant, battant des mains, sans dire mot à personne, il était allé de groupe en groupe, son chien jappant de plaisir.

Le temps passait, les feux baissaient. Les mères rentraient les enfants.

Il était tard dans la nuit quand Paddy tira les jupes de mère Gill.

« Bigorra, c’est le gamin des Flinn !

– J’ai quelque chose à te dire, mère Gill. Je les ai vus, tout un troupeau, et ils étaient aussi grands que n’importe qui. Ils avaient des boucles d’oreilles d’or ; je crois qu’ils avaient aussi de grandes plumes blanches. Tu sais, mère Gill, le petit peuple est venu chez nous. »

La mère Gill, dure d’oreille, le repoussa.

« Va te coucher, spalpen ! »

Il la tira plus fort par la jupe, disant :

« C’était bien eux, tu sais. »

Lizzie et Meg, les deux familières de mère Gill, intervinrent, car il ne faut pas ainsi parler en la nuit de la Saint-Jean.

« Chut ! tais-toi, shingawn ! »

Et Meg lui donna une gifle.

Paddy persista :

« Ils ont pris le petit Tim. Ma mère ne bouge pas ; elle est assise par terre. Je n’aime pas l’échangé qui piaille tout le temps. »

L’échangé ! Les commères n’osaient répéter le mot qu’en se le murmurant l’une à l’autre.

« Quoi ? Quoi ? demanda mère Gill, la main en cornet à son oreille.

– Eux, ils ont pris Tim et ont laissé l’autre, qui est laid, mais laid ! Maman revenait d’en bas, et moi, je dis : « Viens vite voir ce qu’ils ont mis dans le berceau. »

Quand elle l’a vu, elle criait. Puis, elle a dit : « C’est bien ça, c’est bien ça, la nuit de la Saint-Jean ! »

Les trois vieilles se serraient, effrayées.

« Sainte Vierge, et Brigid et les anges ! »

Paddy continuait :

« Tim dormait dans la meule de foin. Mais ils ont mis l’autre dans le berceau, et c’est beaucoup plus petit que Tim, et c’est tout ridé et tout jaune, et ça pleure tout le temps. »

De lourdes fumées sur les dernières braises et un peu de jeunesse encore autour des feux.

Les deux commères étaient prêtes à répandre la nouvelle, mais mère Gill les en empêcha :

« Chut ! Chut ! Ne disons rien, le mal serait sur nous ; allons vite chez les Flinn. »
 

*

 

La porte était grande ouverte. Dans la cabane, contre le berceau, Katty sanglotait, accroupie sur la terre battue.

« Ce n’est pas mon bébé. Ils ont pris mon bébé. »

Le feu de tourbe couvait. Par terre, à côté de Katty, la lampe brûlait. Les poules se remuaient sur les bûches et sur les fagots dans le coin, et sur le dossier du banc de cheminée. Tous les objets, les outils de travail, les choses de la vie ordinaire, semblaient inconnus, étranges, très noirs dans la lumière de la lampe par terre.

Les petits Flinn étaient hors de leur lit, et autour de ce qui leur plaisait, sous la table, dans la mélasse, furetant, comme des souris, dans le coffre de grains d’orge, sauf ceux qui étaient roulés dans les coins, n’importe où le sommeil les avait pris.

Les trois vieilles se tenaient à la porte toutes ensemble, ayant peur de se perdre l’une l’autre dans le sortilège qui emplissait la cabane.

Paddy et son chien entrèrent, pleins d’importance, et allèrent droit au berceau.

La mère détourna à peine sa tête sous le châle.

« Ils ont pris mon plus beau, gémit-elle, mon petit Tim. Tout de suite, j’ai compris… »

Elle ramena le châle sur ses yeux et laissa retomber la tête sur ses genoux.

« Viens voir du côté du berceau, mère Gill, » dit Paddy, faisant une grosse grimace.

Mère Gill fit signe à Lizzie de tirer la porte après elle. Lizzie avait peur de s’enfermer dans le sortilège de la cabane et c’est Meg qui mit en place le barreau de la porte, disant :

« Il ne faut pas que le mal sorte d’ici et monte au village. »

Comme se ressemblent toutes les vieilles, elle se ressemblaient, les trois petites commères, courbées par les années, toutes trois avec leur profil de casse-noisette, le crochet du nez et du menton, leur mouchoir noir plié en triangle sur les cheveux et noué au cou, leurs yeux au même regard, sous les longs sourcils et les mèches grises. Parques d’Irlande elles étaient.

Peu à peu, toujours collées ensemble, elles s’avancèrent sur la pointe des pieds vers le berceau.

Dans le berceau, l’échangé avait cessé de geindre ; ses yeux verts luisaient, là où ne pouvait atteindre la lumière de la lampe par terre.

Paddy, à côté des vieilles femmes, dit :

« Il y avait une fée qui pleurait. Les autres ne la laissaient pas entrer. Un grand fear-gorta a pris Tim et Tim riait. Oh ! mère Gill, regarde, il est tout vieux et ratatiné, comme une pomme tombée ! Ses petites mains sont jaunes et crochues, comme les pattes d’une poule ! Et le beau fichu troué qui l’emmaillotte ! »

Les trois ombres, immenses sur les murs de glaise, ne semblaient pas celles des commères, mais plutôt des figures de l’ignorance, de la superstition et de la peur.

L’ombre du chien en faisait une bête fantastique.

Les trois vieilles regardaient luire les yeux verts dans le berceau.

« Je comprends, murmura Lizzie. C’est pour ça que le lait des vaches chez Dooley a été coupé, et que toutes les pommes de terre ont pourri sur pied. »

Meg dit :

« C’est pour cela que notre génisse est tombée malade, – puis que tous les maïs de la vallée ont été aplatis par la grêle, et que nous n’avons pas pu vendre la laine des moutons. »

Là, dans le berceau, la cause de tous ces maux les fixait de ses yeux verts.

Elles craignaient qu’il ne comprît. S’il entendait, s’il échappait, combien plus de mal encore il pourrait faire !

Paddy dit aux vieilles :

« Le lézard vert avait des yeux comme ça !

– Tais-toi, tais-toi, » dit mère Gill, poussant ses commères dans un coin.
 

*

 

Pour Katty, le cauchemar avait commencé à l’instant où, au tournant du sentier, les petits étaient venus à sa rencontre sans Tim.

Dans ce cauchemar, elle n’avait su que faire, où tourner ; elle n’avait pu penser, elle ne pouvait que souffrir.

À la place de son grand Tim de trois ans, c’était comme un nouveau-né dans le berceau, un petit être fripé comme une feuille d’hiver, et pas plus pesant, au lieu de son lourd trésor de miel et de rose.

Des heures sans rien pouvoir, ni crier, ni se remuer, une immobilité froide paralysant ses pieds, ses mains, sa pensée.

Maintenant, les trois vieilles entraient dans son cauchemar.

Elle les entendait chuchoter autour du berceau. Leurs pas s’en éloignaient. Leurs voix se concertaient, très basses, dans un coin.

Puis elles s’affairaient de côté et d’autre, cherchant quelque chose au fond de l’armoire, ravivant le feu.

Elle entendait Paddy demander :

« Mère Gill, que fais-tu d’un si grand feu ? »

Et la Gill repondait :

« Pour mieux chauffer le nouveau petit. »

Katty entendait Meg ajouter de l’eau à la grande marmite à crémaillère sur le feu, et Paddy demander :

« Que fais-tu de tant d’eau ? »

La mère Gill répondait :

« Pour donner un bon bain chaud au petit.

– J’ai bien six œufs, disait Lizzie refermant l’armoire.

– Jette le blanc et le jaune, disait mère Gill, ne garde que les coquilles.

– Mais quelle perte ! se lamentait Lizzie. Nous aurions bien pu en prendre le jaune et le blanc pour nous.

– Non, non, répéta mère Gill, jette le tout dans le feu, sauf les coquilles. Donne-moi les coquilles pour la marmite. »

L’eau bouillait jusqu’à devenir folle. Katty l’entendait.

Paddy criait :

« Une soupe aux coquilles d’œufs ! »

Près d’elle, Katty, le gnome remuait dans le berceau.

« Vite, dit mère Gill, avant qu’il ne se sauve comme le vent par la cheminée ! »

Soudain, ce cauchemar s’interrompit. Katty leva la tête, rejeta son châle.

« Sainte Marie ! que faites-vous là, les vieilles ? »

Elle revécut en un instant tout le tragique d’une histoire de Rimes-et-Grelots, « le vagabond conteur » : elle revoyait un tisonnier, au degré de l’eau bouillante, enfoncé dans la gorge d’un échangé, une marmite à gros bouillons pleine jusqu’au bord, – elle entendait des mots de conjuration : « Sois noyé, car tu es du diable. »

Mère Gill avait pris le grand tisonnier et le plongeait dans l’eau bouillante aux coquilles d’œufs.

Katty se leva sur ses genoux.

« Que faites-vous, les vieilles ? » répéta-t-elle.

Paddy, dansant, dit :

« C’est pour le nouveau petit. »

Le chien hurla.

Les autres enfants, – ceux qui ne dormaient pas, – se mirent à danser, chantant :

« Pour le nouveau petit, le nouveau petit ! »

Mère Gill retira le tisonnier aussi bouillant que la marmite, et se retourna.

Dans son histoire, Rimes-et-Grelots racontait : « Alors, l’échangé poussa un grand cri, – et c’est l’autre enfant qui dort, calme, dans le berceau. » Katty sauta sur ses pieds et se jeta entre les vieilles femmes et le berceau.

« Oh ! vous ne pouvez pas le faire. Wirra, wirra, tout de même, c’est un enfant. »

Mère Gill ricana :

« Ça, un enfant ? Tu sais bien que ça n’en est pas. Tu sais bien ce que c’est, ce qu’on t’a laissé. Tu sais bien que nous ne pouvons pas l’avoir parmi nous. Tu sais bien qu’il faut que ça parte vers celui qui l’a fait.

– Mais non, nous ne pouvons pas, fit Katty.

– Il avalera le tisonnier, tournera trois fois dans l’eau, et à sa place tu trouveras le tien. »

Bien que replongée dans son cauchemar, Katty courut vers le berceau du petit, pauvre petit squelette d’oiseau.

« Il est si petit, pensa Katty ; quoi que ce soit, c’est un tout petit. »

Dans un élan de pitié, elle le prit du berceau et le serra contre son épaule.

« Qu’il a froid ! sentait-elle. Pauvre petite chose ! Si mon enfant, à moi, a froid quelque part… »

Avec les fées, avait-il froid ? Peut-être ? Parmi les fées, n’y en aurait-il pas une qui serait bonne pour lui ?

« Sainte Marie, priait-elle, protège le mien. Fais qu’on soit bon pour lui, où qu’il se trouve. Ave Maria, fais qu’une fée au moins soit bonne pour lui. Ave Maria, fais qu’on me le rapporte, sans qu’on fasse mal à ce petit que je tiens. »

Avec le tisonnier brûlant, mère Gill vint vers Katty et l’enfant.

Katty blottit l’échangé davantage entre ses bras. Même pour ravoir son Tim, on ne pouvait torturer une créature, tuer un autre petit quel qu’il fût.

Avec mère Gill, ses deux familières s’avancèrent.

« Sainte Marie, empêche, empêche, » pria Katty.

La bonne Vierge l’entendit, et fit que Paddy et son chien à ce moment prirent peur, et que, courant à Katty, tous deux trébuchèrent en avant de la vieille.

Mère Gill tomba sur Paddy et le chien. Dans son amas de jupes, elle tomba. Le tisonnier lui échappa et glissa à l’autre bout de la cabane.

Paddy et le chien, ensevelis sous les jupes de mère Gill, hurlaient en chœur. Les deux commères se précipitèrent au secours de leur vieille.

Katty, l’échangé toujours dans ses bras, était déjà de l’autre côté de la cabane, ramassant le tisonnier.

Armée du tisonnier, elle se retourna vers mère Gill, que ses suivantes relevaient.

« Allez-vous-en ; partez, partez toutes trois. »

Elle avança, son tisonnier chaud pointant, et les poussa à reculons, vers la porte. Les trois vieilles, leurs voix aiguës se mêlant :

« Le mal restera sur toi et sur nous, dit Lizzie.

– Et, dit Meg, ma vache noire qui a déjà la maladie !

– Tu choisis l’échangé à la place de ton enfant ; le malheur sera sur Tim, » dit mère Gill, la main sur le loquet de la porte.
 

*

 

« Le malheur sur ton Tim ! »

Ces mots sonnaient affreusement dans la cabane rendue à sa solitude. Leur menace s’y imprimait, y pesait. Était-ce l’arrêt qu’elle ne reverrait jamais plus son Tim ?

Qu’avait-elle fait ? mais qu’aurait-elle pu faire d’autre ?

Ce petit être livide, tremblant, jeté là chez elle, à sa merci ! Elle se mettait instinctivement aux soins que donnerait n’importe quelle mère à n’importe quel petit, qui a froid et faim, et n’a plus même la force de pleurer.

Devant le feu qui brûlait bien, elle mit l’enfant, roulé dans son châle, le temps d’aller chercher et de chauffer du lait pour le faire boire.

Elle frictionna cette créature, qui n’était que d’os mous. De son doigt trempé de lait, elle le fit boire. Un grand calme recouvrait la cabane.

Paddy, remis de ses peurs, était monté sur le lit dans l’alcôve, avec son chien et ceux de ses frères et sœurs qui ne dormaient pas déjà ailleurs.

Les souris sortaient de chez elles et venaient regarder.

Quand chanta le premier coq du hameau, vint à Katty un double espoir. Sur un oreiller proche du feu, l’échangé dormait, du linge propre à la place de ses oripeaux rouges et troués. Elle avait sauvé la créature à elle confiée.

Pour son enfant aussi peut-être, quelqu’un avait eu autant de pitié et de soin.

Dans la cruche, elle prit de l’eau pure et la mit dans un bol. Elle pria :

« Sainte Vierge, je ne sais pas ce que c’est, ce petit être, mais il doit t’appartenir. Je ne sais pas ce qu’est devenu mon enfant, mais toi, tu dois le savoir. Prends sous ta garde mon enfant, et prends en ta garde celui-ci. »

Avec l’eau pure, elle fit sur le petit le signe de la croix. Certaines paroles de son Église lui venaient : « Reçois l’eau qui te baptise et qui asperge l’Esprit du mal. »

L’échangé respirait doucement. Doucement, le feu s’assoupissait. Pas une ombre ne remuait sur les murs de glaise.

Dans le silence plus profond qui précède l’aurore, les cloches d’en bas à Killy Green sonnèrent.

Katty se signa : L’Ange du Seigneur fit l’annonce à Marie.

La porte de la cabane s’ouvrit. Entraient la fraîcheur d’avant matin, une lueur vague et pâle, un gazouillement d’oiseau. Et une femme, – ou une fée, on ne savait, – petite, hâtive, entrait, un fichu rouge autour du cou, avec de grandes boucles d’oreilles d’or.

Dans ses bras riait l’enfant de Katty.

« Prends-le, dit-elle, traversant vite le petit espace de la cabane. Ce sont les autres qui l’ont voulu, car il est beau. Ils ne voulaient pas du mien, si malade. Mais moi, c’est le mien que j’aime. Rends-le-moi vite, vite ; il faut que je les rattrape avant le jour. »
 
 

 

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(Helen Mackay, in La Revue hebdomadaire, quarante-deuxième année, n° 23, 10 juin 1933 ; « A Changeling Baby, » illustration de P. J. Lynch)