DEUXIÈME PARTIE

 

_____

 
 

L’ORGANISATION DU BONHEUR

 
 

CHAPITRE I

UNE SÉANCE HISTORIQUE

 
 

Barrel, donnant le bras à Jeanne Glaber, franchit avec peine la double ligne de fantassins qui barraient le pont de la Concorde. Il lui fallut montrer la carte spéciale timbrée de la préfecture de police et de la présidence du Conseil. Une foule formidable venait s’écraser contre le cordon de troupes. De toute part, les quais et les ponts étaient battus par le reflux d’une mer humaine qui houlait à l’infini, montait à l’assaut des murs, débordait sur les parapets. Et, par les rues voisines, se dégorgeait continuellement le formidable ressac de la foule.

Au-delà du pont, la place de la Concorde s’ouvrait, immense. Une foule aussi l’animait, quoique moins dense que l’autre, et tout le monde se dirigeait dans le même sens, suivait la même direction, montait vers la façade à colonnes historiques du Palais-Bourbon. Ce jour-là, devant le Parlement extraordinairement assemblé, le président du Conseil devait communiquer officiellement la découverte de Frédéric Glaber et déposer le projet de loi pour l’utilisation et l’exploitation de la découverte.

Barrel et Jeanne franchirent le pont, sur le miroitement de la Seine que le soleil revêtait d’une cuirasse d’argent.

Ils s’arrêtèrent un instant pour regarder la courbe harmonieuse du fleuve, la suite étagée des ponts, l’immense capitale, cuve ardente et féconde où bouillonnaient tant de pensée, tant d’humanité, tant de gloire. Mais Barrel déjà ne regardait plus la ville. C’était Jeanne Glaber qu’il regardait seule. Elle était là, près de lui, toute blonde – si blonde ! L’or du soleil se jouait dans ses cheveux et elle s’appuyait à son bras avec un tel geste de confiance et de certitude ! Il l’aimait. À cette minute, il ne pensait presque plus à l’effrayante découverte de Glaber, aux conséquences inouïes qu’elle allait dérouler parmi les hommes. Son cœur était tout entier dans son beau rêve…

Il en fut distrait par le tumulte d’un groupe qui passait près d’eux. Des personnages notables ou illustres se succédaient. Barrel fit voir à Jeanne le vieux Clemenceau, le chapeau en bataille dans son attitude classique de vieux clown spirituel et féroce : depuis deux jours, il ne tarissait pas de jeux de mots sur le génie de Glaber qui allait lui rendre la jeunesse et lui permettre d’être encore dix ou vingt fois président du Conseil ! Puis un personnage chevelu, une tignasse embrouillée au-dessus d’un visage narquois que sabrait une lourde moustache. Légèrement bossu, un commencement de scoliose lui bombait le dos. C’était Ariste Bruyant, président du Conseil. Soudain, des mains se tendirent vers Barrel : un groupe de Montiliens qui voulaient assister à l’apothéose de Glaber. Et dans un break, un vieil homme passa, tout petit, rétréci, ratatiné comme un vieux parchemin : le président Loubet. Barrel eut presque pitié de tous ces vieillards qui se précipitaient, frénétiques, vers la source d’immortalité. La vie était donc si belle qu’elle valût la peine de n’avoir point de fin ? Ils n’étaient donc pas écœurés des injustices, des bassesses, des laideurs, des crimes qui tissent la trame des choses humaines ? Pour lui, il estimait la vie assez riche, assez pleine, assez belle quand un grand amour l’avait traversée. Cet amour était dans son cœur, comme une flamme. Il ne tenait pas à la science, cette science qui faisait pourtant de lui le premier disciple de Glaber. Il ne tenait qu’à l’enfant blonde, jolie et mince, qui s’accoudait à son épaule.

Le flot des arrivants l’arracha à ses réflexions. Ils s’approchèrent du péristyle où les gardes canalisaient la foule. Ils durent attendre et Barrel songeait à tant d’événements qui venaient de survenir.

Il dit tout haut :

« Que de choses depuis trois mois… »

Jeanne répéta :

« Oui, que de choses ! »

La formidable découverte, la gloire qui rejaillissait sur elle lui donnait un vertige, comme un vin trop fort, mais ne l’enivrait pas. Elle n’en était pas plus heureuse. Au contraire, cette aventure traversait sa vie comme un grand drame. Elle avait l’intuition, qu’elle ne formulait pas clairement, mais qu’elle éprouvait au fond d’elle-même, que des événements allaient surgir qui faucherait la fleur exquise de son bonheur. Cependant, courageuse, elle réagit.

Après l’indicible scène de l’hôpital, Glaber était resté quelques jours dans un véritable état d’anéantissement. L’émotion du triomphe, – et de quel triomphe ! – trop forte pour un organisme humain, l’avait brisé ! Puis sa force de sa volonté l’avait redressé et de nouveau galvanisé face à l’univers qu’il lui fallait vaincre maintenant, en le persuadant de la vérité de son œuvre, de même qu’il avait vaincu la nature en lui ravissant son plus intime secret. Il avait sollicité une séance de l’Académie de médecine. On ne refusait rien au génie de Frédéric Glaber. L’Académie se mettait aussitôt à ses ordres. Mais devant cet aréopage de la science médicale, il avait essuyé un dur échec. De très vieux hommes, enfermés dans des conceptions d’un autre âge, des savants vaniteux persuadés qu’ils détenaient seuls la vérité, jaloux de l’incommensurable gloire qui pouvait être celle de Glaber, avaient accueilli froidement l’exposé de sa découverte. Sous la politesse des formules, le scepticisme et l’ironie perçaient. Glaber était sorti de l’Institut excédé, écrasé d’humiliation et de chagrin. Une heure, il désespéra. Il fallut qu’un événement inattendu vint lui permettre de se révéler au monde.

Dans la première quinzaine d’août 1924, une épidémie de grippe, à forme pulmonaire aiguë, extrêmement violente, s’abattit sur la capitale. Le président de la République, M. Alexandre Millerand, fut une des premières victimes. Il expira en dépit des soins de tous les pontifes de l’Académie qui tinrent autour de son lit de longues conférences sur le microbe de Pfeiffer, agent présumé de la grippe. Glaber intervint. Un article du grand journal le Soir demanda qu’il fût mis à même d’expérimenter sur la haute personnalité qui venait de mourir. Cet article jeta une vive émotion dans le public et, au même moment, un grand article d’Henri Rollet dans le Journal de Montélimar tiré à 20000 exemplaires, achevait de troubler le pays et d’émouvoir les masses. Le Conseil des ministres, saisi de la requête de Glaber, céda, moins par amour de la science que sous la pression de l’opinion, et, devant les interpellations qui risquaient de menacer l’équilibre ministériel, Glaber pénétra dans l’Élysée, tremblant d’émotion et d’orgueil. Et devant les ministres, les grands personnages et les hauts dignitaires, devant les sommités scientifiques de l’Europe entière, il renouvela l’effrayant miracle… Le Président sortit du sommeil de la mort et repassa le seuil lumineux de la vie…

Alors, le délire éclata. Ce fut, dans le pays entier, un long tumulte. Une émotion formidable secouait les hommes comme un cyclone. Beaucoup sombrèrent, frappés de folie. Des tournées de conférences s’organisèrent pour expliquer et célébrer la suprême conquête de l’homme sur les forces obscures du monde. La plupart des municipalités décrétèrent spontanément des fêtes pour honorer l’Homme exceptionnel. Partout, du sol de France, des bustes et des statues jaillirent. Elles glorifiaient Glaber sous tous les aspects, du marbre au bronze. Lui pourtant avait quitté Paris et était rentré à Montélimar dans sa petite maison qu’il avait fallu faire garder par une Cie du 52e pour empêcher les adorateurs de l’envahir et d’étouffer le dieu sous l’expression de leur amour.

C’est là qu’un ordre ministériel avait touché Glaber. Le gouvernement, hâtant les choses en présence du tumulte universel, allait déposer un projet de loi et tenait à avoir Glaber auprès de lui. Il repartit aussitôt pour Paris et, dans quelques instants, le projet adopté par le conseil des ministres allait voir le jour.

Dans la cohue, Barrel et Jeanne parvinrent à franchir la colonnade. Ils se retrouvèrent dans une des galeries qui surplombait la salle des séances. Accoudée à la balustre de velours, elle vit l’immense hémicycle que les rangs superposés des pupitres coupaient de lignes concentriques. Les statues allégoriques se dressaient, majestueuses et froides de toute la lumière qui tombait du dôme. Et dans l’hémicycle, c’était un grouillement énorme, l’agitation des 600 députés que déversaient sans cesse les tambours, constamment repoussés, des portes. Des acclamations saluèrent les 3 députés de la Drôme, Nouzin, Darchimbard et Lescoffon, qui entraient ensemble.

Les galeries rutilaient de toilettes et d’uniformes. Tous les ambassadeurs étrangers faisaient étinceler dans leurs loges leurs habits brodés. Des femmes, sous de somptueuses étoffes, s’éventaient, nerveuses.

Soudain, un émoi courut. Dans une grande loge, vide d’ordinaire, un cortège entrait. Un homme s’en détachait et se dressait debout dans la pénombre : c’est le chef d’État, Alexandre Millerand, et derechef un mouvement agita les députés. Des phrases de toute part jaillirent : « C’est lui, c’est lui. – Où ? – Dans la loge, derrière le président… » Et Jeanne Glaber, qui fixait la loge présidentielle, reconnut son père. Le président avait tenu à l’associer à ses côtés à la grande manifestation où les représentants du peuple allaient honorer le surhomme. Et Glaber restait immobile, modeste et muet, dans l’ombre.

Un coup de sonnette du Président trancha net le bourdonnement qui s’amplifiait entre les murs de la salle. Le silence, tout d’un coup, tomba, – un silence absolu, énorme, si étrange dans sa soudaineté que Jeanne eut comme une impression de drame ou de cauchemar qui la prit à la gorge.

Et, dans l’atmosphère figée de la salle, la voix du président se détacha :

« La parole est à M. le Président du Conseil. »

Ariste Bruyant gravit lentement les degrés de la tribune. Il ménageait ses effets. Malgré l’émotion ambiante, il ne perdait pas de vue les complications parlementaires et les intrigues de couloirs. Il pensait au contraire qu’elles seraient plus que jamais aiguës et complexes, maintenant que les hommes politiques ne pouvaient plus espérer que la mort vienne les débarrasser d’un adversaire ou d’un rival.

Et Ariste Bruyant, appuyé sur sa belle voix de contre-alto, plana sur l’assemblée. Son exorde fut d’une grandeur simple : à un événement aussi formidable convenait seule la majestueuse simplicité de la vérité. Il parla de Glaber, exposa l’origine de sa découverte, navigua avec bonheur à travers l’argumentation scientifique. À travers les applaudissements et les exclamations enthousiastes qui coupaient son discours, il atteignit sa péroraison. Elle fut d’une envolée superbe. Il montra le triomphe définitif de la science humaine. Sur l’humanité libérée des antiques terreurs, le bonheur allait s’étendre comme un vêtement de blancheur et de lumière. Il devint lyrique. Il célébra la joie régnant en souveraine dans les cœurs. Ce qui jusqu’à présent décourageait les hommes, n’était-ce pas la perspective de l’inévitable mort ? Cette perspective s’évanouissait. Rien donc n’entraverait plus l’effort humain qui allait transformer la planète. Les hommes se promèneraient comme des dieux dans le beau jardin de la Terre. Les méchancetés et les haines allaient s’abolir. La fraternité, le bonheur et la prospérité, divinement enlacés, allaient entreprendre une ronde indéfinie au rythme même de la ronde indéfinie des saisons. L’Éden primitif allait refleurir sur la Terre : cette nouveauté fleurie du monde, célébrée par le poète antique, couronnerait à nouveau la terre régénérée et renouvelée.

Au milieu de la tempête d’applaudissements qui, de tous les bancs, de la droite, du centre, de la gauche, s’élevèrent comme un ouragan, Ariste Bruyant donna lecture du projet de loi :
 

Article I – La découverte de Frédéric Glaber est décrétée propriété nationale. L’État en assurera seul l’exploitation, l’application et la mise en œuvre.

Article II – Toutes mesures à cet égard seront préparées par un comité présidé par Frédéric Glaber avec voix prépondérante. Elles seront ensuite traduites en texte de loi.

Article III – Une dotation annuelle de 2 millions de francs est assurée à Frédéric Glaber.

Article IV – Les dossiers relatifs à ses travaux préparatoires seront déposés dans les coffres de la Banque de France à Paris. Tout vol ou toute tentative de vol à leur égard sera puni des travaux forcés à perpétuité. La livraison des documents à une puissance étrangère sera considérée comme un acte de haute trahison et punie conformément au Code de justice militaire.

Article V – L’application du principe Alpha et Oméga sera faite gratuitement à tout citoyen français des deux sexes. Toutefois, afin de respecter la liberté individuelle, tout citoyen est libre de s’y refuser en signant à la Mairie une déclaration attestant qu’il s’y refuse librement et spontanément.

Article VI – Les règlements d’administration publique pourvoiront aux détails de l’application.
 

Il n’y eut pas de discussion. Toute velléité de discussion eût sombré dans le déferlement de l’universel enthousiasme.

Les députés, debout, votèrent par acclamation les six articles. L’Union sacrée, que l’on avait vue jadis lors de la grande guerre de 1914, était reconstituée, mais sur un autre plan et sur d’autres bases. Les députés nationalistes rayonnaient : la France était désormais invincible ; qui donc oserait attaquer la détentrice du secret de la vie ? D’ores et déjà, elle pourrait mobiliser ses plus vieux citoyens et jeter 60 classes aux frontières. Non moins frénétiques étaient les députés socialistes qui voyaient dans ce couronnement de la science humaine la défaite définitive des religions et des dogmes.

La salle se vida dans une immense allégresse. Dehors, le soleil déclinant inondait d’or liquide la place et les maisons, l’immense horizon de la Seine et des quais. Les singulières appréhensions de Jeanne Glaber s’étaient dissipées au souffle puissant de la joie totale qui baignait les hommes. Elle marchait, heureuse, au bras de Barrel. Dans la foule, ils reconnurent des Montiliens. Barrel serra la main de Nerval, le rédacteur du Journal de Montélimar, qui se précipitait vers un bureau de poste pour télégraphier au journal le vote de la Chambre. La foule toujours profonde, noyant les quais, venait de l’apprendre. Une ovation éclata, roula comme un tonnerre, se répercuta sur la ville qui élargissait aux confins du ciel son entassement de maisons et de palais, de temples et d’églises, de musées et de monuments. Et sur la foule délirante, sur les parlementaires qui se tenaient en groupes dans l’allègre brouhaha des conversations, sur les ministres, les sénateurs, les grands personnages, toutes les célébrités d’un jour et les gloires d’une heure qui se massaient autour de Frédéric Glaber, le soleil jetait le prestigieux rayonnement de son éclaboussement d’or !
 

_____

 
 

(Henry Guenser, in Journal de Montélimar et de la Drôme, soixante-quatrième année, n° 29 et 30, samedis 16 et 23 juillet 1921 ; « La Panacée universelle, » illustration de Carlo Farneti pour la collection artistique des laboratoires Somnothyril, c. 1931-32)