Nous sommes en l’an 4000. Un nouveau déluge a bouleversé la face du monde. De grandes villes peuplées de millions et de millions d’habitants ont remplacé les cités dont nous sommes si fiers.
Le panslavisme et le pangermanisme ont vécu ; le péril jaune est passé à l’état de mythe, les Chinois ayant été tous mangés à l’eau-de-vie. Les nations elles-mêmes ont disparu : la Grèce s’est fondue ; la Serbie, malgré son caractère acerbe, a été asserbie sous le joug mondial ; les Balkans, desquels on disait « il faut pas s’y fier, » le sont devenus. Les Slaves sont allés s’laver dans le grand déluge et ne sont plus revenus ; les Germains sont devenus cousins des Francs et les Anglais ne veulent plus couler les flottes ennemies.
L’on appelle maintenant le Sultan du Maroc notre père de Fez et l’on ne s’écrie plus : « Mais quels honneurs au Shah rend-on ? » les hommes sont frères : l’on a fait une gigantesque omelette du blanc et du jaune et la rouge ne fait plus concurrence à la noire. Les rois se sont changés en gâteaux et les empires, étant devenus de mauvais en pire, ont été jetés à bas. Toutes les nations se sont réunies en une seule : la République du Monde-Uni.
Cependant, les archéologues cherchent à reconstituer l’histoire de notre époque. Déjà ils savent qu’à l’ouest de l’ancienne Europe se trouvait un pays appelé la France et qui avait pour capitale Paris, petite bourgade située près de Charenton ; que l’Allemagne possédait un village, Berlin, Goth de nationalité, et que la Russie s’enorgueillissait de son bourg Saint-Peters.
En ce moment, les fouilles continuent dans une contrée qui se trouvait au nord d’un continent appelé Afrique, au bord d’une mer dite Erranée et sur l’emplacement d’une ancienne ville : Oran. La pioche a déjà mis à jour des monceaux de boue qui recouvraient les rues ; une maquette représentant un projet d’embellissement resté toujours à l’état de projet ; six ou sept cents carcasses de bœufs à moitié dévorées par les poissons ; des multitudes d’exemplaires de journaux différents, parmi lesquels un seul numéro de l’un d’eux appelé « Républicain, » et, sur tous les murs et dans les maisons, des inscriptions variées : défense de fumer, défense de cracher, défense de parler, défense de déposer des ordures, à côté des mots : Liberté, Égalité, Fraternité.
Mais cependant, parmi toutes ces inscriptions, il en est une qui n’a pu encore être reconstituée, malgré qu’on la trouve partout, dans les corps de garde, dans de petits endroits clos par une porte sur laquelle on peut lire encore deux lettres, enfin partout où l’on a pu la caser. Malheureusement, l’on n’est pas arrivé à la trouver entière, bien que l’on comprenne qu’il s’agit toujours de la même phrase, étant donné l’espace qu’elle occupe et la place des vides laissés par les lettres qui manquent.
Malgré tout, le professeur Trouvetout s’est acharné à la reconstitution de ces mots qui, sûrement, doivent être la clef de quelque magique « Sésame, ouvre-toi ! » Depuis des jours et des nuits, il pâlit sur des bouquins. Enfin, il a fait savoir à ses confrères que ses efforts venaient d’être couronnés de succès et il a convié tous les citoyens de la République du Monde-Uni à entendre ses explications. Enfin, le grand jour est arrivé… Il est exactement 35 heures 67 minutes lorsque le célèbre savant gravit les degrés qui montent à la tribune. Immédiatement, le silence le plus complet règne sur l’assemblée et l’orateur aussitôt commence en ces termes :
« Mesdames, Messieurs, chers Collègues,
Je remercie la docte assemblée qui m’entoure d’avoir bien voulu se rendre si nombreuse à mon appel. Vous savez tous ici le sujet de ma conférence. Il s’agit de vous faire connaître une phrase qu’on trouve à profusion sur les murs de cette cité disparue. Déjà nombre de mes confrères ont cherché à percer l’énigme, mais n’ont pu y réussir. Pour moi, j’ai été plus heureux et je vais avoir l’immense honneur de vous dévoiler la teneur exacte de l’inscription qui nous préoccupe tous. (Applaudissements nourris de toutes parts.)
Pour arriver à la reconstituer, j’ai pris six inscriptions différentes, à l’aide desquelles j’ai eu le plaisir de connaître les cinq derniers mots qui sont : « pour celui qui le lira. » Dès lors, il ne me restait plus qu’à trouver un seul mot. Mais, malgré toutes mes recherches, je ne pus que rassembler trois lettres sur les cinq qui le composaient : « mer. »
Il faut vous dire, Messieurs, que le pays dans lequel nous sommes appartenait aux Français. Or, nous savons tous que la qualité qui dominait chez ce peuple était la politesse. Je consultai donc le recueil des mots formant toutes les expressions dont se servaient les Français pour parler leur langue et je ne pus y trouver qu’une expression ayant trait à cette vertu, commençant par mer et ayant cinq lettres, et cette expression c’est : merci ! La phrase reconstituée est donc celle-ci : « Merci pour celui qui le lira. »
En m’associant à vous tous ici présents pour voter des remerciements à ce brave peuple disparu, je suis certain que j’exprimerai les sentiments de tous ceux qui m’écoutent. »
Un tonnerre d’applaudissements salua cette péroraison et le professeur Trouvetout fut sacré le Roi des Archéologues.
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(Camille Dorgès, « Conte des mille et un dimanches, » in La Revue mondaine de l’Oranie, douzième année, n° 567, dimanche 29 mars 1914 ; Piero Manzoni, « Merda d’artista, » mai 1961. Ce texte est un plagiat de « L’Inscription » [1895] d’Eugène Fourrier, que nous avons déjà mise en ligne sur ce blog)