… J’ouvris la porte qu’un mécanisme caché referma violemment derrière moi ; l’aspect du parc était charmant. Des gazons s’étendaient à perte de vue, étoilés de fleurs que la brise légère faisait onduler en moires ; quelquefois, la clarté d’un ruisseau se glissait parmi leurs velours.
J’avançais, commençant à distinguer au bout d’une allée d’arbres un édifice à deux étages, à l’air d’hôtel ou de casino, quand je vis venir à moi, sautillant comme un oiseau qui marche, un singulier petit vieillard, tout rasé, tout blanc, tout menu, évoluant dans une longue et flottante redingote noire qui se soulevait par moments autour de sa maigre personne, comme si de brusques coups de vent se fussent engloutis dans ses replis.
« Vous êtes bien M. Laplume, le reporter envoyé par l’Après-Midi pour visiter l’établissement ? »
J’inclinai la tête.
« L’Après-Midi, crut-il devoir s’écrier, quel journal ! Comme il est bien fait ! C’est le seul que je puisse lire. »
Il me prit familièrement par le bras, m’entraînant vers la maison entre les arbres. Comme il trottait à côté de moi, je fus surpris au dernier point de la légèreté de son pas. À peine frappait-il le sol de ses pieds chaussés d’escarpins, qu’il s’élevait aussitôt d’un bond léger et aisé pour retomber doucement un peu plus loin et rebondir encore dès la terre touchée. Il s’aperçut bientôt que j’avais peine à le suivre et s’excusa civilement.
« Au reste, me dit-il, sans entrer dans l’établissement, nous pouvons, par cette belle journée, nous asseoir sous ce kiosque où je vous exposerai mon système. Mais vous permettez ? »
Il quitta mon bras qu’il tenait toujours, passa sa main sous le revers de son vêtement et fit le mouvement de tourner une clef ; j’entendis le sifflement particulier de l’air qui s’échappe, et aussitôt il me parut que le docteur s’alourdissait en même temps que ses vêtements se collaient strictement à son corps plus mince. Il fit, presque péniblement, quelques enjambées, et se laissa tomber sur son rocking-chair.
« Monsieur, me dit-il, le traitement dont je suis l’inventeur et qui, appliqué à la cure de la neurasthénie, a produit les merveilleux effets que vous connaissez, n’a rien de commun avec les hygiènes intensives, l’emploi des douches ou la médication par l’électricité et autres empirismes usités en pareil cas, dont je ne veux cependant pas faire ici le procès. Mon système est simple, inspiré par l’étude de la nature elle-même et l’observation des incommodités qui résultent de son fonctionnement. Entendez le neurasthénique en train de confesser ses souffrances dans le cabinet du médecin ; il se plaint de lourdeur dans ses membres, de lassitude continuelle ; il éprouve de la peine à sortir de son lit ou de son fauteuil ; le fait de soulever son pied pour marcher lui cause une fatigue insupportable ; toute son individualité est un poids mort qu’il s’épuise à remuer, s’il a de la volonté, et qui l’écrase si son énergie n’est pas supérieure. Dès lors, le remède s’indiquait avec une clarté si aveuglante, qu’il ne fallait qu’un peu de réflexion – ou de génie – pour découvrir mon système. Il consiste à abolir pour le malade la pesanteur. »
J’allais me récrier, mais il me fit taire d’un geste.
« Comment, me direz-vous, par quel prodige prétendez-vous délivrer l’homme de la chaîne si lourde qui l’attache à la terre ? C’est tellement simple que j’en ai honte. Chaque sujet qui m’est amené ici doit subir au préalable un examen, qui consiste à être placé sur la balance d’une bascule et minutieusement pesé. Quand je suis en possession de ce renseignement, un calcul d’une extrême facilité me permet immédiatement d’établir quelle quantité de gaz, – un gaz dont je suis l’inventeur et dont je possède la formule, – quelle quantité de gaz, dis-je, doit faire exactement équilibre au poids spécifique du sujet pour annihiler la pesanteur, de façon à ce que, sans risques d’être enlevé dans les airs, comme un aérostat, l’action centripète de la terre soit absolument pour lui comme si elle n’était pas, et qu’il n’ait qu’à s’y poser, sans s’y appuyer.
Des vêtements ad hoc, renfermant des parois à travers lesquelles circule le fluide élévateur, mathématiquement distribué pour ne pas détruire l’équilibre statique, forment autour du malade comme un second épiderme qui lui procure la sensation que peut éprouver – mais combien rassurante, calmante et sûre – le plus intrépide nageur dans son élément. »
Il s’interrompit.
« D’ailleurs, voyez-les, considérez-les, M. Laplume ; celui qui vient là, c’est un poète, qui, par horreur de soulever l’inertie accablée de ses membres, passait des heures infinies enseveli dans l’eau tiède d’une baignoire ; son génie lui avait fait pressentir ma découverte. Remarquez sa marche légère, effleurante ; n’est-ce point pour lui que son frère Virgile décrivit la fuite de la vierge Camille ?
Tenez, cet autre, c’est un homme politique éminent, mais il lui manquait de la souplesse ; il ignorait l’art d’éviter ou de surmonter, d’un coup de talon rouge, les obstacles. Ah ! comme il vient de franchir d’un élan le petit ruisseau ! le voilà prêt pour les grandes affaires… »
À ce moment, je ne pus retenir un cri d’effroi ; on voyait, aux fenêtres de l’établissement, apparaître des hommes, des femmes, qui, délibérément, se jetaient du premier ou du second étage dans l’espace. À la façon molle et planante dont ils descendaient lentement vers le sol, je fus bientôt rassuré. Le docteur Sylphe sourit.
« Nous nous mouvons dans l’air avec la même tranquillité que le poisson s’agite dans l’onde. Aussi l’inquiétude et la fatigue, sources des neurasthénies, sont-elles inconnues parmi nous. Et cette merveilleuse énergie est toujours à notre disposition : produite sur une grande échelle par des réactifs chimiques actionnés par l’électrolyse, des canaux infinis la distribuent à travers l’établissement et le parc même, et nos malades peuvent, dès que ce que j’appelle le cœfficient de flottaison vient à manquer, par déperdition du fluide ou toute autre cause, se « recharger » en des endroits qu’ils connaissent. »
En parlant ainsi, il jouait avec un tuyau de caoutchouc fermé d’une clef, qu’il venait de saisir et de dégager d’un rocher artificiel, avec lequel sa couleur le confondait.
Tout d’un coup, il se pencha, et ses yeux s’allumèrent. Un couple s’avançait ; il venait à travers, j’allais dire au-dessus des prairies en se tenant par la main, d’une marche, d’un vol si unis et si harmonieux, qu’ils semblaient réglés par des rythmes. Frappant légèrement le sol du pied, ils s’élevaient à deux ou trois mètres, demeuraient quelques minutes immobiles dans l’air, puis reprenaient terre en se jouant. C’étaient un jeune homme et une jeune femme, tous deux d’une grande beauté, et qui me firent songer au couple Séraphitus et Séraphita que Balzac conçut dans une heure d’idéalisme ; ils apparaissaient si heureux, si gais dans leurs bonds ou leur planer à travers l’azur, qu’il était impossible de les considérer sans ravissement.
Mais cette vue ne produisit pas le même effet sur le docteur Sylphe ; je le vis passer rapidement sous sa redingote le tuyau dont il jouait précédemment et j’entendis le sifflement du fluide se répandant dans les parois du tissu. En même temps, il s’agitait en parlant :
« Trop de gaz ! ils gaspillent le gaz ; ils me mangent mon fonds ! Pourquoi ces fariboles de promenades en l’air ? Pour m’échapper, pour s’isoler, pour flirter ensemble. Oui, monsieur, c’est ma nièce, que j’ai élevée, dont je suis le tuteur, que je comptais épouser pour la faire participer aux honneurs et à la fortune qui m’attendent. Et ce jeune homme est venu, ce gandin ! Il lui fait la cour, il a eu l’audace de me demander sa main ! Attends un peu, attends un peu, brigand, séducteur ! »
Ses vêtements ballonnés flottaient autour de lui, soulevés comme par un vent d’orage ; soudain, il donna un violent coup de talon et s’élança dans l’air ; mais sans doute, dans sa hâte, il avait emmagasiné trop de fluide, car, au lieu de retomber comme les autres, on le vit s’envoler à une hauteur prodigieuse, puis, pris par un courant aérien, s’en aller, entraîné à la dérive et bientôt se perdre par-dessus des collines lointaines.
Aussitôt, les malades, les névropathes, les pensionnaires se mirent à bondir autour des deux fiancés ; ils s’élançaient par les fenêtres, surgissaient des bosquets, montaient au-dessus des prairies avec des vigueurs qui me firent craindre pour les réserves de gaz du docteur Sylphe. On les voyait dans l’air s’étendre en nageant, culbuter en simulant la roue, faire la planche, ou danser en guirlandes en se tenant par les mains…
Épouvanté, affolé, je m’enfuis, et quand j’eus découvert le mécanisme de la porte, qu’elle se fut refermée derrière moi sur le parc de prestiges, que je me trouvai dans la campagne normale, aux horizons plantés de tuyaux d’usines… il me sembla que je m’éveillais d’un songe.
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(François de Nion, in L’Auto, sixième année, n° 1671, samedi 13 mai 1905 ; cette nouvelle a été reprise dans la revue Le Boudoir des Gorgones n° 20, février 2008. « Edison’s Anti-Gravitation Under-Clothing, » gravure extraite du Punch’s Almanack for 1879, 9 décembre 1878)