Le dernier exploit de l’aviateur Chanam a eu un trop immense retentissement dans le monde entier pour qu’il soit besoin de le rappeler longuement. On se souvient quelle émotion agita la terre entière quand ce hardi pionnier de l’air eut l’audace de faire transporter son monoplan pièce par pièce au sommet du mont Elbrouz, dans le Caucase, pour s’élever dans les airs en quittant ce piédestal ou ce pylône qui avait déjà 6000 mètres. Sachant qu’un moteur dans l’état actuel de la science peut porter un appareil à une altitude de 3000 mètres, il espérait pouvoir explorer les régions de l’air à 9 kilomètres de distance de la surface terrestre.
On retrouva le monoplan dans les plaines de Hongrie, mais l’aviateur avait disparu. Le cadran enregistreur témoignait une ascension de 9552 mètres, qui battait de loin tous les records connus.
Mais où était Chanam ? On n’avait aucune nouvelle de l’infortuné que l’on crut perdu. Les feuilles publiques furent pleines de cet événement il y a six mois. Il me frappa d’autant plus que Chanam fut mon camarade au lycée Saint-Louis ; j’avais gardé un bon souvenir de ce grand garçon sec, aux yeux caves et énergiques, au visage anguleux d’explorateur ou de missionnaire.
Il y a deux mois, je revenais de Bucarest, où j’avais fait des conférences à l’Institut Pompiliu ; je m’arrêtai au retour à Herkulesbad, charmante station hongroise. J’étais descendu à l’hôtel Minerva. C’était octobre, la saison était terminée et les villas étaient déjà fermées. Le premier soir, nous étions six à la table d’hôte. Le lendemain, je restai seul, enchanté de cette solitude dans ce splendide pays que cerne au loin, derrière la puzla, la ligne noire des Carpathes.
Je demandai à l’hôtelier :
« Vous restez ouvert pour moi ? Je ne voudrais pas vous obliger à cette contrainte. Dites-moi quand vous comptez fermer boutique. »
Il me répondit :
« Il est vrai qu’il n’y a plus grand monde, mais vous êtes encore deux.
– Deux ? où est votre autre voyageur ? »
Il ne répondit pas, fit un geste évasif en levant les épaules et en ouvrant les yeux tout grands, et sortit de la pièce.
*
L’idée me vint aussitôt qu’il devait y avoir dans la maison une jolie jeune femme qui se cachait. Le désœuvrement et la galanterie française, sœur de la curiosité, me faisaient un devoir d’éclaircir ce mystère.
Le soir, je ramenai la conversation avec mon hôte sur le sujet de ce compagnon invisible. Le brave homme se tut, puis, devant mon insistance souriante, il finit par avouer.
« Après tout, je ne risque rien, et vous m’avez l’air d’un honnête homme ; j’aime mieux qu’un autre aussi soit dans le secret, et que vous soyez prévenu. J’ai un client qui habite au premier ; il est fou, on l’a amené ici ; des paysans le portaient, et il criait : « Tirez-moi ! tirez-moi ! » comme s’il avait peur de s’envoler. On l’a trouvé cramponné à un arbre, à une distance de 1500 sajènes du village. Il n’a pas voulu qu’on le lâchât une minute, et, aussitôt dans sa chambre, il s’est enfermé. Il a fallu percer un judas dans sa porte ; on lui passe ses repas par ce guichet, et il ne s’est plus montré.
– Voilà qui est curieux, dis-je. Vous savez son nom, sa nationalité ?
– Il a fallu lui passer le registre de la police. Lisez vous-même. »
Et je lus :
« Chanam, industriel. Bavay, France. »
Ce nom me surprit et me rappela mon camarade. La réflexion me persuada que ce pouvait, après tout, être lui. Il n’y avait rien d’inadmissible qu’il eût fait une chute lors de son ascension et que la commotion l’eût rendu fou.
Je fis passer ma carte au reclus. J’attendais dans le couloir et je ne fus pas peu surpris d’entendre aussitôt sa voix qui criait au garçon :
« Landrecy ! c’est le ciel qui l’envoie ! Oui, faites-le monter, mais qu’il entre seul ! Allez-vous-en ! »
Je frappai. Une voix dit :
« C’est toi, Landrecy ?
– Oui ! C’est toi, Chanam ?
– Tu es seul ? Personne ne peut te voir, ni regarder dans la chambre ?
– Non.
– Alors, attends ; je tourne la clé, et je crierai d’entrer quand il faudra. »
Un instant après :
« Entrez ! »
J’aperçus mon ami assis sur le lit, avec le gros guéridon de marbre couché sur ses genoux ; il se cramponnait au fer du lit. Il avait l’air hagard, et sa maigreur s’était encore émaciée. Il me dit aussitôt, avec une voix brève, à la fois de commandement et de supplication :
« Ferme à clé. Assieds-toi et écoute. C’est prodigieux. La providence t’a mis sur mon chemin. D’un mot, tu seras au fait. Tu sais que je me suis enlevé du haut de l’Elbrouz. J’ai atteint 9500 passés, tous les journaux l’ont dit. Et l’on m’a cherché ; je suis ici. Vois-tu, mon ami, quand l’homme fait des expériences comme celle-ci, que nul n’a jamais faites, il ne réfléchit pas qu’elles auront sans doute des conséquences nouvelles aussi. De là, l’imprévu. L’air, cette hauteur, contient-il des principes inconnus encore ? Est-ce le radium ? Est-ce les rayons X ? Quel facteur mystérieux et neuf est là-haut ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que, de respirer cet air-là, l’homme acquiert une propriété qu’il n’avait pas en bas. Il se produit un phénomène de lévitation. Le sang, les chairs, les os modifient leur nature, s’allègent ; bref, quand on a vécu là-haut, voici comme on revient. »
Ce que je vis alors me parut si effarant, que j’en eus longtemps des cauchemars. Chanam rejeta de ses genoux le guéridon, lâcha le lit et se dressa devant moi ; mais ses pieds ne touchaient pas le sol : entre les semelles de ses souliers et le plancher, il restait un espace vide d’environ vingt-cinq centimètres. Il se cramponna à l’armoire, car, n’ayant pas de point d’appui, il tournait dans l’air et risquait de tomber la tête en avant sur le gros poêle de faïence.
« Voilà, mon pauvre ami ; j’ai perdu le contact du sol. Je suis un plus-léger que l’air ; c’est sa vengeance contre les plus-lourds que l’air qui l’ont maté.
– C’est prodigieux ! » fis-je.
Et je compris tant de phénomènes encore inexpliqués, les derviches aériens, le cadavre de Mahomet flottant à un mètre du sol ; il y a évidemment dans l’air des éléments qui peuvent alléger les corps et ils sont en masse plus riche à une plus grande hauteur. C’est ce qui fait la légèreté de l’aigle.
Il me dit :
« Maintenant, tire-moi, et ficelle-moi au pied de la table afin que je puisse rester assis dessus et causer avec toi. »
Quand ce fut fait :
« Le mal n’est pas d’être extra-léger. Mais la vie n’est pas faite pour cet état anormal. Je ne puis me tenir debout ; je flotte comme un bouchon dans un bocal ; le moindre courant d’air m’envoie me cogner contre les meubles, et si je sortais ce serait pire encore, parce que je me cognerais contre les rires et les quolibets. Je suis ridicule, irrémissiblement ridicule. »
La corde avait cédé pendant l’entretien et mon ami se souleva, quitta la table, s’éleva, puis culbuta, renversant une chaise et un plateau de vaisselle. Il déclara :
« Ce n’est pas possible que cela continue. J’espérais guérir ; je pensais que la dose de cet air absorbé finirait par s’assimiler et disparaître, mais je sens bien toute sa puissance. Avec un quart de dé à coudre, on en a assez pour quatre-vingts ans ! Je songeais ici à me tuer. Enfin, tu es venu. Il n’y a plus un instant à perdre. Prends mes bottines.
– Tes bottines ?
– Oui. Cours chez un plombier ; tu vas faire adapter à mes chaussures deux lamelles de plomb de vingt kilos chacune. Si cela ne suffit pas, nous augmenterons l’épaisseur. Au moins, je pourrai sortir. J’aurai des semelles un peu fortes, le pas un peu lourd ; j’aurai l’air d’un double pied bot : ce sera la rançon de mon envolée. Il ne faut pas tenter le ciel, vois-tu. Oh ! ne plus voler ! mon rêve ! »
Je ramenai Chanam. Il s’est retiré dans une petite villa de la côte normande. Il ne peut marcher qu’avec un contre-poids de soixante kilos sous les pieds.
À présent, il lui est égal qu’on sache son aventure. Elle peut intéresser les savants, et puisqu’on l’avait cru mort, il m’a autorisé à dire qu’il vit, mais qu’il est resté l’oiseau malgré lui.
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(Léo Claretie, « Contes du Petit parisien, » in Le Petit Parisien, trente-cinquième année, n° 12402, jeudi 13 octobre 1910 ; illustration d’Henri Lanos pour « Le Grand Moteur Brown-Péricord » d’Arthur Conan Doyle, Je Sais tout, 15 juin 1908)