« Depuis longtemps, messieurs les juges, je connaissais Arcade Tordel, qui acquit l’infâme réputation de sorcier et de vampire seulement sur la fin de sa vie et après sa mort. C’était dans sa jeunesse – ainsi que tous les habitants de la contrée, ayant plus de cinquante ans, pourraient l’affirmer – un gars très sensible et un peu farouche, qui ne put jamais plaire beaucoup aux femmes, à cause d’une insurmontable timidité. Son métier de berger augmenta sa taciturnité naturelle ; il vécut dans les lieux déserts, fugitif dès que la silhouette d’un homme était profilée sur le rocher par le soleil ; mais la Nature lui parlait. Il savait le langage des brins d’herbe, alors qu’étendu sur le dos on attend les révélations de la terre ; il prédisait les événements selon le murmure des branches et, la nuit, son troupeau rentré, il escaladait les pics avec l’unique dessein de sonder le mystère des étoiles. Peu à peu, sa barbe et ses cheveux devinrent d’inextricables broussailles ; des loques le vêtissaient ; son regard disparut au fond des yeux caves pour ne jaillir que lorsqu’une malédiction l’atteignait au visage, ou quand une belle paysanne, cotte troussée, le frôlait d’un sourire un peu craintif. Ce regard passait de la haine à l’amour, les deux seuls sentiments suprêmes qu’il daignât exprimer, avec de si imperceptibles nuances qu’on eût volontiers cru cet amoureux sur le point de devenir un assassin et cet ennemi tout près de tuer avec l’étreinte ordinaire aux amants.

Lorsqu’il eut passé quarante ans, il renonça à toute profession avouée ; dans sa masure située aux confins du village, il s’enferma, n’en sortant plus qu’à des heures fatidiques et ténébreuses pour cueillir des simples ou pour glapir vers la lune, en compagnie de chiens errants, d’horribles clameurs qui, disait-on, portaient à distance la mort. Les paysans s’écartèrent toujours davantage de cette habitation qui fut surnommée « la maison du Diable, » et seuls les gens de la ville, en calèche, venaient le consulter : jeunes hommes désolés de ne point posséder la grande dame aimée, vieillards dont les convoitises survécurent à la virilité, femmes persécutées par des fantômes.

Je ne suis pas superstitieux, messieurs les juges, et j’ai toujours pendant sa vie soupçonné Arcade Tordel d’être plus maniaque que sorcier, plus faible d’esprit que méchant ; mais, après sa mort, mon opinion a bien changé.

Lorsque Arcade Tordel, il y a de cela treize mois, se sentit aux extrêmes limites de sa vie, il me fit appeler. J’avais été l’ami de ses jeux d’enfance ; aussi je me rendis en hâte auprès de lui.

Je pénétrai dans une chambre sordide, où traînaient des parfums épais de plantes consumées. L’homme avait maigri davantage, avec, comme unique témoignage d’existence, deux charbons ardents à la place des yeux, et des lèvres rouges, d’un rouge inouï, qui, dans un moribond surtout, m’étonnèrent. Il bégaya de confuses prières où passait le souvenir de notre camaraderie. J’y distinguai que, se sentant mourir, il voulait qu’on disposât sa tombe d’une façon plus commode qu’il n’est coutume de le faire ; mais je le crus tout à fait fou lorsqu’il ajouta :

« C’est après ma mort que commenceront ma revanche et ma véritable vie. »

Puis :

« Tu m’enterreras avec ce collier de différentes pièces de métal que je porte là à mon cou. Tu veilleras à ce que mon cercueil soit faiblement cloué et de dimension assez grande pour qu’un homme s’y puisse retourner et même s’y tenir assis. La couche de terre qu’on jettera dessus aura à peine quelques centimètres d’épaisseur, et aucune pierre étouffante sur cette terre ; seule une croix renversée, qui témoignera de toutes les souffrances que j’ai subies ici-bas. Veille surtout au cercueil et à la terre. Les morts respirent plus qu’on ne le croit. »

M’ayant prié de m’asseoir près de lui :

« Tu n’as plus que quelques minutes à attendre. Je ne vais plus tarder à quitter la vie. »

Une heure après, il avait en effet cessé de respirer.

… De point en point, j’accomplis les formalités par lui prescrites. Je ne voulais pas contrarier ce malheureux dans son suprême désir.

Personne ne suivit au cimetière son cercueil, sauf moi. Les prêtres eux-mêmes s’y refusèrent, prétextant qu’il s’était mis volontairement, comme hérétique et sorcier, hors de notre sainte mère l’Église.

Or, c’est maintenant que commencent l’Inexplicable et l’Horrible, – réels cependant.

Vous venez d’entendre avant moi la plainte de ces pères, de ces mères, de ces filles, de ces garçons, qui tous ont certifié, en levant la main devant le crucifix, qu’un fantôme très palpable et très visible, depuis le 14 septembre de l’an passé, date de l’ensevelissement de Tordel dans le cimetière que je garde, pénétrait dans leurs appartements, minuit sonné, et les torturait, soit en s’asseyant dans le creux de leur estomac avec un poids abominable (ceci pour les hommes) soit en les embrassant de toutes manières (ceci pour les femmes). Je ne répéterai pas ici ces dépositions. Toujours est-il que le vampire ressemblait par les moindres détails, et surtout par le regard ardent, par la lèvre de sang, par la broussaille des cheveux et de la barbe et par la longueur des ongles et des dents, à ce berger Tordel, qui fut la terreur du village pendant sa vie et son supplice après sa mort.

Vous avez écouté Rose Lavoisié, la plus jolie fille de l’endroit, vous narrer en sanglotant que ce méchant fantôme lui avoua être bien Tordel. De plus, il lui annonça, si j’en crois sa déposition, qu’il l’avait choisie tout spécialement pour femme et qu’elle enfanterait de lui, qu’elle le voulût ou non. Ses caresses étaient nauséabondes, puant le cadavre ; sa semence était si froide qu’elle croyait au matin avoir eu un gros glaçon dans son lit. Vous le savez tous, messieurs les juges, Rose Lavoisié a en effet accouché avant terme d’un monstre si horrifique que les sages-femmes ont pensé nécessaire de l’étouffer.

Malgré les récriminations des paysans, je m’entêtais à ne voir là que des « phénomènes d’autosuggestion, » comme disent les médecins des villes. Je me disais : les hommes et les femmes n’ont point été bons pour ce misérable et, maintenant qu’il n’est plus, le remords les persécute. Je reconnais même avoir soupçonné la très honnête Rose Lavoisié de mettre au compte d’un mort ce qui pouvait très aisément n’être que l’ouvrage d’un vivant.

Depuis, j’ai touché du doigt mon erreur.

… Cependant, les dernières paroles de Tordel me hantaient :

« C’est après ma mort que commenceront ma revanche et ma véritable vie. »

Or, il y a quinze matins, je déjeunais dans ma maison sise au seuil du cimetière lorsque, hagarde, suivie de son père, de sa mère et de plusieurs autres parents et amis du pays, Luce Anglois me surprit, tenant au poing une touffe épaisse de cheveux gris-jaune, certes d’un aspect inquiétant, et un collier rompu de différentes pièces de métal que je reconnus être le collier avec lequel je mis au cercueil Arcade Tordel.

Cette troupe en fureur me somma de faire cesser sur-le-champ ces attentats et ces sortilèges : « Oui, criait Luce Anglois, je l’ai bien reconnu ; il avait aux ongles de la terre grasse des cimetières ; je me suis battue avec lui quand il a voulu jouir de moi. Alors, je lui ai arraché la mèche de cheveux que je tiens et ce collier de sorcellerie qui entourait son cou, tandis qu’il s’échappait avec colère et disparaissait avec grand bruit par la fenêtre…

– C’est un vampire, hurlèrent en chœur les paysans ; depuis trop longtemps il nous tourmente ; conduis-nous à sa tombe, il faut qu’on l’extermine une bonne fois. »

Je voulus m’opposer à cet acte illégal et féroce ; mais je compris que l’exaspération était trop grande et que, si je n’obéissais pas au caprice, hélas ! légitime de cette foule, moi-même je pouvais bien passer, dans ce cimetière, de la profession de gardien à l’état d’habitant.

Donc, je les conduisis à la tombe. La croix renversée tenait à peine dans la terre fraîchement remuée et ces furieux eurent vite fait d’écarter les quelques centimètres de terre qui, selon la recommandation de Tordel, recouvraient à peine son cercueil. Le cercueil, à ma grande stupéfaction, était entrebâillé… Des poings vigoureux arrachèrent aisément le couvercle… et le plus extraordinaire spectacle s’étala.

Au lieu d’une chair décomposée, nous distinguâmes tous Arcade Tordel assis, commodément assis dans sa bière, les yeux étincelants et dilatés, l’aspect terriblement vivant. Il avait même et considérablement engraissé. Sa bouche, qui m’avait surpris autrefois par sa rougeur inusitée, s’était épaissie et allongée en trompe suçante d’un pourpre plus éclatant encore ; sa barbe, ses cheveux, ses ongles avaient poussé et il ne manquait à ce visage sarcastique et repu que la mèche de cheveux entre les mains de Luce, et le collier ne s’offrait plus sur cette poitrine velue, le collier de sorcellerie arraché dans les affres du rut posthume.

La terreur apaisée, l’universelle colère se déchaîna. Les femmes crachèrent au visage du cadavre, et le père de Luce prit un pieu et, visant le cœur, l’enfonça d’un seul coup. Alors, le visage du vampire se crispa épouvantablement ; un double jet de sang s’exhala de la poitrine et de la bouche ; le corps tout entier se tordit, et un cri rauque, sourd, – mortel, – passa, comme l’âme du vampire, sur le frisson des assistants.

Mais cette exécution suprême ne calma point les ennemis de Tordel ; ils mirent en pièces le cercueil, en firent un tas de bois sur lequel ils posèrent le cadavre, enfin dénué de vie, et ils y mirent le feu.

Voici, messieurs les juges, tout ce que j’avais à dire et que je certifie véridique devant N.-S. Jésus-Christ présent en ce tribunal sous l’emblème de la Croix. »
 
 

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(Jules Bois, in Gil Blas, quinzième année, n° 4948, lundi 5 juin 1893 ; repris dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, dix-huitième année, n° 1924, 10 décembre 1901 ; « The Vampire, » gravure de William Mortensen, 1928)