CHAPITRE IV

L’INATTENDU

 
 

Or, au milieu de l’exaltation universelle, se produisit à Montélimar un fait inattendu.

Un homme mourut.

Un homme mourut… Ce n’eut été jadis qu’un événement simple, banal, ordinaire. Un homme était mort… On entourait son cadavre des rites séculaires. On l’enfermait dans les planches rudes du cercueil. On le portait lentement dans la nécropole blanche où dorment les morts. Et tandis que la nature, accomplissant son implacable travail, ramenait au limon primitif ce qui avait été cet homme, l’oubli tissait sa toile et il sombrait bientôt dans l’insondable gouffre du temps.

Mais aujourd’hui, cet événement était formidable. On avait arraché son énigme à la mort. On possédait le secret que l’humanité avait vainement poursuivi depuis des siècles. Le sphinx symbolique était vaincu. On ne pouvait plus, on ne devait plus mourir. Depuis un an, à Montélimar, si l’on exceptait des accidents qui broyaient et déchiquetaient les corps à tel point que l’application du principe vital était matériellement impossible, nul n’avait plus succombé ni aux infections des microbes qui empoisonnent l’organisme ni à la sénilité qui le taraude et le ronge. Et voici que, brusquement, un homme se laissait couler dans la mort ! Était-ce possible et comment expliquer ce phénomène qui devenait aussi déconcertant qu’il était jadis courant et quotidien ?

Dès que la nouvelle du décès eut gagné de proche en proche, une intense émotion se répandit à travers la ville. Il était impossible qu’un homme fût mort. Encore, s’il avait succombé à quelque accident, s’il avait chu dans un escalier, s’il avait été écrasé par une auto, ou happé dans une machine… C’était là d’imprévisibles catastrophes que tous les perfectionnements matériels ne parvenaient pas encore à rendre impossibles. Mais non ! Cet homme était mort dans son lit. Il avait succombé à quelque maladie, jadis banale, mais qui, maintenant, ne se comprenait plus. L’événement devenait fabuleux. Un instant, on douta de Frédéric Glaber et de son œuvre. Les foules, avec leur psychologie spéciale qui passe en un instant du plus fol enthousiasme aux enivrements les plus opposés, commencèrent à murmurer et un mouvement d’émeute se dessina dans les couches populaires. Un cordon de troupes garda les principales artères. Sur la place d’Armes, sur la place aux Herbes, au Fust, au Prado, des postes s’établirent et des baïonnettes étincelèrent. Les innombrables savants présents à Montélimar se réunirent en conférence à la sous-préfecture, tandis que des crieurs annonçaient dans les rues les éditions spéciale du Journal de Montélimar. L’émotion se généralisait. Un communiqué officiel, affiché à la Mairie et imprimé à des milliers d’exemplaires, calma l’effervescence des masses : un homme était mort ; c’était vrai. Mais dans quelles conditions ? Ce ne pouvait être qu’un ignorant qui n’avait pas entendu parler du nouvel Évangile de l’Immortalité, ou un simple d’esprit qui ne savait pas encore que l’ère était ouverte à partir de laquelle on ne mourait plus. La conduite à suivre s’imposait donc. Il importait d’appliquer au défunt le principe qui révoquait la mort. Il sortirait de la sombre immobilité du tombeau ; il reviendrait à la clarté du jour ; il bénirait le prodige définitif du génie humain et, plus que jamais, éclaterait infailliblement à tous les regards le triomphe de la science et de la vie !

Un grand savant russe, le professeur Klitowsky, fut chargé de l’opération. Elle eut lieu en grand apparat. Glaber y assistait, muet, majestueux, lointain, planant dans sa gloire. Et le miracle fut. L’homme, déjà raide et glacé, ouvrit les yeux et, tandis que dans son lit, surveillé de minute en minute par d’éminents pontifes qui y voyaient le sujet de longs mémoires favorables à leur vanité, il se remettait de l’effroyable secousse qui l’avait fait passer de la vie à la mort et de la mort à la vie. Le délire, derechef, agitait les foules. La joie universelle se désordonna, sans bornes. Le conseil municipal, convoqué d’urgence, vota des fêtes qu’il voulut d’un somptueux éclat. Trois jours et trois nuits, des réjouissances forcenées brassèrent les foules dans les convulsions du plaisir. Barrel, passant vers minuit sur les allées, étouffant dans la cohue énorme, eut l’impression qu’une folie collective entraînait ces peuples vers l’abîme – et, malgré tout, vers la mort.

Le troisième jour, l’homme allait mieux. Il se souleva sur ses oreillers. Il était seul. Les grands savants, ayant tiré de lui tout ce qui pouvait satisfaire leur vanité ou aider leur arrivisme, – car les hommes, pour être immortels, n’étaient pas devenus meilleurs, – le laissaient à l’abandon. L’homme se leva. L’impression d’une mortelle tristesse, d’un dégoût absolu, se lisait sur son visage. Il s’habilla et sortit.

Il était midi. Les rues se vidaient sous le grand coup de soleil de juillet. Au coin de la Grande-Rue, il hésita. Du demi-sommeil où il avait passé ces trois jours, il gardait le souvenir d’un nom fréquemment répété autour de sa couche : le professeur Klitowsky. Timide et poli, il arrêta un passant. C’était justement le docteur Stick, de Londres.

« Pourriez-vous me dire où est descendu le professeur Klitowsky ?

– Rien de plus facile : voyez à l’hôtel des Princes. »

L’homme salua et s’en fut dans l’étroite bande d’ombre qui tombait à pic au pied des façades. À l’hôtel, au milieu du charivari où se coudoyaient toutes les races, où vibraient tous les dialectes, il eut du mal à trouver la chambre du professeur. Mais quand il eut frappé, le professeur le reconnut aussitôt et le reçut avec enthousiasme. L’homme s’assit dans un fauteuil et laissa tomber sur le Russe un regard lourd.

« Alors, c’est vous, le professeur Klitowsky ?

– Moi-même. »

Le regard de l’homme se fit plus dur.

« C’est vous qui m’avez empêché de rester ce que j’étais : un mort ? Pourquoi ? »

Une stupeur énorme plissa le visage du savant. Sans attendre une réponse, l’homme reprit :

« Oui, pourquoi ? Est-ce que mes affaires vous regardent ? Ai-je demandé à ne pas mourir ? Si j’en ai assez de la vie ? C’est bien mon droit. »

Il jeta, d’un ton sauvage :

« Je n’en veux pas, de votre immortalité ; je n’en veux pas ! »

Il se dressa d’un bond. Le Russe, vaguement inquiet, commençait à s’agiter devant son bureau. Mais avant qu’il ait eu le temps de prendre un parti, de faire un geste, l’homme était sur lui et, déjà, saisi à la gorge par une main de fer, il râlait.

De sa main libre, l’homme sortit de sa poche un long couteau, une lame large dont l’arête aiguë étincela et, lentement, lourdement, avec une méthode féroce, il frappa.

Puis il jeta son couteau, s’essuya les mains aux rideaux et s’en fut en refermant paisiblement la porte. Dans l’escalier, il se perdit au milieu de la foule qui emplissait l’hôtel de son bourdonnement continu. Très calme, il sortit. Longtemps il erra à travers les rues. Vers le soir, il se trouva à proximité de la voie ferrée. Il vit le soleil couchant poser un diadème d’or sur les arbres du parc. La foule, qui tout le jour errait dans le jardin, se raréfia, disparut. Le soleil mourait dans le linceul d’un ciel mauve et bleu. L’homme, un instant, regarda le spectacle paisible et beau du crépuscule : c’était un des mille soirs du magnifique été.

Il haussa les épaules et s’approcha lentement du passage à niveau de Rochemaure. Il s’accouda à la barrière. Il regarda machinalement les files de wagons qui stationnaient sur les voies de garage. Des gens passèrent, laissant retomber la porte dans un tintement métallique. L’homme attendait.

Soudain, il tressaillit et prêta l’oreille. Un long roulement semblait sortir des profondeurs de l’horizon, courir au ras du sol, gagner de proche en proche comme une trombe irrésistible. Soudain, il parut s’élargir, s’étendre, se déployer sur toute l’étendue de la campagne, comme une étoffe sonore que déchira brusquement le sifflet aigu de la locomotive. Le rapide, lancé en ouragan, brûla la gare. Déjà, il était sur le passage à niveau. Une seconde, l’homme discerna la machine, monstre énorme lancé d’une propulsion formidable à travers l’espace. Et brusquement, comme un ressort qui se détend, il se jeta au travers du rail. Les roues le mordirent, l’écrasèrent, le broyèrent comme un fétu de paille. La violence du choc rejeta à droite et à gauche du ballast des débris de membres, des moignons sanglants, des os broyés, et une pluie rouge inonda les bielles. De l’homme qui voulait mourir, il ne restait que d’informes tronçons, tailladés et déchiquetés, épars sur l’herbe des talus qui frissonnait dans le soir.

Et le rapide, qui n’avait pas ralenti une seconde, disparaissait déjà sur une courbe, traînant après lui son mugissement terrible, s’enfonçant comme un projectile dans l’air calme du crépuscule.

L’homme avait fini par mourir, laissant derrière lui le cadavre déchiqueté, déchiré, tronçonné, le cadavre « irressuscitable » du professeur Klitowsky.

La mort prenait sa revanche  – déjà…
 
 

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(Henry Guenser, in Journal de Montélimar et de la Drôme, soixante-quatrième année, n° 31 et 32, samedis 30 juillet et 6 août 1921 ; « La Panacée universelle, » illustration de Carlo Farneti pour la collection artistique des laboratoires Somnothyril, c. 1931-32)